Diane’s smoked portraits


Le regard de Pierre Barès se pose sur des chevelures trouvées dans les rues et, àpartir de là, il photographie des sortes de paysages, de jardins secrets, des jardins de têtes...


Avec un cri de rage au ciel de la forêt ;
Et le splendide bain de cheveux disparaît
Mallarmé, L’après-midi d’un faune

Des cheveux coiffés bien sà»r mais tout de même, il y a en clair et de façon délibérée l’idée de plusieurs réalités qui se tiennent làet se présentent, se représentent, en même temps.

Pour réaliser, trouver des coiffures pareilles ils se sont creusés la tête, au sens littéral, comme Mallarmé creusait le vers. “Ils†: les coiffées et l’artiste qui les voit et qui très vite les regarde sur le fond devant lequel ils passent.
La chevelure,
Se pose (je dirais mourir un diadème)

Le regard de Pierre Barès se pose sur des chevelures trouvées dans les rues et, àpartir de là, il photographie des sortes de paysages, de jardins secrets, des jardins de têtes qui extravaguent des jeunes corps qui les portent. Seul un artiste jardinier peut saisir une telle puissance de condensation formelle sur quelques centimètres carrés d’espace corporel. La coiffure comme hortus conclusus qui signe àla fois l’impénétrabilité de la personne qui la porte (les photographies ne montrent jamais les visages) et son intraduisible appel.

Un regard en grâce d’ingénuité tactile, une traversée forestière de moments picturaux, une immersion dans Le Bain de Diane,
un tableau de Corot du musée des beaux-arts de Bordeaux qui a laissé des traces reviviscentes dans ma façon de contempler les arbres, et me voilàpartie dans quelque nécessité réminiscente : une fantasmagorie paysagère des cheveux.

Des chevelures qui exigent les maturations les plus sà»res, les divinations les plus lentes, des coiffures délicatement mà»ries, des exigences d’absolu et de travail accompli fulgurent la beauté que plus personne n’ose dire. L’artiste recrée le silence sensuel et la musique physique de compositions de cheveux qui n’auraient pas été entendues si les photographies n’avaient pas su en maîtriser le rythme.

Alors la chevelure ne s’extravase pas, ne se répand pas en artifices. Elle se fixe en son dessin et montre sa puissance de vie au moment même où elle cesse d’être poil pour devenir image. Chute icarienne de têtes privées de visage pour avoir voulu monter trop haut au sommet du corps : àla racine des cheveux les tracés infléchis de sensations vécues inscrivent le secret qui ne peut être écrit autrement et ailleurs sauf en un Bain de Diane. "Avec un bout d’arbre, Corot dira tout" disait Monet, Pierre Barès le dit avec sept photographies de coiffures de femme que l’amateure nomme Diane, le divin père de la déesse lui ayant donné d’être appelée d’une pluralité de noms.

Le crime de cheveux

La chevelure vol d’une flamme àl’extrême
Occident de désirs

et la déesse des forêts reçoit enfin le roi cornu
Diane a penché sa tête vers la tête du cerf pour entendre àquoi ressemblait le plaisir
“Si tu peux le raconter, j’y consensâ€

Mais la mort glorieuse du héros achève sa course nuptiale : il n’a pas plus tôt fait gémir la Reine que déjàl’innombrable meute remplit la grotte de ses aboiements ; les chiens enfoncent leurs crocs dans sa fourrure et tandis qu’il le mettent en pièces, le roi arrose de son sang le corps éblouissant de la Vierge.
Pierre Klossowski, Le Bain de Diane, 1956

et elle ne vit rien qu’une giclée du sang de la bête se poser sur ses mèches rebelles.

Depuis toujours la rébellion est rouge.
Dans la contradiction déchirante entre l’amour sacré et l’amour profane, le cerf,
Le Faune, l’artiste est nu, une nudité de héros tendre, comme si la tonalité rouge n’avait jamais cessé d’instiller sa morsure dans le désir.
Non ! La bouche ne sera sà»re
De rien goà»ter àsa morsure
L’appel du sang et du désir,

Mallarmé lui-même s’amusait às’appeler Faune àce motif que sa flà»te file. Le Faune antique n’avait pu saisir la nymphe Syrinx mais avait transformé en flà»te le roseau dans lequel elle s’était transformée. Syrinx et le Faune mêlent leurs voix. On ne sait plus qui est qui et quoi est quoi.

L’artiste peint devant la déesse nue de la chasse et de la lune, le poète écrit àpartir du dénuement d’un crime :
Mon crime, c’est d’avoir, gai de vaincre ces peurs
Traîtresses, divisé la touffe échevelée
De baisers que les dieux gardaient si bien mêlée,

les branches souples et flexibles font cortège àDiane avec une légèreté aérienne.
Par une étude incessante des arbres, et non par de vains efforts d’imagination et de fantaisie, Camille Corot laisse la brume se lever.
La tête aux cheveux de brosse dure et noire ne se lèvera pas, pourtant quelque chose se lève àl’intérieur du rectangle photographique : un trou noir d’où versent, s’inversent des tracés plumeteux d’un rouge exotique.

Les Romains offraient des sacrifices àDiane dans une grotte appelée Trou de la Lune.

Dans le fond de ce vallon est une grotte silencieuse et sombre, qui n’est point l’ouvrage de l’art. Mais la nature, en y formant une voà»te de pierres ponces et de roches légères, semble avoir imité ce que l’art a de plus parfait.
Ovide, Métamorphoses, Livre III, 138-252

Le corps àpeine amorcé de la jeune femme photographiée est rouge aussi, du même rouge vif que les mèches affolées. La déesse de la chasteté et de la virginité aujourd’hui a perdu sa vertu, un cruel renversement du sort l’a sacrifiée àson tour et le sang coule du trou noir de sa tête dont les narines percées d’anneaux marquent la domesticité contrainte. Seule une nymphe a résisté dans l’illusion d’une mince tresse de cheveux blonds.

