Un phare, 01 | Bertrand Guillot & Mohamed

UN PHARE
22h00

Robert, 24 ans
Sophie, 54 ans

ROBERT

Je me trouve en ce lieu pour veiller sur l’une des personnes que j’admire beaucoup.
De làoù je me trouve, j’assure toutes ses entrées et sorties. Je me soucie de cette personne mais je ne lui dirai rien ! Son choix d’habiter en bordure de mer est très significatif. Je ne voudrais pas qu’un requin s’en prenne àelle. En cas de danger, j’irai directement la secourir sans réfléchir.
À la voir le week-end, couchée en bordure de mer, me remplit de joie.
Je suis assis sur une chaise très confortable et je n’ai même pas l’envie de me relever franchement. J’avoue, on a une belle vue, assis àune hauteur pareille. Le soleil se couche, c’est magnifique. Si elle pouvait savoir que j’ai accepté de faire ce boulot juste parce qu’elle habite àcôté… C’est aussi grâce àelle que je travaille ici, elle a été mon inspiration. C’est bizarre, je ne la connais même pas, je l’ai vue juste de profil une seule fois et j’ai tous ces sentiments àson égard. Mais aujourd’hui, elle a tardé, Il est maintenant 22h00. Où est-elle ? Elle se porte bien j’espère, protège-la Seigneur, s’il-te-plaît, protège-là.

SOPHIE

55 ans. Demain.
Allez savoir pourquoi, le goà»t des chiffres peut-être, depuis que j’ai 5 ans, je sais qu’il se passera quelque chose quand j’aurai atteint cet âge.
La vérité, c’est qu’àl’époque, je pensais surtout àl’année. En 2050, il arriverait forcément un événement exceptionnel. Quant àavoir 55 ans, ça paraissait plutôt abstrait. Au départ, c’était un chiffre, et puis c’était devenu un peu plus – comme un phare. J’allais vers ce jour-là, j’avançais, je me rapprochais.
Bien sà»r, je n’y pensais pas tous les jours. Les journaux me le rappelaient, parfois : « Nous prévoyons de réduire les gaz àeffet de serre de 50 % d’ici 2050  », disaient-il, et j’avais l’impression qu’ils le faisaient un peu pour moi.

Un phare, comme ça, ça vous aide àavancer. À passer les caps, aussi. Quand j’ai eu 50 ans, tout le monde me demandait si je le vivais bien. (enfin, quand je dis « tout le monde  », je pense àLéa, et àRobin, les autres avaient oublié) Évidemment, ils pensaient plutôt àeux en disant ça. C’est eux qui avaient peur, moi je me disais seulement : Ah, enfin, on y arrive !

On y arrive, oui.
Maintenant, je peux regarder derrière.
Le problème, c’est que je ne vois pas grand chose. Et pourtant, mes yeux vont très bien, merci. Regarder, je sais faire.
Être vue, c’est autre chose.
À 5 ans déjà, je passais inaperçue dans la cour de l’école.
À 20 ans, les autres voyaient mon dos au premier rang de l’amphi.
À 30 ans, j’écrivais des lettres toute seule.
À 40 ans, le facteur n’était toujours pas passé.
J’ai fait des choses, hein, mais je ne pense pas qu’ils soient nombreux às’en souvenir. Moi-même, j’en ai oublié la plupart.
La seule chose que j’étais sà»re de ne jamais oublier, c’était ce rendez-vous avec moi-même, pour mon 55e anniversaire.
Il y a un an que j’ai choisi le lieu. Ce serait le phare, sur la falaise.
Je m’installerais en haut, du côté de la lumière.
Cette fois, tout le monde me verrait, et on me verrait de loin.

