« La cassette, le minitel et l’autorisation de fumer dans les cafés sont une donnée d’archive »

Le récit, les attentes, formulées et informulées, de l’auteur en résidence – la position de passeur et sa porosité particulière... Quelques questions que nous avons posé à Pierre Senges, au bout de son séjour au lycée Jacques-Prévert.
Questions auxquelles il a répondu par le récit qui suit.


« La cassette, le minitel et l’autorisation de fumer dans les cafés sont une donnée d’archive »

Sur plusieurs semaines, plusieurs mois, cette résidence a été essentiellement faite de rencontres régulières avec une douzaine de jeunes étudiants du BTS culture audiovisuelle et artistique – étudiants de la section “son”, autrement dit, pour la plupart, voués à devenir ingénieurs du son, ou pour le moins à travailler avec leurs oreilles.
Leurs oreilles, justement, ont eu l’occasion de découvrir l’existence de cet objet étrange, la fiction radiophonique. Il a été très intéressant pour moi (et sans doute pour Stéphane Audeguy, qui m’accompagnait sur ce projet, en tant que représentant de la “structure d’accueil”) de voir comment ces jeunes travailleurs du son, techniciens, mélomanes, se sont emparés de l’objet fiction radiophonique, comment ils se sont pris au jeu de l’écriture d’un texte en appliquant à l’exercice leur savoir-faire, leurs manies, leurs désirs, leurs expériences, leur vocabulaire.
Il s’agissait, au cours des premières séances, d’écouter des extraits de pièces radiophoniques, pour découvrir cette forme particulière, ses contraintes et ses possibilités, pour découvrir aussi les différentes manières d’écriture possibles, et de réalisation (depuis le réalisme des situations de comédie jusqu’à des créations plus abstraites, poétiques ou allusives).
Puis, les étudiants se sont livrés à de premiers exercices, courts, en guise de mise en train, avant d’entamer le travail plus long de l’écriture, par groupes de deux ou trois, d’un feuilleton radiophonique – en respectant les contraintes de la radio : de durée, de nombre de personnages, de cohérence d’écriture, contraintes formelles et thématiques, etc.
Cinq professionnels de la fiction radiophonique sont venus présenter leur travail : l’occasion d’aborder l’écriture d’une façon plus concrète, et aussi d’évoquer la fiction radiophonique de cinq points de vue différents. La première rencontre avec Laure Égoroff, réalisatrice, a été déterminante : sa parole a complété avec bonheur et efficacité, et enthousiasme, les propos plus abstraits de l’auteur en résidence. Il était très agréable de voir comment les étudiants sont entrés en contact avec Laure Égoroff, de techniciens à technicienne, de connaisseurs à connaisseure (sic), et de futurs professionnels à professionnelle. La générosité avec laquelle Laure a parlé de son travail, et son enthousiasme, ont même suscité des vocations : des stagiaires à Radio France.
Thibault de Montalembert est venu parler des fictions de sa voix de comédien, passée par tous les véhicules (cinéma, théâtre, télévision, radio, lecture, doublage), ce qui a permis de très éclairantes comparaisons. Céline Geoffroy est venue parler de son travail de conseillère littéraire : un regard d’éditeur sur le texte et une bonne connaissance des critères de programmation. Son intervention a permis de marquer le commencement “officiel” de l’écriture d’un feuilleton, comme si France Culture passait commande à de nouveaux jeunes auteurs.
Plus tard, Sophie Bissantz, au cours d’une séance mémorable, est venue évoquer en action son métier de bruiteuse ; et pour marquer la fin de résidence, Bernard Lagnel est venu parler, lui aussi de professionnel à professionnels, du mystère du son binaural.
Par chance, en décembre, les étudiants ont pu assister aux premières répétitions (et mise en place technique) d’un “concert-fiction”, Une aventure de Huckleberry Finn, au studio 104 de Radio France. Cette fois encore, la réalité matérielle des répétitions, la présence des comédiens, des bruiteurs, des techniciens, ont permis aux étudiants d’envisager l’écriture d’une façon plus tangible.

L’enthousiasme et l’énergie de ces douze jeunes gens, animés par Stéphane Audeguy, ont été un ravissement – détourner ces étudiants d’une passion plus technique et musicale pour les faire plancher sur des lignes de dialogue n’était pas forcément, pour eux, une promesse de plaisirs. À cet enthousiasme et cette énergie, il faut ajouter une belle complicité entre ces étudiants pourtant divers de lieux et d’esprit, tout à fait bienvenue dans le cas d’une écriture collective. Ce respect mutuel, inspiré peut-être par un intérêt commun pour les câbles xlr et les directivités cardioïdes, a permis de construire cinq épisodes d’un même récit, une biographie courant sur plusieurs décennies, et a permis également d’assurer la cohérence de l’ensemble, formelle, thématique, ou psychologique.

J’imagine qu’il n’existe pas d’enseignement valable sans enseignement retour reçu par l’enseignant de la part des enseignés – ici, sous la forme de questions, de suggestions, et à la lecture même des premiers textes : on apprend ainsi, au cours des discussions avec les étudiants, l’importance du point d’écoute. Par ailleurs, travailler de façon presque archéologique sur les musiques et les techniques des années 1970 (le feuilleton suit les aventures d’un ingénieur du son de 1970 à nos jours permet de confronter des savoirs directs et indirects (la cassette, le minitel et l’autorisation de fumer dans les cafés sont une donnée d’archive ; en revanche, le disque vinyle existe avec ténacité, et la bande magnétique est un savoir mi-abstrait, mi-concret), ou comparer nos conceptions de l’aujourd’hui (pour des étudiants de 19 ans, écrire un sms en abrégé revient à agir de façon délicieusement rétro).

Ajoutons : de sérieuses négociations au sujet du registre de langue, d’intéressantes conversations sur les mérites comparés de tel ou tel groupe de musique pop, le respect non-antiquaire à l’égard de certains outils anciens (amplis à lampes), un encyclopédisme musical ou cinéphile nourri vingt-quatre heures sur vingt-quatre par un Internet Corne d’Abondance, des questionnements spontanés et justes à propos du nom des personnage, du rythme d’une scène, de l’effet d’un gag ou de la dernière scène d’un épisode.

Toutes ces questions, ces conversations, ces relectures, l’écriture à plusieurs mains d’un feuilleton en cinq épisodes invite à clarifier ses pensées sur la question de la dramatique radiophonique : en parler suppose de partager des expériences, une relative compétence acquise sur le tas, et parfois de présenter sous une forme rationnelle partageable ce qui était une intuition. Les ateliers d’écriture permettent alors (c’était prévu ? ou c’est une découverte ?) de porter un regard renouvelé sur ses propres façons de faire, que ce soit pour l’oreille ou pour la lecture muette ; et contrairement à l’idée d’un auteur inspiré par on ne sait quel démon bavard, il est toujours bon de connaître les outils.

Pierre Senges

7 septembre 2016
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