Cette coiffure sur fond uni, quasi blanc, dur, qui précipite la perception, force le regard, impose la figure dans toute sa clarté, sa franchise, dans un décentrement àgauche de la tête, tient tout l’espace comme le fameux arbre Le Rageur
dans le bosquet de droite du tableau de Corot. Le volume noir sculpte une présence féminine qui rage de l’impossible cri de son corps désirant.
Les branches naturellement contournées se crispent sous l’action des vents. Le Rageur, comme l’affirment les frères Goncourt dans Manette Salomon mérite son nom :
les arbres énormes, les chênes superbes ne lui donnaient point cette heureuse impression du bonheur des choses qu’on ressent devant leur épanouissement... À voir la torsion de leurs branches noires sur le ciel, la convulsion de leurs forces, le désespoir de leurs bras... l’air de colère qui a fait donner àl’un de ces géants le nom qu’ils méritent tous...

Les torsions des bras nus des nymphes qui accompagnent Diane dessinent des gestes d’air, des gestes d’appel, des gestes d’amour, des gestes représentés par les artistes depuis l’antiquité gréco-latine jusqu’à
Paul Armand Gette. Ut pictura hortus, le Pubis de Sophie recueille pétale après pétale l’énumération amoureuse de l’artiste botaniste qui effeuille la rose comme une marguerite : rosa, rosa, rosam, rosae, rosae, rosa. Une déclinaison en reconnaissances au mot “nymphe†: la botanique, la zoologie, l’anatomie, la mythologie utilisent le même mot. Plante cultivée et peinte par Monet, autre nom de la chrysalide, petites lèvres de la vulve, déesses des bois, des sources, des montagnes, les nymphes se confondent aux lisières des étangs, des états intermédiaires entre la larve et l’insecte, des sexes de femme et des paysages.
Dans une clairière éventée, enivré par la danse des Dryades, Le Rageur a grandi double en deux arbres poussés l’un contre l’autre : le plus grand est le plus droit, le second le plus courbe. L’étang, miroir du ciel et des Naïades est un fragment lumineux qui divise en deux l’espace pictural et affaiblit l’ombre de la rive et du bosquet. La question du double est originaire : ombre, reflet, écho, conscience, secret, mystère réfléchi par l’Å“uvre d’art, pli dialectique ou envers des choses : “Le narcisse est ce piège que fit croître la terre pour la jeune fille semblable àune fleur àpeine éclose†(Françoise Frontisi-Ducroux Prosopon- Valeurs grecques du masque et du visage. )

Ovide décrit comment s’enfoncent les dents cruelles des chiens dans le corps d’Actéon, maître double, homme éperdu de désirs animaux et animal perdu de se savoir une âme.
Impressions fugitives, L’ombre, le reflet, l’écho, pourtant, « l’atelier de sculpture sur la tête  », comme le nomme et le photographie Pierre Barès, n’a pas d’ombre ; àmoins que cette ombre une fois encore soit la première, celle d’où est né le dessin, d’une ombre portée sur un mur et du tracé d’amour qui l’entoura.
« La coiffure est une façon d’être chaque matin  » écrit l’artiste et le crime du cheveux, ici, une façon de laisser une trace.

Le circuit de coiffure

Parmi les différents organes de l’homme, on doit commencer par la tête assène Le Livre des Propriétés des Choses, une encyclopédie du XIV ° siècle. Parmi les différents atours de “la femme†on doit commencer par les cheveux, mais sans or soupirer, quand les cheveux circulent en tours et détours, en harmonie circonvolutive et neurocérébrale. Aussi vrai que le bleu du ciel passe entre des feuilles d’arbre, les divers tons et la légèreté des valeurs de vert d’un fond de branchages palmifides dispensent àcette chevelure un effet d’ondulation rupestre. Les réussites de l’art ne sont pas une preuve mesurable de la réalité des choses. L’artiste ne photographie pas la chose mais l’effet qu’elle produit. La circonvolution capillaire si difficile àsaisir dans sa marche secrète, quoique si ordonnée dans son résultat, montre dès le premier regard tous les sens de la tête et la tête dans tous les sens.
Dans un circuit symbolique, il faut que ça circule, l’énergie libidinale. Les plus grands artistes ne s’y sont pas trompés, ce n’est pas pour rien que Giacometti a cherché toute sa vie àfaire une tête.
Un cerveau se compose de deux hémisphères, quatre tubercules quadrijumeaux entre lesquels se trouve le tronc de la glande pinéale. Un arbre est composé d’un enchevêtrement de branches maîtresses qui partent d’un tronc dénudé et de branches secondaires disséminées en rameaux de dreadlocks africains.

