Cécile Wajsbrot | Incidences climatiques en littérature 4

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GÉOGRAPHIE RÉELLE ET IMAGINAIRE

DANS LES CHAPITRES 7, 12 et 13 DU SPHINX DES GLACES

(5 novembre 2014)

À mesure qu’on avance dans le roman de Jules Verne, à mesure que l’Halbrane avance dans les mers australes, le roman d’Edgar Poe devient la référence. On prévoit d’atteindre l’île Tristan d’Acunha en quinze jours. Quinze jours, précisément le temps qu’a mis Arthur Pym pour y arriver. « Il est vrai, Edgar Poe disposait à son gré des vents de la mer. » De tels commentaires marquant le scepticisme continuent de parsemer le chapitre 6 du Sphinx des glaces. Mais le narrateur juge inutile d’insister auprès du capitaine Len Guy, tout à son obsession, et se prend lui-même à comparer les éléments connus du voyage de Pym avec celui qu’ils sont en train d’entreprendre – lui conférant ainsi un début de réalité. Et voici que dérive un « glaçon », un morceau de glace détaché d’un iceberg. Peu à peu se dégage la forme d’un corps – un cadavre que la glace fondante libère aussi progressivement que se dévoile la vérité autour du récit de Pym. Les marins parviennent à le hisser à bord. Patterson ! s’écrie le capitaine. On retrouve dans ses poches un carnet. « La Jane… île Tsalal… par quatre-vingt-trois… Là… depuis onze ans… Capitaine… cinq matelots survivants… Qu’on se hâte de les secourir. » Voilà l’authentification définitive de l’affirmation du capitaine Len Guy — l’écrit qui authentifie l’écrit. Patterson était à bord de la Jane (même si son nom n’apparaît qu’une fois dans le récit de Poe). Arthur Pym a bel et bien existé — « Edgar Poe avait donc fait œuvre d’historien, non de romancier. » Dans cette page, Jules Verne use et abuse des points de suspension et d’exclamation, ponctuation, certes, du roman populaire, mais aussi parce que nous sommes au tournant véritable du roman. Jusqu’ici la question centrale était de savoir s’il fallait suivre ou non le capitaine dans son obstination à prendre le récit de Poe pour un récit de voyage authentique. Désormais, il s’agit de retrouver les traces de l’expédition d’Arthur Pym et si possible, les survivants. Dans le courant du chapitre 4, Jules Verne était passé du nom d’Arthur Gordon Pym — prononcé ainsi trois ou quatre fois par le capitaine Len Guy — à celui d’Arthur Pym, comme si l’un signifiait la référence à Poe communément admise, et donc à l’œuvre de fiction, tandis que l’autre contiendrait l’idée implicite qu’il s’agit d’une personne véritable. Sauf exception, Arthur Pym est désormais uniquement désigné sous ce nom.
Soulignant l’authentification du voyage qui ne fait plus aucun doute, les liens de parenté effleurés s’affirment, approfondissant l’intimité qui lie les deux œuvres. Oui, le capitaine Len Guy de l’Halbrane et le capitaine William Guy de la Jane sont frères. Il apparaîtra un peu plus tard que le maître voilier, Martin Holt, « était le frère de l’un des meilleurs matelots du Grampus, l’un de ceux qui avaient dû périr avant le sauvetage d’Arthur Pym et de Dirk Peters opéré par la Jane ». Le réseau de fraternité qui unit les personnages unit aussi implicitement les auteurs.
Lorsque l’Halbrane aborde l’île Tristan d’Acunha, le roman de Verne opère par moments une simple paraphrase du récit d’Edgar Poe – puisqu’ « il n’y a pas lieu de lui refuser créance ». Les quelques phrases qui clôturent le chapitre 7 lui donnent presque le statut de livre sacré. Dans la cabine du capitaine Len Guy, que le narrateur voit à travers une vitre, se trouvent des cartes et des livres. « Sur cette table s’étalait aussi un volume, cent fois lu et relu ! La plupart de ses pages étaient cornées, dont les marges portaient de multiples notes au crayon… Et, sur la couverture, brillait ce titre comme s’il eût été imprimé en lettres de feu : Aventures d’Arthur Gordon Pym. »
Après l’île Tristan d’Acunha, le bateau et le roman font route vers les Falklands. Prenant désormais fait et cause pour ce qu’il avait d’abord nié (le même revirement se produit dans Vingt mille lieues sous les mers), le narrateur se propose d’accompagner le capitaine dans sa quête – puisqu’il « ne s’agit plus d’un roman signé Edgar Poe mais d’un récit véridique signé Patterson ». Passant du récit d’Arthur Pym dont il était d’abord exclusivement question à celui de Patterson, les épisodes relatés en acquièrent une réalité objective d’autant plus incontestable. On pourrait se demander pourquoi une réalité qui s’impose a besoin d’être justifiée sous de multiples angles. Mais Le Sphinx des glaces s’écrit et se lit comme une enquête, qui cherche dans un premier temps à définir le degré d’authenticité du témoignage d’Arthur Pym, puis dans un second temps à retrouver les traces des survivants de son expédition.