ROBERT

Hum ! Elle m’attire franchement. Regarde-moi ces yeux marrons, pleins de joie et de paix, qui brillent comme une étoile qui se distingue parmi plusieurs. Ses yeux sont magnifiques, oh Dieu tu es vraiment le créateur du ciel et la Terre. Tu as vraiment pris ton temps pour la créer, j’adore ses formes rondes, c’est celle-làqu’il me faut. Ses lèvres roses me rendent fou, je suis tombé sous son charme. Elle est assise tranquillement et regarde le paysage tout en profitant du beau temps. Avec ce souffle du vent qui semble en vouloir àses beaux cheveux blonds. Elle ignore que je l’observe. Je suis juste assis au-dessus d’elle. Ses yeux, ses formes et ses beaux cheveux me rendent fou.

SOPHIE

J’avais prévu de venir tôt. Je voulais m’offrir un coucher de soleil. C’est amusant, voilàun an que je savais que ce 22 juin 2050, il ferait grand beau.
Mais voilà. Les cumulus sont arrivés tout àl’heure, et voilàqu’il pleuviote.
J’ai laissé le coucher de nuages derrière moi. A 22 heures, j’ai franchi le ponton, j’ai monté les escaliers, je suis arrivée tout en haut, làoù les vitres regardent à360°. Il faisait encore un peu jour.
J’y suis presque.

Cinquante mètres au-dessus du sol, j’ai regardé au loin. Les rochers, les vagues, l’océan, le grand vide sous le phare et un continent là-bas, très loin.
Mais il n’est pas l’heure encore. Il fait un peu jour et je peux regarder derrière, vers la terre.
Les dunes, la forêt, le village, rien qui ne bouge.
Et puis, tout en bas, quelque chose.

C’est étrange comme on sait quand quelqu’un nous regarde. Je me suis approchée encore un peu de la vitre, j’ai baissé les yeux et je l’ai vu, de l’autre côté du ponton.
Un jeune homme, la vingtaine, le sac au dos et le nez au vent.

ROBERT

J’aurais voulu passer de beaux moments avec elle. Cet amour que j’ai àl’égard de cette personne que je ne connais pas assez. J’aurais aimé qu’elle me serre dans ses bras et entendre qu’elle aussi m’aime bien. Elle a toutes les caractéristiques que ma défunte mère avait. En elle, je revois encore ma mère avec la même coupe de cheveux, les mêmes yeux et les mêmes formes. De par cette femme, tu me fais couler les larmes car l’amour que j’ai àton égard vie toujours en moi. J’aimerais veiller sur elle, prendre soin d’elle, l’inviter au cinéma, aller faire du shopping et bien d’autres choses, pour moi tu resteras toujours vivante, même si tu ne reviendras jamais.

SOPHIE

… Et qui me regarde
Je me suis demandé ce que pouvait bien faire un jeune homme àcette heure, déconnecté, au bout de la pointe et sous la pluie.
J’ai fait le tour de la pièce, je me suis postée face àl’horizon, comme je l’avais prévu, àla verticale de la falaise, mais je n’ai pas tenu longtemps. Je suis retournée côté terre, j’ai regardé en bas.
Il était toujours là.
Il m’a fait un signe, je crois que j’ai levé la main aussi, mais un bruit a arrêté mon geste.
Le phare venait de s’allumer.

Je l’avais attendu, ce moment.
Minuit n’allait pas tarder àsonner, je m’étais préparée àpasser la nuit seule avec l’horizon, àguetter des bateaux, peut-être, que je ne prendrais pas.
Il allait gâcher ça.

La lumière du phare a commencé àtourner – une longue, deux brèves – ma détermination s’est mise àvaciller.
Il faisait nuit noire, maintenant, et le jeune homme était encore là.
Il m’a fait un dernier signe quand un rai de lumière l’a atteint, puis il est reparti vers le village.
Mais je savais déjàqu’une décision était prise.
Mon rendez-vous avec les rochers attendrait.
Je ne quitterais pas le phare par la falaise, j’allais descendre côté terre.

De toute façon, je n’ai jamais aimé les nouvelles àchute.

Robert : Mohamed (ML 75)
Sophie : Bertrand Guillot

13 juin 2016
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