Les cheveux de la femme, dit Ogotemmêli, sont ceux du Nommo. La pointe qui sert àles séparer est comme le peigne du métier àtisser qui sépare les fils de la trame.
Marcel Griaule, Dieu d’eau, Fayard, 1966, biblio/essais, p.91)

Dans cette coiffure l’amateure de déplacements impromptus voit deux hémisphères, quatre tubercules, des enchevêtrements de branches maîtresses, comme il se contorsionne l’arbre, comme il va dans tous les sens tout en restant immobile, et àpartir d’un tronc dénudé, elle use sa salive àparler de la dissémination de la sève jaillie de la glande pinéale d’un Bouc :

L’air y est aussi chaud que ma propre urine et la lumière chiche
montre àmon endroit une femme nue maniée par le vent
Sophie Loizeau, Environs du Bouc, Editions Comp’Act, 2005, p.55

Mais l’encéphale reste fermé dans sa boîte crânienne, l’arbre cache toujours la forêt et neuf femmes nues, Diane et les nymphes, sont maniées par le vent. Cette coiffure est plus rupestre qu’aquatique dans son volume noir majestueux. Mes yeux se posent inévitablement sur le gros rocher circulaire àla gauche du tableau. Reste sans doute d’un grand cataclysme de l’époque tertiaire, vestige d’un éboulement de roches gigantesques, le bloc d’un gris de lave où poussent de frêles et frissonnants bouleaux rappelle le grand Å“uvre de la forêt si difficile àsaisir dans sa marche globale.
Le regard hésite entre le bloc-sculpture de roche basaltique et l’arbre double, dressé enraciné au profond de la terre et offert dénoué dans l’infini du ciel. Dans sa forme àla fois phallique et maternelle la majesté de l’arbre impose sa puissance céleste àla pierre trop forte de son poids et la fragile construction du chignon se révèle toute autre : elle ne tient qu’àune épingle qui se montre discrètement et àquelques mailles de filet. « La coiffure est une façon d’être chaque matin  » écrit l’artiste, le circuit de cheveux une façon d’user d’un filet pour attraper les jours.

La Diane àla Fourrure

Sans autre lien avec La Vénus éponyme que la parure animale tout autour de son cou, la Diane aux courtes tresses cuivrées n’aspire ànulle domination. Son port de tête est bien trop droit pour supporter autrement sa beauté naturelle qu’en l’offrant en pure perte dans des échanges réciproques qui supposent écoutes et répons. Pourtant elle se blesse parfois. Diane n’est pas une écorchée, seulement quand la chasse est trop vive, elle habite sa peau àl’extrême et a besoin de la douce fourrure de son col pour traverser les ronces sans se déchirer aux épines. Armée d’un arc puissant et de flèches acerbes, elle pourrait sans mal percer le secret de son cÅ“ur. La déesse préfère le mystère des Nymphes au sien propre : elle les aime secrètes pour louer les dieux qui les ont accomplies. Celle qui aime connaît Dieu et elle porte sur la tête sa consécration.

« Un jour, alors qu’elle n’était encore qu’une enfant de trois ans, son père Zeus, sur les genoux de qui elle était assise, lui demanda quel cadeau elle souhaiterait recevoir. Artémis répondit aussitôt : « Je t’en prie donne-moi une éternelle virginité, autant de noms que mon frère Apollon, un arc et des flèches semblables aux siens, la fonction d’apporter la lumière, une tunique de chasse couleur safran avec une bordure rouge et courte jusqu’aux genoux, soixante jeunes nymphes océanes toutes du même âge comme dames d’honneur, vingt nymphes de l’Amnisos en Crète pour prendre soin de mes brodequins et nourrir mes lévriers lorsque je ne chasse pas, toutes les montagnes du monde et enfin la cité qu’il te plaira de choisir pour moi ; une seule suffira car j’ai l’intention de vivre dans les montagnes la plupart du temps. Malheureusement les femmes en travail m’invoqueront souvent, puisque ma mère Léto me porta et me mit au monde sans douleur, et que les Parques m’ont pour cela assigné d’être la protectrice des naissances.  »
Callimaque : Hymne àArtèmis 1. ss.

Diane est grande et imposante, elle a un beau visage et des tresses cuivrées. Fière de ses formes, elle en prend grand soin et c’est aussi pour cela qu’elle défend farouchement sa virginité et revendique sa pudeur. Ainsi, dès sa plus jeune enfance, elle demanda àDieu son père le droit de rester vierge et de vivre sur terre dans les forêts, en compagnie de ses amis les animaux et les nymphes. Le père lui accorda et on la voit aujourd’hui batifoler dans l’étang avec Crocalé, Hyalé, Rhanis, Psécas, Phialé sans doute et deux autres nymphes méconnaissables qui paraissent àpeine dans la pénombre du chemin sous le Rageur.
C’est làque la merveille de l’interprétation infinie d’un tableau se tresse littéralement àla posture joueuse des nymphes.
Une embrasse tressée de femmes, une triade ontologique de nudités qui se baignent reliées les unes aux autres par des gestes d’une même couleur, d’une même douceur, du même souffle d’air profond respiré ensemble quand les cris de joies s’échappent des poitrines gorgées de désirs. Au milieu des deux nymphes qui tiennent, l’une de la main gauche sa main gauche, l’autre des deux bras son épaule droite, Diane surnage les fesses àpeine immergées et dresse la tête vers une troisième femme qui se baigne un peu plus loin et qui lui fait signe. Le désir est toujours éloigné.

Une embrasse tressée de cheveux sur l’autre face de la tête prise dans trois mèches identiques séparées, le reste de la chevelure brossé afin que les mèches suivantes soient faciles àsaisir, la mèche extérieure gauche au-dessus de la mèche du milieu est maintenue : c’est ainsi que Diane obtient le premier tour de la tresse. Elle passe la mèche de droite sur la mèche du milieu et maintient, ensuite, les mèches tressées (et bien séparées) dans la main gauche, elle ramène une mèche libre àdroite par-dessus, sur la mèche du milieu. Elle mêle ces deux mèches de la main droite pour pouvoir mettre une mèche libre àgauche sur la mèche du milieu et ainsi de suite. En mêlant chaque nouvelle mèche àla mèche du milieu et en donnant un tour de tresse, la coiffure se construit petit àpetit : des tresses dessus qui batifolent comme les nymphes du tableau, dessous plus ordonnées, plus sages, plus noires aussi, moins lumineuses, moins éclairées.
L’ombre des tresses sur le cou forment un neuf en chiffres romains et rappelle l’éternelle enfance des nymphes qui ont neuf ans un point c’est tout parce que Diane l’a demandé àson père et que le dieu a exhaussé son vÅ“u.

