Cécile Wajsbrot | Incidences climatiques en littérature 10

TROIS ÉTÉS

(7 janvier 2015)

« Les nuits étaient trop chaudes. Dormir, éreintait. Et les matinées, lourdes et vides, se passaient à sortir lentement de ces nuits. »
Que faire d’autre qu’être là, l’ennui et la monotonie, la répétition, on l’a vu, sont l’un des ressorts du roman. L’attente, aussi.
« Toujours attendre tout le monde, dit Jacques. Attendons. »
Quelle échappatoire trouver ? Le monde entier – ou presque – est pris au piège.
« C’est pareil dans toute l’Europe, dit Ludi, à Paris 43, à Modène 46, à Berlin aussi 43 comme à Paris. »
Oui, comment échapper ? Un moment la promenade en bateau fait figure de rêve, se dessine comme la solution à cette immobilité forcée qui s’est emparée de la vie. Au début tout va bien, on rit, on sent le vent, la côte défile – le mouvement gagne. Mais bientôt des falaises s’élèvent, de plus en plus haut. L’homme propose de voir le fond de la mer à l’aide de lunettes sous-marines. Alors que la promenade se passe au soleil le matin, c’est un paysage nocturne qui se dessine.
« Alors des gouffres nus et vides apparaissaient. Une ombre bleue s’en élevait, délicieuse, qui était celle d’une pure et indécelable profondeur, aussi probante sans doute de la vie que le spectacle même de la mort. »
Ainsi, l’aventure se termine dans les mêmes affres que l’attente passive – la fixité de la mort les rattrape.
« Vous ne savez pas, dit Diana, que nous ne sommes pas des gens à pouvoir supporter le fond de la mer ? »
Même si l’homme répond que personne ne le peut, il semble qu’il y ait comme une malédiction qui pèse sur ce petit groupe de vacanciers. Quoi qu’ils entreprennent, ils ne peuvent fuir la chaleur, omniprésente et qui les poursuit, tel l’œil de Caïn.
Contrairement aux chapitres précédents, qui se terminent tous à la nuit et s’ouvrent sur le lendemain matin, le chapitre quatre et dernier est séparé du troisième par une sieste. C’est donc le même jour qui s’étend sur ses deux chapitres, celui de la promenade en bateau. Sara prévient la bonne qu’elle va sortir, ce soir-là, et qu’il lui faudra donc garder le petit. Sara a décidé de rejoindre au bal l’homme au bateau, de l’autre côté du fleuve. Mais la bonne a justement rendez-vous avec son amoureux. Finalement, elles décident de se partager. Sara ira rejoindre l’homme au bateau avant de rentrer libérer la bonne. Mais lorsqu’ils se retrouvent l’après-midi sur la plage, Sara n’est plus sûre d’aller au rendez-vous du soir.
Quelque chose d’autre s’est mis en branle qui fait reculer le bal dans les zones de l’irréel. « Tu aurais pu être là », dit l’homme, se projetant dans un avenir tout proche — quelques heures plus tard — mais à l’irréel du passé, façon d’annoncer qu’il a perçu son renoncement. « On peut toujours le croire jusqu’à ce soir », répond Sara. Tandis que l’épicier ayant raconté auparavant qu’il avait passé vingt ans avec une femme « qui ne change pas du tout », s’imagine, dans ce chapitre, « avec n’importe quelle autre femme pourvu qu’elle ait aimé voyager avec moi ». La dispute entre Ludi et Gina a le même thème, « Gina : elle ne changera jamais jusqu’à la mort ». Car Ludi aimerait aller en Amérique mais Gina refuse obstinément. Immobilité et mouvement, là encore, s’affrontent.
« - Tu me diras quand on pourra parler de ce voyage, dit Ludi, l’heure et le jour.
- Dans l’autre monde, dit Gina, je veux bien, pas avant. »
« Qu’est-ce que vous avez tous à vouloir toujours bouger ? », dit-elle au petit groupe de nouveau réuni.
Oui quelque chose, insensiblement, a changé. Le voyage est entré dans la conversation pour un nom énoncé, celui de Paestum. C’est Jacques qui propose ce voyage à Sara – avec un arrêt à Tarquinia. Lorsqu’il en est question pour la première fois, Sara n’en a pas envie. Mais lorsque Jacques envisage d’y aller seul et de lui laisser alors le champ libre avec l’homme au bateau, Sara lui annonce qu’elle veut partir, elle aussi.
Paestum devient ce nom, ce refrain poétique qui vient scander la fin du roman, comme le seront Hiroshima ou Lahore dans d’autres œuvres de Duras, un chant repris par les personnages, l’un après l’autre. Alors que l’impossible de la tentation amoureuse a été établi — « Ce n’était pas si grave, dit [Sara]. Des vacances que je voulais prendre de toi » — le voyage prend sa place. Un mouvement pour un autre. Contrairement au Marin de Gibraltar, où le narrateur quitte sa femme pour aller plus loin, dans Les Petits Chevaux de Tarquinia, le voyage se fait ensemble et le couple est sauvé grâce à lui. Dès la décision prise, le mouvement gagne, s’étend aux autres personnages, à l’ensemble du roman. La vieille signe le certificat de décès de son fils, le bal reprend de l’autre côté du fleuve, la bonne peut sortir, et Sara s’endort avec l’espoir de la pluie – c’est la dernière phrase du roman. Le cercle de la pétrification est brisé. La pluie, certainement, viendra.