Les îles Falklands sont situées avec exactitude, de même que l’historique de l’exploration des mers australes continue d’être narré avec précision. Mais noms réels et imaginaires sont mêlés. Au milieu des Falklands se glisse l’île Tsalal – Jules Verne sait-il qu’en hébreu, ce mot désigne ce qui est dans l’ombre ? Edgar Poe, lui, ne l’ignorait sans doute pas – et à plusieurs reprises se côtoient dans la même phrase personnages imaginaires et personnages réels. Par exemple la mer libre, « signalée par Weddell et Arthur Pym », plus loin, ce sont Weddell et William Guy qui sont cités ensemble. Le procédé est courant dans le roman, en particulier le roman populaire, mais il s’agit plus souvent d’un personnage réel surgissant au milieu de personnages fictifs – comme Napoléon chez Tolstoï ou les nombreux rois et reines qui peuplent les romans de Dumas. L’originalité, ici, est d’inverser les données, de faire apparaître les personnages fictifs au milieu des personnages réels – la confusion étant d’autant plus grande que, on l’a vu, les frontières sont estompées, puisqu’il y a deux niveaux de réalité, celui du réel et celui de la littérature. En outre il faut dire que dans ces latitudes lointaines, les noms géographiques réels sont eux-mêmes porteurs d’imaginaire. Ainsi l’île de la Désolation, l’île Inaccessible —dans le groupe des Orcades-du-Sud — ou l’île du Désespoir. À partir de cette topographie qui engendre la peur, en tout cas une mélancolie, Verne, toujours investi dans son parallèle — faut-il dire sa compétition — avec Poe, nomme, au chapitre 11, ce que son prédécesseur appelait les « contrées de la désolation et du silence », « terres de deuil et de frimas ».
Quant à Arthur Pym, il devient plus qu’un simple nom servant de référence. Peu à peu, le personnage prend corps et donc, réalité, relief. Sur l’île Tristan d’Acunha, le narrateur rencontre le caporal Glass, évoqué dans le récit de Poe — sur une plage noire qui ne serait pas déplacée sur l’île de Tsalal, où tout est noir, pense Jeorling (l’île Tristan d’Acunha est bien réelle tandis que Tsalal ne l’est que chez Poe et Verne) — et dans la conversation, tressaillant au nom de Len Guy, le caporal évoque William Guy et l’un des passagers, « un personnage singulier, cet Arthur Pym, toujours avide de se lancer dans les aventures – un audacieux Américain… capable de partir pour la lune !... Il n’y serait point allé, par hasard ?...
— Non monsieur Glass [répond Jeorling)] mais, pendant son voyage, la goélette de William Guy, paraît-il, a franchi le cercle polaire, elle a dépassé la banquise, elle s’est avancée plus loin que ne l’avait fait aucun navire avant elle… »
Pourtant — ambiguïté fondamentale du Sphinx des glaces — à peine l’existence de Pym en dehors du roman de Poe est-elle confirmée (puisqu’un témoin affirme l’avoir connu) qu’elle est renvoyée, de nouveau, vers l’univers romanesque. Capable de partir pour la lune ! Savoureux pont jeté par Jules Verne entre ses propres romans — De la Terre à la Lune, l’un de ses premiers livres, date de 1865 et la fusée y part du continent américain.
Le réseau intriqué se renforce au chapitre 9 où apparaît, tandis que de nouveaux marins viennent d’être recrutés, un étrange personnage nommé Hunt, qui veut se joindre à l’équipage. Un « être bizarre », ainsi qu’il se fait jour, « des yeux de faucon étincelants », précise Jeorling, employant explicitement « une expression d’Edgar Poe » qui se trouve, cela, il ne le dit pas, dans L’Homme des foules. « Et pour tout dire, si Edgar Poe l’avait connu, il l’eût pu prendre comme type de l’un de ses plus étranges héros », commente le narrateur au chapitre 11 — un héros, donc un habitant du territoire romanesque…
Ainsi, la fin du disbelief quant à la réalité du récit de Poe, loin de mettre un terme au va-et-vient constant entre les deux romans, le renforce au contraire, entérinant ce double mouvement paradoxal qui fait que plus la réalité du récit de Poe est affirmée, plus elle s’intègre dans le réseau métaphorique de l’œuvre d’Edgar Poe, plus elle nous entraîne au cœur du roman de Verne.