Que jamais la voix de l’enfant en lui ne se taise, qu’elle tombe comme un don du ciel offrant aux mots desséchés l’éclat de son rire, le sel de ses larmes, sa toute-puissante sauvagerie.
René-Louis des Forêts, Ostinato, Mercure de France, 1997

parce qu’aussi Léto ne pu accoucher pendant neuf jour et neuf nuits car Héra la jalouse retenait Ilithye, la déesse présidant àl’accouchement. Un collier d’ambre et d’or libère Ilithye et celle-ci s’empresse de délivrer Léto qui met au monde d’abord Artémis et ensuite Apollon. Zeus offrit àsa fille l’amour pur (Agustina Izquierdo).
Il s’ensuit un flottement croissant de la limite entre la coiffure et la forme, l’apparence et la substance de la tête. Une oscillation aussi entre la figure et le fond. De tout visage, la coiffure est peut-être l’aura et tout autour d’elle l’espace géométrique de la chambre, camera obscura, puisqu’il faut bien circonscrire l’éblouissement d’un moment de vision pour en faire le don en le faisant image. L’acte de création est un éclair de l’être sa lumière blanche vient de, du, très haut. La photographie des fines courtes tresses amène àla lumière une tête de femme comme une forme jubilatoire faisant volupté de la matière de ses cheveux et l’artiste rend l’amateure sensible àla jouissance qui les a portés. L’artiste ne jouit jamais tant que lorsqu’il exhibe sa propre virtuosité et « La coiffure est une façon d’être chaque matin  », la Diane àla fourrure est une façon de toujours recommencer. Alors l’artiste recommence

La vérité des nymphéas

Çàet là, àla surface, rougissait comme une fraise une fleur de nymphéa au cœur écarlate, blanc sur les bords. Plus loin, les fleurs plus nombreuses étaient plus pâles,
moins lisses, plus grenues, plus plissées, et disposées
par le hasard en enroulements si gracieux qu’on croyait
voir flotter àla dérive, comme après l’effeuillement
mélancolique d’une fête galante, des roses mousseuses
en guirlandes dénouées.
Marcel Proust, Du côté de chez Swann

Les deux guirlandes dénouées de cheveux sont alternes, recourbées àl’arrière d’un diadème de dentelle noire de part et d’autre d’une raie médiane. Elles sont longues de 20 à30 cm de la base très dense des cadenettes àl’extrémité invisible des ramilles. Certaines toisons très ramifiées appelées priapines, peuvent atteindre 40 cm de longueur ; leur diamètre dépasse rarement 3 à4 cm. Les chapelets de cheveux sont souples et ondoient facilement aux mouvements de marche flottante sur la couche verte de lentilles d’eau. À l’arrêt, leur forme de mandorle donne àla partie flexueuse photographiée àl’avant droit une apparence hétérophyle gardée par un turion résistant.
L’hibernacle est en réalité un bourgeon de chair chevelu mis au point par le talent de la jeune coiffée pour capturer les regards et en absorber les matières désirantes. Sous le pinceau ébouriffé formé par l’extrémité attachée du bulbe une hampe fine et dorée comme un rai de lumière dans une annonciation italienne révèle le cÅ“ur échancré d’un calice rouge rubis.
Originaire d’Afrique du Sud, le lagarosiphon est une plante immergée de forte vitalité dont la poussée venue de l’étang de Diane fait avancer le regard, son dynamisme, sa tension, et la force impérieuse qui croît, croit,
croa croa croa aurait dit Jean-Piere Brisset
– puisqu’on y est faisons le tour de l’étang !
serrée dans la main de l’amateure émerveillée de tant aimer la nature. Cette tension, cette force qui met en mouvement la photographie, le tableau, puise sa ressource àla même origine motrice que les vers du poète. Il suffit d’ouvrir le livre au hasard pour sentir ces qualités d’emportement et pour mesurer qu’un tel effet doit bien peu de chose aux savoirs constitués des botanistes et des historiens.
De semer de rubis le doute qu’elle écorche
Ainsi qu’une joyeuse et tutélaire torche

Le rubis, pierre d’excellente dureté àla variété rouge dit corindon, est l’un des minéraux les plus durs et purs de notre monde. Ce sont de légères traces de chrome, de fer, de titane ou de vanadium qui créent la couleur rouge. Dans le tableau, une nymphe seule, lovée sur un bloc utricule de pierre dépourvue de chrome, de fer, de titane ou de vanadium, regarde en pensant vraisemblablement àautre chose dans la direction des autres femmes se baignant. Telle une renoncule aquatique àfeuilles chevelues elle flotte tranquille àla surface de l’eau. Dans le langage des fleurs la renoncule signifie « tu es radieuse, charmante et brillante d’attraits  ». Si parfois, comme le bouton d’or, on la trouve un peu trop envahissante, elle qui s’ouvre au matin et se ferme le soir, c’est àcause d’une forte présence qui compose la matière de sa pensée et de son âme et que l’on sent toujours là, avec elle.
Même isolée, la nymphe de la Grenouillère n’est pas seule, c’est une raine, rana, une rainette, ranunculus, une petite grenouille qui n’aime rien plus qu’offrir ses cuisses nues àla pierre si dure, si douce : une reine.