Bien sûr, ce n’est pas pareil, L’Été 80 n’est pas un roman mais une suite de chroniques, et qui plus est, une œuvre de circonstance. À l’origine, Serge July avait demandé à Marguerite Duras d’écrire un texte quotidien pendant un an. « J’ai dit un an c’est impossible, mais trois mois, oui […], la durée de l’été. » Et puis, elle ne veut pas d’une fréquence quotidienne mais plutôt hebdomadaire. Avec ce qu’elle aura choisi, qui se tiendra en dehors ou au-dedans de l’actualité. Le livre est publié en septembre, à peine l’été achevé. « Un égarement dans le réel », voilà comme elle caractérise ce texte où il est question des Jeux olympiques de Moscou, et puis de l’Iran, de l’Afghanistan, et de la grève du chantier naval de Gdansk. Des noms de villes et de pays parsèment le texte comme Duras sait le faire, dans ce qu’elle écrit, et par leur présence même et leur répétition, lui donnent un horizon d’ailleurs. Il y a ce garçon, aussi, qu’elle voit sur la plage, qui se tient à l’écart, ne joue pas. Et puis la monitrice, qui raconte à l’enfant l’histoire de David, un enfant sur une île.
La mer — la Manche et non plus la Méditerranée — est là, aussi, comme sont présents les pétroliers, et les formes du port d’Antifer. L’enfant est enfant, comme dans Les Petits Chevaux de Tarquinia, mais plus isolé encore, extrait de sa famille pour être livré à la solitude, puis à l’amour qui s’ébauche avec la monitrice — l’une des nombreuses figures de l’impossible durassien. Le temps au sens météorologique a son importance. Début du chapitre deux : « La brume recouvre la totalité du ciel, elle est d’une épaisseur insondable, vaste comme l’Europe, arrêtée. » Même étendue de la fixité du paysage à l’ensemble de l’Europe, même fusion du temps météorologique et de la situation politique – même si cette fois, ce sont les événements de Gdansk, contemporains, vers lesquels se porte l’attention, et non les vestiges d’une guerre à peine terminée. C’est la brume au lieu du soleil mais le soleil, « fixe comme la loi », et l’ennui de ces vacances « coûte que coûte » procèdent de la même immobilité que dans Les Petits Chevaux de Tarquinia. Et dans L’Été 80, ce sont les événements politiques qui cherchent à contrer l’immuabilité, allant tantôt vers l’espoir, comme à Gdansk, tantôt vers la fermeture, comme en Iran ou en Afghanistan, rejoignant la pétrification de l’été.
Le chapitre 4 commence ainsi :
« L’été est là, indubitable. Il fait chaud. Il y a des orages qui passent et qui crèvent sur la Manche presque chaque jour, mais après ces orages le soleil est brûlant. Il ne dissipe pas la tristesse de la plage. »
Une trentaine d’années plus tard, l’été demeure, pour Duras – en tout cas l’été européen – cette plage d’ennui et d’immobilité qui rend toute relation finalement impossible – la monitrice demande à l’enfant de partir avant de s’étendre et de s’éteindre sur la plage, les deux corps disparaissent, celle de la jeune fille dans la mer, celui de l’enfant qui se fond au milieu des autres, dans la ville. Peut-être même qu’elle rend tout événement impossible. Et comme trente ans auparavant, la dernière phrase est pour la pluie. Comme si le temps qu’il fait était à la fois ce qui met le monde en mouvement et ce qui l’arrête, comme si le climat et ses changements ou sa continuité étaient le seul événement possible.

