Dans un train pour Moscou, 03 | Régis de Sa Moreira & Elise

DANS UN TRAIN POUR MOSCOU
22h15

José, 43 ans
Marie-Jo, 24 ans

José

« Votre attention s’il-vous-plait, votre train à destination de Moscou, en provenance de Paris s’apprête à partir, il arrivera en gare de Moscou aux environs de 23h… Je répète… Veuillez prendre place à bord. »
Je suis impatient de découvrir Moscou ! C’est la première fois que je prends ce genre de train, les strapontins sont en faux cuir marron, les porte-bagages sont en bois et les rideaux sont bordeaux avec des pois verts. C’est complétement vieillot mais j’adore, j’ai l’impression de voyager dans le temps.
Je regarde tranquillement le paysage défiler, des champs à perte de vue. Une jeune femme assise à côté de moi, plutôt jolie, la vingtaine, mange savoureusement un sandwich crudités-poulet acheté sûrement au wagon-bar.
« Nous vous rappelons qu’un wagon-restaurant est ouvert voiture 13. Sandwiches, boissons et cafés sont à votre disposition. »
Je me dirige vers le wagon-bar qui sent très fort le café. Je me prends un sandwich au jambon, je me dis que j’ai hâte d’arriver pour goûter la nourriture locale, et je mange ce sandwich tout sec sans plaisir.

Marie-Jo

Je dois avoir l’air d’une pute. Je suis sûre que j’ai l’air d’une pute. C’est ces talons à la con. J’arrive à peine à marcher avec. Encore une vodka et y a des chances pour que je me vautre en retournant à ma couchette. Je les enlèverai, je m’en fous. Personne me connaît ici de toute façon. Ça fait du bien putain. Qu’est-ce qui m’a pris de jouer dans cette série de merde. Je voulais juste faire plaisir à ma mère et maintenant je peux plus mettre le nez dehors sans qu’on me prenne en photo ou qu’on m’appelle Tatiana. Saloperie de prénom. Fallait que ça fasse russe, j’imagine. Pour un personnage russe, c’est mieux. Mais il doit bien y avoir d’autres prénoms en Russie. Avec un peu moins de a. Ou qui fasse un peu moins pute.

José

La femme qui était derrière moi est au téléphone. Ce n’est pas que je me mêle de sa vie privée mais elle parle assez fort. Et puis, en russe, donc de toute façon je ne comprends rien. Son accent ne me laisse pas indifférent. Elle est là, à boire un café en fumant sa clope, je me sens tout chose.

Marie-Jo

Oh merde y en a un qui m’a repéré. En même temps y a que des couples à part moi, il a pas trop le choix. Pourvu que ce soit pas un Français, pourvu qu’il me connaisse pas, pourvu qu’il m’appelle pas Tatiana. Il a pas l’air d’en être à sa première vodka lui non plus. Plus rouge, t’exploses. C’est sûrement un Russe. Il doit se demander ce que je fais là, s’il est encore capable de se demander quelque chose. Si je lui disais, il me croirait sans doute pas. Faudrait déjà qu’il comprenne le français. Ou que je parle russe. Ou qu’au moins je sache dire en russe « J’en avais marre de tourner dans des décors minables à Saint-Denis, j’ai voulu voir à quoi Moscou ressemblait vraiment. » J’étais bourrée aussi d’accord. Et je venais de me faire larguer. Et je pouvais plus supporter qu’on m’appelle Tatiana au Carrefour Market ou qu’on me prenne en photo dans le métro.

José

Seul et perdu dans mes pensées, bercé par le bruit monotone des rails, j’en viens à imaginer que cette belle femme et moi visitons Moscou, ses ruelles, ses restaurants… Depuis que je la regarde, son regard a croisé le mien à peine deux secondes, pour me lancer un regard assassin. Je reviens à la réalité et me rappelle que je suis là pour les affaires, pas pour rencontrer l’amour.

Marie-Jo

J’ai envie de faire l’amour. C’est la vodka, c’est sûr. J’aurais dû prendre une soupe. Ils boivent de la soupe les Russes ? Vu le froid, y a des chances. C’est quand même pas moi qui vais aller voir ce type pour lui demander de faire l’amour. Il est trop rouge. Il est trop russe. Et en plus c’est pas comme si je pouvais partir juste après. Sauter d’un Paris-Moscou en pleine nuit, on a déjà eu des meilleures idées. Je suis bonne pour rester seule dans ma cabine et apprendre mon putain de texte. Tatiana ne s’est pas fait larguer elle, elle est pas seule comme une conne dans un train pour Moscou, elle boit jamais en plus. Mais elle fait l’amour tout le temps. Elle espère que Bruno va quitter sa femme, ses enfants et sa pizzeria et qu’ils vont partir ensemble à New York. Ouvrir une autre pizzeria, faire d’autres enfants… Comment on dit gerber en russe ? Ça y est j’ai trop bu. J’enlève mes talons et je fonce me coucher. Pourvu que le Russkoff explose pas sur mon passage. Demain Moscou, putain ! En attendant, dodoff.

José : Élise (ML 75)
Marie-Jo : Régis de Sa Moreira

13 juin 2016
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