Diane a une façon d’habiter àla surface de la terre, sous l’horizon du ciel, entre le rythme du jeu nymphal et le mouvement d’immobilité tendue des arbres, que même parfois si la touche du peintre est trop dense, trop appuyée, le pinceau a tout pouvoir de pénétrer le fond de la matière et de produire des effets que n’auraient pu atteindre le geste le plus agile et empressé. Tout flotte d’une flottaison ordinaire qui prend le temps de flotter vraiment, l’instant présent, dans la brume et dans la lumière du tableau. Les nymphes ne craignent pas la venue d’ Actéon, Diane obéit aux désirs de ses compagnes, les femmes rient sans jamais parvenir àse rassasier des plaisirs de la forêt. Le peintre peint son amour pour elles, il ne peint pas des femmes nues au bain mais l’effet qu’elles lui font : un paysage. Corot appartient àla grande tradition du paysage classique dirait un historien, tant par la délicatesse de sa sensibilité, le juste sentiment des valeurs, la poésie de l’atmosphère, la fraîcheur aérienne de la palette que par sa manière unique d’annoncer l’impressionnisme. Pourtant, il s’est lancé tout seul “sur la nature†. C’est au cours de son premier séjour en Italie, de novembre 1825 àseptembre 1828 que l’artiste peintre fit l’expérience d’une autre façon de peindre le paysage. C’est au cours de sa première rencontre avec l’artiste Fréderic Bruly Bouabré àAbidjan, en avril 1995, que l’artiste photographia le dessus de la tête noire comme un paysage africain : (Septième partie du portrait de Frédéric Bruly Bouabré, 1995, Musée d’Abidjan) .


La coiffure, façon d’être chaque matin, invente un autre alphabet dessiné et écrit en observant une coiffure africaine de poète : La vérité des nymphéas.

Le comble de la coiffure

Merveille de science qui me dépasse, hauteur où je ne puis atteindre.
Où irai-je loin de ton esprit, où fuirai-je loin de ta face ?
Psaume 136,6,7

La déesse, toujours sur le départ, dans l’imminence d’un mouvement, d’une chute, d’un écart, d’une dislocation, quand c’est plus qu’un instant où elle s’en va chasser, porte sur la tête un espacement carnavalesque, un tissu répulsif, un texte blanc maculé de ponctuations endiablées, flèches forgées du feu d’ Héphaïstos et creusé des béances noires de l’Hadès. Le vÅ“u de pureté de la déesse est intraitable, elle résiste àtout Combat d’amours en usant habilement d’un accessoire de faux cheveux de laine qui éloignent les brames les plus puissants. Sa dextérité au tisser lui fait mettre six fils au centimètre, mais en utilisant un peigne de trois. Dans chaque dent elle enfile deux fils : l’un de vie, l’autre de mort. Ainsi, lorsqu’il y a des nÅ“uds dans la chaîne, et il y en a souvent, ils passent plus facilement.

Diane est adepte de l’ajoute,
– « tu en fais trop ma chérie !  »
lui disait un soir Néphélé, la mère des Centaures. La chérie rajoute au fur et àmesure des brins de laine de couleur qu’elle intercale entre les fils de la trame. Cela donne un semis décoratif. De plus le gros avantage est que l’on peut utiliser des laines disparates dont on ne saurait que faire. Un être hautement moral n’est pas une personne dépourvue de ruse et d’humour et la chaste divinité se souvient de ses lectures estudiantines dont elle a gardé un sens aigu du bricolage :

« L’ensemble des moyens du bricoleur n’est donc pas définissable par un projet (ce qui supposerait d’ailleurs, comme chez l’ingénieur, l’existence d’autant d’ensembles instrumentaux que de genres de projets, au moins en théorie) ; il se définit seulement par son instrumentalité, autrement dit, et pour employer le langage même du bricoleur, parce que les éléments sont recueillis ou conservés en vertu du principe que « Ã§a peut toujours servir.  »
Claude Levi-Strauss, La pensée sauvage, Plon, 1962 , Agora, 1985, p. 31

Diane est aussi douée de facultés mimétiques, sa capacité àse fondre dans l’espace qu’elle traverse est extrême. La coiffure est un comble d’accessoire qui joint le fond de la photographie àla forme de la figure dans un même espace de condensation coloré des mêmes vifs accents de lumière d’une vitrine. En faisant face àla surface de croisillons blancs et rouges et bien au-delàd’un cadre bleu dont le hors champ laisse augurer l’horizon fabuleux, l’invraisemblable tête constitue un assemblage de détails prémonitoire d’un éveil héroïque du Faune :

Inerte, tout brà»le dans l’heure fauve,
Sans marquer par quel art ensemble détala
Trop d’hymen souhaité de qui cherche le la :
Alors m’éveillerai-je àla ferveur première,
Droit et seul, sous un flot de lumière,
Lys ! et l’un de vous tous pour l’ingénuité

Mallarmé, L’après-midi d’un faune

Pierre Barès et Camille Corot ne sont pas aristotéliciens, pour eux l’espace n’est pas clos et fait de l’ensemble de ses lieux. Il n’y a pas un espace, un bel espace alentour, un bel espace tout autour de la coiffure et de Diane. Il y a plein de petits bouts d’espaces, et l’un de ces bouts est le plissement d’une surface de terre humide, et un autre de ces bouts est une énorme masse rocailleuse, un autre, des nuages détachés s’éparpillant librement dans le ciel, un autre, la majesté d’une branche volage encapuchonnée d’une couronne de frondaison lascive, un autre (ici, tout de suite, on entre dans des espaces beaucoup plus particularisés) le réduit sombre et fumeux de la sortie du sentier des hamadryades, un autre encore, doté d’une taille hors du commun, le tronc impérial d’un géant sur lequel une nymphe a gravé dans un cÅ“ur le Orion.

