Tardigrade, de Pierre Barrault

Tardigrade, Pierre Barrault, éditions de l’Arbre Vengeur http://www.arbre-vengeur.fr/ , avril 2016, 128 pages, 10 €

Bruno Fern sur remue.




Voici un livre aussi insolite que l’animalcule qui lui donne son titre, créature microscopique dont j’ignorais auparavant l’existence pour le moins hors du commun [1]. En effet, en douze parties composées chacune d’un nombre variable de paragraphes, on découvre un univers atypique où se mêlent étroitement le quotidien et l’étrange.

Il faut avouer que le narrateur et personnage central oscille entre la nature humaine et celle de l’animal évoqué, poussant même parfois l’incertitude existentielle jusqu’à adopter le statut d’objet : « Suis-je ou non une patate ? Suis-je une marmite ? Suis-je une patate ou une marmite ? Ça serait bien de trancher la question une bonne fois. » Revenant sans cesse de morts diverses et variées grâce à ses capacités de résistance aux pires conditions, il naît et renaît sous le signe de la métamorphose permanente : « Alors je fus tour à tour fourmilier, protozoaire et Clitocybe nébuleux, je fus larve d’aeschne au fond des eaux stagnantes et je fus ruban de mer au milieu des harengs, je fus lion, je fus gazelle bondissante, je fus douve du foie, potamochère et grand rhododendron, je fus Bulgarie salissante, je fus oryctérope, je fus admis à la Chambre des Lords, je fus chrysope verte et souffleur de verre et je fus trompettiste de jazz. »

Cet individu protéiforme évolue dans un environnement plus burlesque que kafkaïen, présenté par l’auteur comme si de rien n’était. Doué d’ubiquité, le héros inclassable explore régulièrement les différents appartements de son immeuble et un quartier qui ressemble davantage à un décor de théâtre où tout serait calibré selon des critères plutôt inhabituels :

« Les bancs de ma rue ne fonctionnent plus. Est-il possible que je sois le seul à m’en soucier ? Comme cela dure depuis bientôt dix jours, j’ai préféré appeler l’assistance technique. Rassurez-vous, m’a-t-on répondu, des messieurs sont en route, ils seront installés dès demain matin.

– Parfait. Est-ce qu’ils ont tous un journal ? »

Dans ce premier livre, Pierre Barrault, croisant les attributs scientifiques du dénommé « ourson d’eau » avec des éléments en partie autobiographiques [2], recourt donc fréquemment à un humour qui lui permet de porter un regard critique sur certaines conventions de la vie en société. De même, il développe peu à peu une réflexion sur la fameuse « question de l’identité » et sur celle des rapports avec autrui, ici abordées sous des angles inattendus : « Elle s’exerçait à sortir de son corps tandis que j’essayais désespérément d’entrer dans le mien. L’une comme l’autre, ces disciplines nécessitent plus de concentration que de souplesse. Nous sommes restés allongés toute la nuit côte à côte, immobiles et silencieux. Ne dites pas qu’il ne s’est rien passé. » Quelquefois, l’une des huit pattes du tardigrade s’étire même jusqu’à toucher à la remarque d’ordre philosophique : « La matière dont mon corps est constitué ne m’appartient pas. Je ne fais que l’emprunter et n’ignore pas qu’il me faudra la rendre un jour. » Bref, on constate facilement que cette bestiole dans tous les états a plus d’un tour dans son sac (sous cuticule) et que cela vaut la peine de la suivre dans ses multiples activités [3].

Bruno Fern

2 juillet 2016
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[2Ainsi, un certain « élève Barrault » inquiète tellement son institutrice par son comportement qu’elle décide d’en référer à sa hiérarchie : « Sa ligne de conduite apparaît désormais très clairement, c’est un jeune garçon perdu qui n’a que mépris pour nos institutions et se désintéresse de la marche du monde. »

[3En dehors de ce livre, on en trouvera d’autres traces ici : http://viedutardigrade.blogspot.fr/2016/06/sans-titre-1.html?spref=fb