Vivre et dire non, Edna O’Brien

Les petites chaises rouges d’Edna O’Brien, traduit de l’anglais (Irlande) par Aude de Saint-Loup et Pierre-Emmanuel Dauzat, vient de paraître aux éditions Sabine Wespieser.


 

Comment parler du mal absolu quand on s’appelle Edna O’Brien ?
Comment écrire sur un criminel de guerre, un bourreau serbe dont tout le monde a entendu parler, dont on a suivi le procès, Radovan Karadzic ?
Comment quitter le territoire irlandais qui a fait la magie de la plupart de ses précédents livres, Les Filles de la campagne (trilogie) ou encore La Maison du splendide isolement (quel titre !) ?
Comment s’approprier un tel matériau ?
Et, surtout, comment en faire une histoire d’amour ?
Pour oser cela, il faut être une grande.
Edna O’Brien est une grande romancière.
Et, au fond, c’est en osant le point de vue le plus éloigné, le plus risqué qu’elle peut se hisser à hauteur du défi.
Karadzic, renommé Vladimir Dragan, n’est pas le héros du roman. C’est Fidelma, dite Fifi, belle femme triste et mal mariée, l’héroïne.
C’est elle, dans un petit village d’Irlande, qui entre en dialogue avec le mystérieux docteur Vladimir, débarqué on ne sait d’où, avec son charme et ses mains guérisseuses. Il soigne toutes les femmes du village, à commencer par une nonne. Qui n’irait se confier à ce docteur des âmes et des corps ?
Mais pour Fidelma il s’agit d’autre chose, il s’agit d’une conversation secrète qu’elle entretient avec elle-même, quelques fantômes et le rêve d’un enfant qu’elle n’arrive pas à avoir. Le docteur Vladimir, poète à ses heures, parvient à pénétrer cette conversation secrète, Fidelma pense avoir trouvé l’âme sœur.
Aucune naïveté, sauf l’étrangeté de l’amour qui s’incarne parfois dans la plus grande des perversions. Qui raconte l’improbable, voire l’impossible. Seul le philtre amoureux produit de tels égarements, des rencontres qui ne devraient pas avoir lieu.

La première partie du roman d’Edna O’Brien raconte une forme de résurrection, de retour à la vie dans l’opulence des paysages et des sentiments éprouvés par Fidelma. Comme on sait ce qu’on lit, on tremble. Parce que l’amour est tel qu’on ne résiste pas, qu’on est déjà tombé-e.

La deuxième partie s’ouvre après la catastrophe. Après les lettres rouges sang qui ont inscrit « où copulent les loups » sur le trottoir, après l’arrestation de Dragan, après la révélation inouïe de son identité, la reconnaissance publique de sa monstruosité qui vient recouvrir l’autre révélation, intime, plus que ça, lovée dans les entrailles de Fidelma : elle est enceinte de Dragan.
Au corps de l’amour succède le corps du mal. La métaphore a excédé la honte, la culpabilité. Dragan a transmis la possibilité du mal à Fidelma. Fidelma s’est fait à son corps défendant, à son esprit défendant, récipiendaire du mal qu’incarne Dragan.
Que reste-t-il à cette femme ? La chute ? À travers la folie, le suicide ?
Mais c’est une héroïne d’Edna O’Brien, c’est le courage que Fidelma a en partage.
Jetée hors d’elle-même, hors de sa vie, Fidelma se retrouve à Londres, déclassée, contrainte à des travaux i-gnobles, selon le sens premier du terme, « non nobles ». C’est au contact de migrants comme elle, de solidarités ouvrières, d’une petite fille grave et solitaire, Mistletoe, que Fidelma retrouve des repères, refait ses forces. Il y a de l’expiation dans ce destin, mais pas seulement. Il y a de l’endurance au mal. Il y a le discernement, le désir et la volonté d’y voir clair. Et, enfin, il y a ce qu’on peut opposer au mal absolu, la force de l’affronter.

Troisième partie du roman : Fidelma se rend au procès à La Haye. Cela n’est pas encore assez. Il faut parler maintenant. Il faut que ce qui n’était que rendez-vous dérobés, mensonges, illusion, masques et fuite soient démontés pièce par pièce. Que le face-à-face ait lieu, dans l’immobilité et les murs infranchissables d’une prison. En rêve, dans une chambre d’hôtel où la question enfin posée ne recevra jamais de réponse : « Ta nature profonde a toujours été le mal ? N’as-tu jamais été innocent ? »
Au bout du voyage, il n’y a rien. Ni explication, ni pardon, ni raison. Fidelma a fait le chemin. Elle a compris ou trouvé quelque chose : la conscience que vivre est encore la seule façon de dire non au mal absolu.

1er décembre 2016
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