Orion s’éprend de Mérope, fille du roi Å’nopion. Orion enlève sa bien aimée, le père est opposé àleur bonheur. Le pouvoir paternel se venge en rendant Orion aveugle. Après consultation de l’oracle, en marchant vers l’est, guidé par le jeune Cédalion péché sur ses épaules, il atteint le soleil levant et recouvre la vue. Il devient l’un des compagnons de chasse d’Artémis. Les peintres de Barbizon n’ont pas reconnu l’amoureux. En en faisant un coléreux Orion est mort une deuxième fois tué par la déesse àqui il avait fait violence. Mais les récits divergent sur les raisons et les circonstances de sa mort et l’arbre n’aurait emporté dans les cieux qu’une nymphe àla diaprure feuillue éternelle dans sa matière picturale.
Bref, les espaces se sont multipliés, morcelés et diversifiés et la coiffure est une façon d’être chaque matin.

King size column hairs ou cheveux àbaldaquin

L. I. T. assemblage harmonieux quarante fois le jour, quarante fois la nuit en débordement de cheveux, quarante fois abandonné et repris autrement dans une liste-programme. Trois lettres qui accaparent l’Å“il et s’imposent àl’esprit : Agilité, Bestialité, Crédulité, Culpabilité, Dualité, Facilité, Fatalité, Fidélité, Fragilité, Gracilité, Hospitalité, Humilité, Immatérialité, Immobilité, Impossibilité, Incommensurabilité, Individualité, Instabilité, Intranquilité, Littéralité, Matérialité, Neutralité, Personnalité, Pluralité, Possibilité, Qualité, Radicalité, Réalité, Responsabilité, Rétractilité, Sensibilité, Spiritualité, Subtilité, Tonalité, Totalité, Tranquillité, Utilité, Viabilité, Visibilité, Virilité pour lit, que la terre souvent toute nue.

La jeune femme qui porte les cheveux colonnés sur fond rouge se nomme Noélit. De la première partie de son nom elle a gardé l’empreinte du déluge. Ce qui arriva du temps de Noé lui est arrivé aussi, de même qu’elle fut l’objet de railleries quand elle exécuta un arche sur sa tête. L’arche de Noélit est composé de colonnes tournées en cheveux : les amies ricanèrent en les traitant de tourillons. Pourtant les tiges régulières en petit bois sont de bien belles choses servant àassembler deux panneaux séparés.
Au terme d’une pluie incessante, la matière frisottée des cheveux était tellement détrempée qu’elle fut comme une glaise souple facile àmodeler. La femme blonde qui est artiste élève une colonne, puis une autre, puis une autre et ainsi sans faillir jusqu’àl’architecture accomplie qui la relie au nom du patriarche.
Le regard épanoui dans l’accomplissement du point nodal, parce que Tu as caché cela... Tu as révélé cela, derrière le tronc incliné d’un arbre qui penche de plus en plus du côté de la vie,

Quelle preuve attendre de la langue
un mouvement remue dans l’ombre
mais ce n’est pas même de l’ombre,
Bernard Noë l

l’amateure passe allégrement, comme c’est possible avec le Poème en désordre, avec l’art comme réminiscence, du paysage de plein air de Corot àune Annonciation
du peintre flamand Rogier Van der Weyden. Le passage se fait par le lieu de mémoire d’une chambre, de la chambre sacrée de Marie, parce qu’en ce lieu est un lit àbaldaquin rouge, du même rouge idéal que la robe de
sainte Véronique , de Catherine d’A. et du panneau de tissus derrière le Christ du musée de Philadephie.
Avant, pendant, après, du début àla fin du colloque angélique la tenture est rouge, le fond de la photographie aussi.

Le lieu de la Rencontre est un lieu idéal comme le rouge de Kandinsky :

Le rouge, tel qu’on se l’imagine, comme couleur sans frontière, typiquement chaude, agit intérieurement comme une couleur très vivante, vive, agitée, qui n’a cependant pas le caractère insouciant du jaune qui se dissipe de tous côtés, mais donne l’effet, malgré toute son énergie et son intensité, de la note puissante d’une force immense presque consciente de son but. Il y a dans cette effervescence et dans cette ardeur, principalement en soi et très peu tournée vers l’extérieur, une sorte de maturité mâle.
Du spirituel dans l’art, folio p.157-158

La maturité mâle de l’ange s’exprime en touches blanches de lys et sans laisser de traces. Seul le Livre laissé tombé par la main désirante est marqué d’une brillance inhabituelle mise en valeur par la lumière toute intérieure de la fenêtre qui éclaire Marie hors du cadre et qui lui fait trouver le mot et tout àcoup le bord de quoi / un mot cherche son origine.
La fenêtre qui enveloppe la tête de l’ange ouvre sur un paysage ballotté traversé par un cours d’eau. L’Amour naît de l’eau des rivières, des étangs, des océans, des mers et des invisibles postillons où voltigent les lettres salvatrices. Le texte demeure alors entièrement lisible : NON EST IMPOSSIBILE. Possibilité. Voilàqui est étonnamment difficile àpenser. Mais la raison de cette difficulté est simple : tout ce qui est de l’ordre des phénomènes ne cesse de nous échapper. Les paroles de l’ange échappent au spectateur qui ne peut les atteindre par la perception, elles n’échappent pas àla femme fidèle qui est touchée par elles àl’aide de la foi. La photographie montre Marie Noélit faisant face au lit rouge : elle regarde les trois lettres divines :
Lux In Te.

