Cessyle par Emmanuel Adely

C’est au Marché aux Puces. Il y a du monde. Il y a des chaises, des tables, des miroirs, des fringues, pauvres. C’est un dimanche. Elle a 15 ans. Il y a des marchands de hot-dogs, des chipolatas, des frites. C’est une caverne. C’est dehors mais c’est une caverne. Elle marche là, dans la caverne. Avec sa grand-mère. C’est sa grand-mère qui l’a emmenée. Elle aime bien sa grand-mère. Une grand-mère c’est plus simple qu’une mère, parfois. C’est son anniversaire. Elle a 15 ans. Elle peut choisir quelque chose, là, dans la caverne. Elle regarde tout. Les Barbies amputées, les fringues pauvres, les bijoux en toc. Elle voit une chaise. Elle voit un miroir. Blanche-Neige. Elle n’est plus une enfant. Elle a 15 ans. Elle voit un tableau. Une croà»te. Quelque chose d’affreux avec une biche, mais vraiment affreux. Elle n’est plus une enfant. Une biche tricotée sur fond de forêt. Une chose hideuse. Mais c’est son anniversaire. Elle adorait Bambi. Elle n’est plus une enfant mais elle aimait Bambi, soudain, de façon irrépressible elle veut cette chose hideuse. La grand-mère est surprise, ennuyée, agacée, elle dit c’est affreux mais accepte. Elle lui achète cette chose. Qui est aujourd’hui dans son entrée. Un fétiche laid.

Il faut du lait. Des Å“ufs. De la farine. Du beurre. De l’eau. Du sucre. En même temps on peut y ajouter ce qu’on veut, après. Mais d’abord il faut ça. Rien que ça, cette liste qui la fait sourire encore. Rien que la liste lui rappelle l’odeur encore. Les gestes. Sa mère dans la cuisine. Les tabourets de la cuisine. Le papier peint àcarreaux. Les tomettes au sol. Même l’heure de la journée, même le temps dehors, la pluie grise par la fenêtre. Elle dit que juste avec la liste des ingrédients il y a tout qui revient. Le bruit du gaz qu’on allume. Le geste de beurrer la poêle avec du papier. La pâte dans le saladier. Le geste pour l’étaler. Le temps de la cuisson. Le moment de lancer la crêpe en l’air pour la retourner. Les rires. Un moment de calme. Un souvenir.

C’est une carte postale toujours c’est ça qui est terrible dans ces moments sublimes c’est que ça ressemble àune carte postale avec écrit dessus en lettres épaisses Meilleur souvenir de vacances ou d’autres banalités qu’on ne peut envoyer àpersonne : les couchers de soleil. Les couchers de soleil, une crique, les pins parasol. C’est sublime, et c’est totalement cliché. Mais c’est sublime. Et cliché. Mais avec Olivier, Bob, Fabrice, Sandrine, Mathilde, ce soir-là. Le coucher de soleil. La terrasse de la paillote. Un cliché vivant. Calme. La musique de Sade en fond, bas, juste doux. Le goà»t du sel sur la peau : se lécher soi-même le bras. Is it a crime. Les murets chaulés blancs. La mer comme un lac. La chaleur. Les corps sur le sable. La possibilité de l’avenir.

Il dit ça va trop vite. Elle dit quoi ? Il dit nous. Elle dit nous ? Il dit c’est allé trop vite. Elle dit quoi ? Il dit nous. Elle dit nous ? Il dit oui. Il dit tu en demandes trop. Elle dit àqui ? Il dit àmoi. Elle dit quoi ? Il dit ça n’avance pas. Elle dit quoi ? Il dit nous. Il dit ça fait deux ans, ça fait deux ans, et j’ai l’impression d’être comme tout le monde. Elle dit comme tout le monde ? Il dit un mouton. Elle dit un mouton ? Il dit on a fait le tour. Elle dit le tour ? Il dit arrêt. Il dit nous c’est fini. Elle ne dit rien.

C’est difficile. Ça s’apprend pas. On a beau dire. Ça vient un jour ? En vieillissant ? Mais ça vient quand ? C’est pour tout le monde ? C’est pour certains ? Seulement certains ? A quel moment ? À 25 ans, à30 ans ? Pas après, hein, pas après, après c’est trop tard. S’accepter à50 ans c’est trop tard, à60 ans, à70 ans, c’est beaucoup trop tard, ça sert plus àrien. Faudrait à20 ans. À 15 ans. S’accepter. Arrêter de se comparer à. À Caro. À Nathalie. À Louise. À Françoise Hardy. À Valérie Kapriski. À sa mère. À sa grand-mère. Y a un mode d’emploi ? Ça arrive quand ? À quel moment ? À quel âge ? Elle dit au moins ça arrive ? C’est sà»r ?

Tombant bas entre les seins. Parfois se glissant dans le pli du soutien-gorge. Quand elle se relevait du grand fauteuil vert. Et la chaîne le remontait haut. Brillant. Le médaillon en or. Elle lui avait toujours dit tu l’auras àma mort, c’est pour toi. Ça vient de ton arrière-arrière-grand-mère. Un lion en soleil. Mi-Louis XIV, mi-poignée de commode Empire. Gros. Petite elle se disait elle mourra quand ? Ça viendra vite ? Elle s’imaginait des seins lourds au milieu desquels brillerait le lion. Son lion royal. Son lion du milieu d’été. Son lion sage et fou, dominant et fragile. Comme un homme lourd sur elle, toujours sur elle, àvie.

Elle n’aurait pas dà» l’avoir. Tout le monde disait qu’elle ne l’aurait pas. Qu’elle ne devait pas l’avoir. Que moralement c’était. Ne le disait pas. Le sous-disait comme on dit sous-entendre. Il ne fallait pas qu’elle l’eà»t. Pas àce moment-là. Juste au moment de l’agonie du père. Entré àl’hôpital le samedi. Mort le dimanche. Et la première épreuve le lundi. Elle ne l’aurait pas. Elle ne devait pas l’avoir. L’échec eà»t été décent. On s’apprêtait àla consoler. A lui dire c’est normal. Les circonstances. Ma chérie. Ce n’est pas grave. Tout le monde prêt àle dire. La mère. Les tantes. Ce n’est pas grave ma chérie. La première épreuve le lundi. La deuxième le mardi, jusqu’au vendredi, l’enterrement le mercredi. Pour oublier la mort du père, pour l’effacer, le temps des épreuves, réussir. Anglais. Français. Histoire. Epicure. Là, après la mort du père. Là. Epicure étrange, un Carpe diem mal placé. Le traiter quand même. Y aller quand même. Attendre les résultats. Aller voir les listes des reçus. Se chercher. Se lire. Se voir. Admise. Oui. Soulagée. Invincible. Étrange. Elle revient. Elle le dit àla mère. La mère dit ce n’est pas grave ma chérie.

Emmanuel Adely

11 juillet 2016
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