À partir du chapitre 12, l’Halbrane s’aventure dans des zones où nul n’a encore pénétré, que personne n’a par conséquent décrites. Mais elle y entre avec Poe pour boussole. Le cercle polaire est franchi – désigné par une périphrase qui n’a rien d’innocent « une courbe imaginaire, tracée à vingt-trois degrés et demi du pôle ». La géographie réelle tend elle-même vers l’imaginaire puisque les lignes de mesures scientifiques et précises dont elle use sont pure spéculation. Quel est le degré de réalité le plus grand, cette « courbe imaginaire » ou « cette contrée de la Désolation et du Silence » évoquée par Poe dans Eleonora et citée dans la même phrase et d’un même élan par Jules Verne ? Le passage du cercle, l’entrée dans ces contrées nouvelles donne lieu à un nouveau balancement étrange entre la dérision – Hurliguerly, le bossman, apostrophe ainsi Jeorling, « le voilà derrière nous, le fameux cercle », tandis que le narrateur se représente un être plus « imaginatif » que lui qui se laisserait dériver, transporté d’enthousiasme, jusqu’à entendre le croassement du Corbeau d’Edgar Poe – entre la dérision et le mythe. « La saison des lumières », « la nuit illuminée par les radiations des aurores polaires », « le rideau des brumes », les métaphores oniriques se multiplient pour désigner ces paysages peu parcourus, et que, bientôt, nul n’aura encore vus.
Pour l’heure, il s’agit de suivre la route de Weddell – toujours ce recours aux explorateurs historiques, même si Verne a soin de préciser : « En vérité, voici que je dis la route de Weddell comme s’il s’agissait d’une route terrestre […] avec cette inscription sur un poteau indicateur : ROUTE DU PÔLE SUD ! » — rejetant le réel, une fois de plus, dans l’imaginaire, ou plutôt, donnant à la métaphore le même degré de réalité qu’à la topographie du réel. Le chapitre 13 est parsemé de descriptions d’une poésie étrange — « des pyramides à pointes aiguës, des dômes arrondis comme ceux d’une église byzantine […] des vases brisés, des coupes renversées » ayant recours aux métaphores architecturales tandis que Poe préfère l’évocation de gigantesques montagnes. De façon générale, l’angoisse et la terreur accompagnent les explorations de Poe tandis que chez Jules Verne, si la peur atteint parfois ses héros, elle n’est jamais profonde, et devant ces paysages inconnus, ils éprouvent souvent une forme d’émerveillement, de fascination. Dans Les Aventures du capitaine Hatteras la glace du pôle Nord évoquait elle aussi des formes architecturales. Ainsi le chapitre 7 où le capitaine et son équipage pénètrent dans le détroit de Davis. « Ne dirait-on pas une ville étrange, une ville d’Orient avec ses minarets et ses mosquées sous la pâle lumière de la lune ? Voici plus loin une longue suite d’arceaux gothiques qui nous rappellent la chapelle d’Henry VII ou le palais du Parlement. (Il s’agit de Westminster, bien sûr.)
— Vraiment, monsieur Clawbonny, il y en a pour tous les goûts ; mais ce sont des villes ou des églises dangereuses à habiter, et il ne faut pas les ranger de trop près. Il y a de ces minarets-là qui chancellent sur leur base, et dont le moindre écraserait un navire comme le Forward. »
Si les images empruntées à l’architecture étaient plus familières – le gothique londonien – les « minarets » valent bien les « églises byzantines » et dans les deux cas, elles sont destinées à créer une impression d’inquiétante étrangeté. La familiarité apparente des formes, voire leur beauté ne doit pas induire en erreur. Le danger croise aux abords, le roman pénètre en terres – ou plutôt en mers inconnues.
Le franchissement véritable n’est pas pourtant celui du cercle polaire, cette « courbe imaginaire », mais l’arrivée devant la banquise – la grande barrière de Ross – devant laquelle Weddell dut renoncer, et la découverte, au-delà, de la mer libre. Si le roman vient justifier la représentation scientifique qui prévalait à l’époque – celle d’une mer libre au pôle Nord, d’ailleurs décrite dans Les Aventures du capitaine Hatteras (le chapitre 21 de la deuxième partie s’intitule « La mer libre ») et par symétrie, d’une mer libre au pôle Sud – il pénètre cependant dans des zones où nul explorateur ne s’est encore aventuré. Cette fois, pas de litanie des expéditions historiques qui les ont précédés, Len Guy et ses hommes sont seuls à bord, seuls en Antarctique — mais avec leur éternel guide, le récit d’Arthur Pym. Un autre homme les avait précédés, pourtant, que les passagers de l’Halbrane ne semblent pas connaître. C’est le capitaine Nemo. Alors que le Nautilus est arrêté par la banquise, celui-ci démontre au narrateur incrédule qu’il peut plonger sous la glace. Comme dans Le Sphinx des glaces, en fait beaucoup plus rapidement, le scepticisme d’Aronnax devient enthousiasme, et le sous-marin traverse effectivement la banquise en quarante heures. Après quelques pages d’un suspense claustrophobique, où chacun retient son souffle, le capitaine ouvre la porte de sa cabine pour annoncer au narrateur de Vingt mille lieues sous les mers – « la mer libre ! ».

15 mai 2016
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