Le pictural est visuel et le visuel est d’abord un effet du corps sur le monde et du monde sur le corps, reconnaissances àBernard Noë l.
L’acte photographique aussi quand il est d’artiste. Alors on peut parler d’image, l’image enfin comprise àfond, au fond, comme ce qui se retire pour laisser place àl’apparition d’un phénomène inapparent. Même l’effacement s’efface et laisse parler les mots : Daniel Arasse décrit àpartir de l’Annonciation d’Ambrogio Lorenzetti l’idée absolument géniale où le peintre figure l’Incarnation grâce àla colonne :

« Dans la partie haute, la colonne appartient au fond d’or. Or le fond d’or c’est la lumière divine, et il ne faut pas oublier que ce tableau était devant des cierges dont la lumière se reflétait sur le fond d’or, animé et, par rapport au reste du tableau, vivant, insondable et infini, et dans lequel s’inscrit la colonne. Dès lors qu’elle passe dans la partie basse, ce lieu mesurable par la perspective où sont l’Ange et la Vierge, elle devient un corps opaque : elle est la figure de l’Incarnation.
Histoires de Peintures, France Culture/Denoë l , p.51

La femme a construit sur sa tête un arche de colonnes et l’artiste la voit sur un fond rouge, un rouge idéal, comme un fond d’or. La peinture a été longtemps traitée comme la femme : avaient-elles une âme ? Ce doute aurait dà» garantir au moins l’existence de leur corps. Bernard Noë l ne doute évidemment pas du corps que toute impression forte affecte, la question, impossible, est de donner un corps aux mots et comme son ami Georges Perros de dessiner ce qu’on a envie d’écrire. Dessiner et photographier, ici, un même geste.

C’était le cas pour la femme, sauf qu’avoir uniquement du corps, c’était trop en avoir ; quant àla peinture, on lui retirait toute corporéité particulière puisqu’il lui suffisait d’être une mimesis, et qu’elle tenait d’autant mieux son rôle que la réussite de son imitation la faisait oublier.
Bernard Noë l, Les peintres du désir, p 47

La voix du texte touche l’amateure au corps, ànouveau une expérience de la limite, celle du vertige de l’ermite Simon del Desierto, ascète émule de Siméon le Stylite qui vécut juché de longues années sur une colonne de huit mètres. La lectrice entend ce qu’elle voit en regardant la façon d’être chaque matin de Diane. Tout poème est parole de fidélité :

El aire de la almena
cuando yo sus cabellos espacà a
con su mano serena
en mi cuello berà a
y todos mis sentidos suspendà a
Canciones del Alma,
Jean de la Croix

Last but not least smoked portrait ou Diane métamorphosée en Méduse

Aussi m’as-tu autorisée artiste
àm’introduire dans ton histoire
en Diane effarouchée
en historienne un peu fumée
en joie de l’esprit
la pensée du regard
toutes poésies promises
du sens mystérieux
des formes de la chevelure
Celle qui ne mouvant astre ni feux au doigt
Rien qu’àsimplifier avec gloire la femme
smoked truth : le « vrai simple  », la métamorphose de Diane en Méduse.

Quelle heure est-il ? La même que d’habitude, il est l’heure de la coiffure, la façon d’être « smoked  » chaque matin, simplement vraie. Pourquoi Pierre Barès a-t-il intitulé cette série de photographies de coiffures « smoked portraits  » ?
Ce n’est pas le « smoked  » du « salmon  » évidemment, ni même celui du thé quand bien même l’artiste apprécie les boissons asiatiques et ce n’est pas non plus, même par jeu, le « fumé  » de l’argot des voleurs. Cette manière d’être « fumée  » est plutôt celle des mouvements fluides (hydrodynamique et aérodynamique) explorés par Étienne-Jules Marey et étudiés et montrés au Musée d’Orsay par Georges Didi-Huberman. C’est la fluidité selon Baudelaire "La peur de n’aller pas assez vite, de laisser échapper le fantôme avant que la synthèse n’en soit extraite et saisie". C’est L’Action Restreinte de l’artiste qui dessine, peint ou photographie, ce même geste éphémère et éternel àla fois, ce même acte de langage performatif qui lie au-delàdes genres historiques, des espaces de représentation, et des moments de production, toutes choses pouvant être regardées comme une révélation. Le vrai simple.

Le vrai simple "est la qualité des objets peints [dessinés, photographiés, cinématographiés, etc.] qui donnent àla main l’envie de les saisir dans le tableau, [le dessin, la photographie, le film, etc.] ou bien des figures peintes [dessinées, photographiées, cinématographiées, etc.] avec les quelles on aimerait engager une conversation" [et/ou une nuit d’amour]. (Bernard Noë l Les peintres du désir, 1992, p.47 [codicilles CP]).
Les arbres de Corot, les coiffures de Barès s’enracinent àl’envers par la cime, par la tête et làmême où ils devraient s’abîmer, dans le ciel, dans le fond, ils trouvent une lumière, un reflet. Si les arbres n’avaient pour but que de s’identifier àla forêt de Fontainebleau, aux chênes, charmes, ormes, cormiers et arbres appelés du fou et les chevelures aux coiffures des passantes, brosse tachée de rouge, circonvolution voluptueuse, tresses embrassées, cheveux en filet, queues impérieuses, entreprenantes colonnades, le Bain de Diane ne serait pas l’un des trésors du Musée de Bordeaux, ni les Smoked portraits une série d’Å“uvres s’inscrivant dans le temps cumulé des précieux « Aphorismes Picturaux  » de l’artiste.

