81- Flora & les sept garçons : « au pays de la dévoration »

Flora & les sept garçons, que Dominique Dussidour a publié en avril 2016 à La Table Ronde, est sous-titré : « Nouvelles et contes d’aujourd’hui ». Cette référence à notre temps annonce en particulier la liberté que prend l’auteur avec les codes des genres auxquels renvoie son titre, aussi bien la nouvelle que le conte. Concernant la nouvelle, par exemple, c’est la manière désinvolte et intempestive dont la narratrice abandonne ses personnages à leur sort et à l’énigme que souvent soulève la fin abrupte de leur aventure, parfaitement libérée du souci d’un « dénouement ». Et pour le conte, outre les mélanges fantaisistes d’époques à l’intérieur d’un même récit, c’est évidemment l’absence de « morale » ou de toute forme de commentaire ou de jugement, qui échappe à la tradition du genre. Par ailleurs, le hasard joue un grand rôle dans l’enchaînement des faits et dans leur causalité.
Pourtant ces histoires, souvent sous forme d’instantanés pris sur le vif, montrent des situations qui sont bien en effet celles « d’aujourd’hui », saisies de la façon la plus objective comme autant de fragments de destinées telles que les fabriquent les sociétés contemporaines ; et cela finalement trace un portrait insolent et parfois cruel de ce que nous sommes. Il n’est pas indifférent, évidemment, que le premier de ces vingt récits, « Flora & les sept garçons », un titre donc éponyme, propose une libre réécriture du « Petit Poucet », et réactive la figure de l’ogre : il y a bien des façons de se comporter en ogre et de se nourrir de toutes sortes de victimes ; du reste, la mythologie, revue et adaptée à la vie actuelle, est convoquée en la personne de Cronos, dévoreur de ses enfants, dans le récit « Léa fille de Rhéa », où la mère réussit par la fuite à sauver sa fille des appétits de son mari ; et il n’est pas indifférent non plus que la brève fable intitulée « Nous le fruit de ses entrailles » fasse de la terre-mère une ogresse, et que le conte se conclue sur cette observation : « Ainsi croissons-nous dans le pays de la dévoration. »
Cela dit, il y a aussi dans ce livre des pages de pure rêverie, comme par exemple celles qui décrivent « La Souterraine », cette librairie de Saint-Malo que vient de rouvrir Sarah, une amie de la narratrice. C’est sa mère qui l’avait fondée. Une femme passionnée de voyages et d’aventures maritimes au point d’imaginer une « toponymie du monde » qui désignerait les lieux par le nom des écrivains qui les ont le mieux évoqués.
Or, rencontre inattendue et hasardeuse, sorte de contrepoint poétique aux rêves de la libraire, ce n’est pas d’une navigation hauturière que parle la suite de la nouvelle, mais d’un souvenir de Sarah lorsqu’elle vivait en Norvège : celui du lent voyage qu’avait fait sur la neige au premier siècle de notre ère la dépouille de la reine Asa dont le cercueil « de corail et de coquillages » reposait, lorsqu’on l’a découvert, bien loin de la mer, dans une barque viking. Et c’est à ce voyage-là, celui de la reine morte, que rêvait Sarah, « au convoi funéraire qui avait autrefois traversé des paysages brouillés par les tempêtes de neige, elle imaginait l’attelage de cent rennes tirant le traîneau qui transportait l’embarcation entre les sapins, les granges rouges qui apparaissaient et disparaissaient comme des éclaboussures de sang, les lièvres, les renards, les loups qui s’enfuyaient apeurés par l’engin naval empruntant leurs passées… ».
On retrouvera ailleurs l’humour de ce genre de juxtaposition improbable ou hasardeuse, comme dans l’histoire de « Suzie & Paulo », mais ici avec plutôt une valeur ironique, puisque des deux scènes de crime présentées qui ont lieu successivement, l’une est virtuelle et se passe à la télévision, tandis que l’autre est bien réelle ; et, précision : celle que Paulo assassine pour des motifs obscurs, sa compagne Suzie, est justement la spectatrice de l’émission…

