Elle par Emmanuelle Heidsieck

Cette histoire, ce dégoût, ils seraient fondateurs ? Car, il est là, au creux de sa gorge, ce haut-le-cœur. Elle a toujours détesté la cantine, déjà à 5ans. Elle a toujours eu du mal avec ces aliments que, tous ensemble, il fallait avaler. Elle aurait voulu disparaître, se cacher, tant elle se sentait différente. Cela ne l’a pas quitté. Et c’est l’école qui été envahie par la choucroute toute entière, dans ses songes, la nuit, le jour. Des saucisses froides et mal cuites, du chou en vrac, mon Dieu ! Le groupe, les odeurs, la contrainte. Dégoût de la cantine, dégoût de l’école.

Partir, sortir de chez elle, déambuler dans son quartier, sans horaire, sans compte à rendre à ses parents. Elle a toujours aimé s’échapper, dès son plus jeune âge. Son sac était près de la porte, il suffisait de l’attraper, et hop ! Ne demandez pas ce qu’elle fait, ne demandez pas où elle va… avec qui… s’il vous plaît. Elle est heureuse, elle dévale les escaliers, elle court dans la rue, traverse le square, sent la pulsation du monde, le flux, elle est dedans, elle est vivante.

Ses amies sont tombées amoureuses. À 13 ans, toutes tombaient amoureuses. Mais, pour elle, ce fut différent. Ce fut violent, traumatisant. Elle ne souhaite pas s’en souvenir, elle ne veut pas raconter. Après Mathieu, plus rien, plus d’envie, plus de joie, une année, deux années, cela prend combien de temps pour effacer, pour repartir comme si, comme avant ce… ?

Et puis, au moment où elle se sentait si perdue, si seule, si surprise par ce mec (égoïsme ? sadisme ? perversité ?), c’est justement à ce moment-là que, chez elle, cela s’est mis à vaciller. Une mère en larmes, des disputes derrière la porte. Que faire ? Partir, sortir, toujours se lancer dehors, marcher, circuler. Le choc fut terrible : ses parents ont décidé de se séparer. C’était un 18 décembre, Noël a été annulé.

Un jour, durant l’été de ses 16 ans, en vacances chez son amie Léa, elle a ressenti à nouveau cette chose qui avait disparu en elle depuis longtemps. Il faisait doux, ils étaient une petite bande, ils discutaient tard dans la nuit, picolaient, rigolaient. Et soudain, elle a vu Sacha qu’elle connaissait à peine. Elle a senti un mouvement en elle, une détente, c’était bon.

Il ne s’est rien passé avec Sacha. Elle a juste savouré l’émotion. Cela suffisait. Elle a retrouvé sa mère à la fin des vacances et, cette fois, pour la première fois, elle a réussi à affronter la solitude de sa mère. Elle l’a même entraînée dehors, dans ses virées. Elles ont marché ensemble, traversé le square ensemble, « Allez, viens, on va faire un tour, Allez, viens », il se passe quelque chose. Sa mère sourit. Elle se sentait forte. Assez forte pour annoncer à sa mère qu’aux prochaines vacances, elle voulait partir avec son père, faire un voyage avec son père, revoir son père.

Elle s’y attendait. Tout le monde s’y attendait. Elle savait que sa meilleure amie, Laetitia, dérivait. Alors, quand la nouvelle s’est répandue, quand elle a appris le suicide de Laetitia, elle s’est effondrée. Difficile de se le pardonner. Elle savait bien qu’elle l’avait abandonnée, par peur des démons de Laetitia, de son malheur. Elle serait un monstre ? Elle aurait pu la sauver ? Les mois qui ont suivi, cela a mal tourné : insomnies, médicaments, ne plus y penser, pitié ! C’était l’année du bac. Elle l’a raté.

On fait comment quand tout est compliqué ? Elle voyait l’avenir dans une sorte de flou, de brouillard, impossible de faire des choix. Encore le lycée ? Encore la terminale ? Non, pas ça ! Tout semblait noué. Quand, un jour d’août, sa mère lui proposa de partir une semaine à Rome. Une ouverture, enfin. Déambuler ailleurs, se mettre dans un autre flux, un autre bruit du monde. Ça a marché !

Emmanuelle Heidsieck

11 juillet 2016
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