Il faudrait, mais cela dépasserait de beaucoup l’objet de ce cours, dessiner un imaginaire colonial de la littérature française d’après-guerre, un horizon méditerranéen de l’été. Duras est née en Indochine, Camus, en Algérie – à cette époque, ces deux pays étaient des territoires français. Et tous deux portent eu eux des paysages singuliers, et sont peut-être les premiers à accorder à la chaleur, à l’été, un rôle essentiel dans la littérature.
Sans retracer l’œuvre nombreuse de Camus, dire simplement que L’Étranger est paru en 1942, La Peste en 1947, l’essai intitulé L’Homme révolté en 1951, et que leur font suite les essais de L’Été, rassemblés et parus sous ce titre en 1954. Année qui marque le début officiel, si on peut dire, d’une guerre d’Algérie commencée dès le 8 mai 1945 avec le massacre de Sétif, année qui marque aussi la fin de la guerre d’Indochine. Les textes datent de 1939-1940 et s’étagent jusqu’en 1946, répertoriant le choc de la guerre et de l’après-guerre. Ils se font l’écho à la fois du tragique de la défaite et de l’espoir qu’elle pourrait, qu’elle devrait engendrer. Les Amandiers (1940) font état du tragique de l’époque. Mais ne pas confondre tragique et désespoir, dit Camus qui y raconte l’attente, en Algérie, de la floraison des amandiers.
« Je patientais toujours dans l’hiver car je savais qu’en une nuit, une seule nuit froide et pure de février, les amandiers de la vallée des Consuls se couvriraient de fleurs blanches. »
L’espoir vient de la couleur, d’un blanc qui n’est pas celui des contrées froides mais celui des pays de l’été, de la chaleur, condition de l’élan vital pour Camus. Face à l’Europe humide et noire évoquée dans Prométhée aux Enfers, la force de caractère qui finira par vaincre est celle « qui résiste à tous les vents de la mer par la vertu de la blancheur et de la sève », ces fleurs blanches d’amandiers preuves vivantes de l’espoir.
Peu à peu se construit un monde à deux pôles géographiques - météorologiques tout autant que métaphoriques, l’Europe « aux arbres nus », « l’hiver du monde », et la Méditerranée, « la lumière ».
Le projet d’origine de Camus était de « traverser une mer à la rencontre de la lumière » pour refaire le périple d’Ulysse. Mais l’époque et la déclaration de guerre ont voulu qu’il se trouve ramené aux portes de l’Enfer, pour reprendre son expression. L’olivier, le raisin, sont perdus – momentanément. En Provence le paysage livre une vérité, « la foi tranquille en l’homme […], l’obstination nécessaire pour vaincre un sort contraire ».
C’est dans L’Exil d’Hélène que Camus révèle son art poétique. L’Europe s’est fourvoyée dans la « tragédie de l’âme », depuis le christianisme et plus encore depuis Dostoïevski. Elle a ignoré les paysages. « Délibérément le monde a été amputé de ce qui fait sa permanence : la nature, la mer, la colline, la méditation des soirs. » À cela s’est opposée l’histoire des rues, l’histoire des villes – dans lesquelles court l’Histoire. Ce texte, qui date de 1948, porte l’empreinte du choc de la Seconde Guerre mondiale, alors que les guerres coloniales ont été déclarées ou couvent, que leurs suites cruelles s’annoncent. La beauté, que Camus appelle à retrouver, celle des Grecs, celle du paysage, pourrait agir comme un antidote au poison de l’Histoire, qui ne signifie que le triomphe de la violence.
Ainsi l’été, au contraire de Duras où il porte l’écho des événements du monde par sa capacité à pétrifier, comme le font l’horreur, la violence, tout mouvement, toute pensée, l’été est, chez Camus, occasion d’espoir, de contemplation, de sérénité. Plus qu’une halte dans la laideur des convulsions du désespoir, il est l’affirmation d’un « tragique solaire », qui ne nie pas la tragédie mais la sublime en beauté – la beauté d’Hélène, loin de la guerre de Troie.

29 septembre 2016
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