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La variété des lieux, des situations ou des personnages est grande. J’en retiendrai deux principaux aspects : des portraits ou destins de femmes, et des portraits d’enfants.
Dans le premier cas, outre les quelques exemples vus précédemment, le regard est souvent amusé ou ironique, comme dans « Belle comme un Bellini », où la vie amoureuse et sexuelle d’une femme libérée finit par scandaliser et déstabiliser sa descendance une fois qu’elle est devenue grand-mère, et qu’elle révèle à tous un épisode secret de sa vie amoureuse.
Ou alors, c’est au contraire la souffrance d’une épouse soumise aux traditions et aux codes si bien verrouillés qu’elle ne peut s’en affranchir : ainsi Fatima, qui subit les effets des conflits familiaux et qui n’a pour seule liberté que celle de rêver son impossible émancipation [1]. Plus insidieusement ironique est le récit des préparatifs du mariage de Marie-Josèphe, si inféodée à l’ordre bourgeois que font régner père et mère, qu’elle n’a aucun désir d’en modifier quoi que ce soit [2].
Ce peut être aussi des cas de la violence ordinaire exercée par les hommes, comme on l’a vu dans « Suzie et Paulo », ou comme dans cette scène de café où un consommateur de passage sauve une femme des coups de son compagnon en appelant police-secours [3].
Violence faite aux femmes, et aussi violence faite aux enfants dans les sept récits du recueil qui leur sont plus particulièrement consacrés, et d’autant plus émouvants qu’ils sont dépourvus de tout pathos : la souffrance dont ils parlent est là encore très ordinaire, et d’autant plus forte qu’elle ne se parle pas, que ces enfants sont dans une grande solitude, que les adultes, même les plus proches, n’entendent pas les signes que montrent pourtant tous ces corps : par exemple, celui d’Angélique, figée sur son muret dans le jardin de la clinique, attendant que sa mère malade lui revienne [4] ; ou celui de Jeanne, terrifiée devant un œuf qu’il va falloir disséquer à l’école, cependant qu’elle a sous les yeux une photo de journal présentant les attentats de Paris [5] ; ou encore les paroles qu’une voix adulte adresse à une petite fille « aux yeux rougis par les gaz, la poussière et les larmes », sur le ton de calme certitude qu’on prend pour rassurer un enfant effrayé, alors qu’il vit dans un de ces pays qui nous entourent, dévastés par des guerres [6].
Peut-être la référence aux « Enfances III » de Rimbaud, que cite [7] Dominique Dussidour : « Il y a enfin, quand on a faim et soif, quelqu’un qui vous chasse », résume-t-elle le mieux sa pensée sur l’enfance humiliée. Mais il y a aussi cette intervention de la narratrice, laquelle parle si peu en son nom propre, préférant laisser parler d’eux-mêmes les faits qu’elle met en scène, et c’est la conclusion d’ « Alice dans le miroir », une enfant frappée d’anorexie, exacte antithèse de l’ogre… : « Oh vous qui me lisez, aidez-la, écoutez-la, que vienne le temps où votre cœur se fendra de tendresse devant les larmes d’une fillette qui refuse de faire siennes les nourritures de ce monde-là ! »

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Les deux dernières nouvelles du livre, qui ont pour décor Paris, font entendre une voix, un rythme un peu différent et comme précipité, assez éloignés de ceux des rêveries ou de l’humour qui ont pu les précéder. Il s’agit plus précisément de montrer la rue, et, pour le premier de ces deux textes, qui a pour titre « Carrefour des esseulés », la rue la nuit, ses fêtards, ses paumés, ses scènes de drague, de prostitution, la solitude de tous ces personnages, dont certains méditent sur la splendeur de la nuit.
La dernière nouvelle, elle, ironiquement intitulée « Trois femmes portraits en pied », montre la rue le samedi après-midi, les foules affairées, les grands magasins, et donne ce conseil : « marche dans les rues plutôt que dans tes pensées, tu apprendras l’histoire », et tout autant sans doute celle du temps présent que celle d’avant.
Dans l’un et l’autre chapitre c’est toujours la consommation, la fête, ou le plaisir : ce « bourreau sans merci » pour reprendre l’image de Baudelaire. Bourreau et ogre ne sont-ils pas ici de la même espèce…
Ainsi le livre court-il à sa fin, sur un rythme d’inventaire qui ne laisse pas de surprendre, voire d’effrayer un peu :
« La nuit tombe sur Paris, nous approchons du terme de notre périple.
« Le manège qui tourne, l’accordéon qui chavire, les guirlandes d’ampoules électriques qui clignotent. Les adultes à califourchon sur les petits chevaux de bois. Les enfants qui conduisent les grosses Ferrari. Les voitures ambulantes de barbes à papa, pommes d’amour, nougats, crêpes sucrées confiture chocolat ou miel. L’emplacement réservé aux otages français passés, présents et à venir sur la façade de l’Hôtel de ville. Les agents hospitaliers en grève qui distribuent des tracts. Les rassemblements interdits de sans-papiers, sans travail, sans-logis, sans rien. »
Et voici les derniers mots.
L’auteur, qui se souvient de Pascal, précise incidemment : « La patinoire encore ouverte. Les projecteurs qui éclairent ces espaces infinis dont le silence nous effraie […] », avant de conclure sur le rire joyeux d’une patineuse inconnue : « celle qui tombe en riant dans la poudre glacée », suivi de la précision : « (je ne crois pas connaître son nom). »

Jean-Marie Barnaud


Illustration © Clémentine Sourdais.

13 juin 2016
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[1Voir « Doux comme des agneaux ».

[2Voir « En amarante conduite à l’autel ».

[3Voir « À la vie à la mort ».

[4Voir « Debout sur le muret ».

[5Voir « Une image sur le bout de la langue ».

[6Voir « L’enfant aux yeux rougis par les gaz, la poussière & les larmes ».

[7Voir « Nojoud & Lucy ».