Pierre Barès comme Corot est peintre et contemplatif. Pour lui aussi « Le dessin est la première chose dont il faut tenir compte. Puis viennent les valeurs  ». Quand cet artiste photographie, il dessine, quand il peint il “desseint†. « Peut-il y avoir, en peinture, un équivalent de l’aphorisme littéraire ? Si oui, ce sera quelque chose comme un jaillissement, une élancée du trait, une trace décisive provenant d’une longue maturation du dessein  » écrivait Pierre Rodrigo, dans le Journal de Toulouse, le 23 janvier 1991, àpartir des Å“uvres de Pierre Barès exposées àla galerie Sollertis.
Au moment d’une exposition monographique que le capc, Musée d’art contemporain de Bordeaux, consacrait àl’artiste en 1982, dans les exceptionnels espaces de l’entrepôt Lainé, il me semblait regarder pour la première fois ce qu’il y a derrière l’horizon. Quand se déclinent les tonalités du blanc sur fond blanc, en camaïeu de gris et de quelques traits noirs, de quadrillages de certaines parties du papier, en écho àquelques déchirures sur des supports de cellulose industrielle extrêmement fragiles, quand des morceaux de gravures de la Maison Goupil sont simplement collés comme un signifiant noir et blanc en perte irréductible du signifié hagiographique de l’ordre bourgeois, je Te fais confession jubilante que mon travail prend lui aussi du temps, et il prend lui aussi au temps passé ce qu’il nous donne de meilleur : des signes en devenir.

La photographie sur fond blanc du petit chignon poulpesque ramené en boule serrée bien haut, au dessus de la tête, dont pour une fois le demi profil photographié laisse voir une oreille, le front, un sourcil, un Å“il, la naissance du nez et une peau dont la douce carnation rivalise en attraction avec un duveté de tempes de déesse, est le temps du partage devant l’abîme du temps dans un espace intime désormais hors d’atteinte, sinon celui du cadre photographique. Et le corps se met àrepenser àl’intimité spatiale du Bain de Diane quand les nymphes se lèvent autour de la déesse et que tableau et photographie se lèvent aussi.

La représentation tourne le dos àla référence, la tête tourne le dos àl’objectif photographique, le point de vue est autre, c’est dans la mise en Å“uvre du cadrage que l’artiste élabore la pensée de ce qu’il représente. Nous savons « par cÅ“ur  », au fond de notre cÅ“ur admiratif et inconsolé, que par mise en Å“uvre Daniel Arasse entend àla fois la mise en rapport réciproque des motifs iconographiques, qui deviennent les éléments d’une structure déterminant leur sens particulier et la relation de cette structure àson format, dont la détermination échappe le plus souvent àl’artiste.
Il faut s’approcher au plus près du sujet et se laisser littéralement méduser. L’artiste pense senza lettere, j’épelle la photographie, le tableau, àla lettre.

Entre La peinture comme pensée non verbale selon Daniel Arasse et La pensée du regard de Bernard Noë l, un même geste celui de l’artiste qui se prénomme Pierre sans craindre d’être pétrifié par le regard de Méduse. Un geste d’air plus que de pierre, un geste de corps, de parole, de souffle, et comme Rilke l’écrit au jeune poète : « le geste sait mieux que tout remonter depuis la profondeur des temps  ». D’ailleurs Méduse signifie en grec celle qui protège et elle est la seule des trois gorgones àne pas être immortelle. Le photographique est décidemment inséparable de sa pratique car il pense ce geste humain fondamental par lequel se rencontrent le passé anachronique et le présent réminiscent.

La description affronte ici son impuissance àfranchir la ligne qui la tient àpériphérie de cet abîme, où elle ne peut pas plus plonger qu’elle ne sait entrer dans le point, qui la suspend. Il ne reste qu’àretourner au tableau pour refaire un trajet qui aboutira - ou n’aboutira pas - àcette même précipitation brusquement insaisissable.
(Bernard Noë l, Les peintres du désir, 1992, p.48 ).

Je ne décrirai pas Diane métamorphosée en Méduse, ses tentacules tresses parfaites, sa tête chignon stylite, l’éclat de ses cheveux couronnant un visage deviné très beau sur un fond vierge. Il faudrait dire longuement - mais comment ? la perfection technique des photographies de Pierre Barès : il faut les regarder, longuement.
La chevelure épaisse, brillante, au parfum doux et âcre est là, toute proche, tu la sens, j’en suis assurée : tu dois regarder, regarde !
Avance le palais de cette étrange bouche
Pâle et rose comme un coquillage marin.

N’en déplaise àGeorges Bataille, la pieuvre n’est absolument pas répugnante : elle rassemble en un seul animal les perfections que la nature disperse souvent entre plusieurs, en une harmonie idéale qui nous retient pour être plus spirituelle que physique. Être retenus ensemble devant Elle est ainsi le geste d’une fin possible comme un saut mystique de Diane au milieu de la beauté des nymphes.
Voir devient alors contempler, et contempler, c’est s’unir àl’objet du regard, se fondre en lui. Le regard atteint ainsi son point de vue extrême... et d’un Bernard àl’autre, c’est la parole de Bernardin de Sienne qui s’entend :

L’éternité vient dans le temps
L’immensité dans la mesure
Le Créateur dans la créature
Dieu dans l’homme
La vie dans la mort
L’incorruptible dans le corruptible
L’infigurable dans la figure
L’inénarrable dans le discours
L’inexplicable dans la parole
L’incirconscriptible dans le lieu
L’invisible dans la vision
L’inaudible dans le son
L’impalpable dans le tangible

Impossible figurabilité de la beauté :

je t’aime dans le présent du mot
cependant qu’il me désespère
tant il remue de jamais assez

5 juillet 2005
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