Les araignées du destin

Philippe Rahmy sur remue

Aran intercalaire sur D-Fiction

le site personnel de Philippe Rahmy


 

à Dominique Dussidour



La ville est polluée, la campagne détruite, plus rien à explorer, nulle part où s’établir. Seule la route est pure. Voici la route américaine. Je l’avale par petits bouts, en solitaire, Jack Kerouac du pauvre, Dennis Hopper sans Harley Davidson, Carlos Castaneda sans mensonges, hobo sans misère, ni rancœur, ni casquette rouge estampillée « Make America Great Again ». Je passe d’un motel à l’autre, le temps de récupérer une connexion internet et un peu de forces, après huit à dix heures au volant d’une Buick LeSabre fatiguée, qui m’a coûté deux mille dollars, le temps de délier le chemin sinueux de mon enquête, un labyrinthe administratif qui contredit, en le confirmant, le vide hypnotique de cette route rectiligne, béance de bitume et d’air cousue par une double ligne jaune ou dorée, selon la lumière, aux reflets d’urine, depuis que Donald Trump fait la Une, comme tous les jours, mais avec davantage de laideur encore, prétendument pris la main dans le sac, le sexe dans l’orgie, vautré sur un lit moscovite, il y a quelques années, en compagnie de prostituées accroupies, jambes écartées, au-dessus d’un vieillard à houppette décolorée, lui pissant au visage dans la chambre d’un Ritz-Carlton, tandis que les caméras du FSB enregistraient la scène et la pièce aux rideaux champagne, avec cheminée et piano à queue, rapporte CNN, auraient filmé les ébats arrosés du prochain maître du monde, qui réaffirme, depuis son élection, son attachement à la Russie, son respect pour Vladimir Poutine, sur fond de vidéos d’archive montrant des reines de beauté en maillot de bain, se dandinant sur la scène du Crocus City Hall de Moscou, en 2013, lors de l’élection Miss Univers, portées de gauche à droite par la pop sucrée du fils du milliardaire Agalarov, autre monarque immobilier. Le montage de CNN plaide en faveur de liens, on ne peut plus intimes, entre Donald Trump et ses hôtes russes, d’une histoire dont les grandes lignes semblent aujourd’hui avoir été écrites il y a longtemps.

Je roule. Mon dos me lâche. Mon projet patine. Projet d’écriture à plusieurs étages, comme les fusées qui décollent de Cap Canaveral : d’abord un reportage de terrain, puis deux textes articulant les témoignages récoltés, le premier, fidèle à la réalité, destiné à être publié en magazine, le second, expressif et sauvage comme le roman. Mais voilà. Je suis incapable de rencontrer aucun responsable d’association de défense et de soutien aux personnes indûment incarcérées aux USA, puis libérées après avoir été innocentées par test ADN. J’ai traversé l’Atlantique pour les voir, les écouter. Concentrés de gâchis et d’espérance, ils résument l’homme et la société. Mais, après avoir noué contact par internet, je n’ai trouvé que silence, personne, non merci, rien, des terrains vagues et des relais routiers où j’ai patienté sous le cagnard.

Pour tromper l’ennui, j’écris à ma famille, à mes sœurs, à mes amis, restés en Suisse, qui connaissent mon projet, copiant-collant mes messages après y avoir apporté quelques variations, recyclant les mêmes phrases, un seul message, répété des dizaines de fois depuis mon arrivée en Louisiane, puis durant le trajet jusqu’à Homestead, en Floride du Sud, une ville cabossée, informe, tant la chaleur dissout les masses, tord les lignes, troue les blocs, une ondulation de matière s’étoilant en direction des marécages, finissant par s’organiser dans le lointain, par donner l’illusion d’une humanité policée, alignant des maisonnettes colorées, pavoisées, proprettes, piquées sur l’horizon avec les bourrelets fumants des machines agricoles.

Je me suis installé dans l’un de ces bouis-bouis sans âge qui flanquent Tamiami Trail à hauteur de l’immense carrefour qui distribue une dizaine de routes secondaires vers les deux établissements pénitentiaires du Comté de Dade, deux zones barbelées, aux baraquements de tôle et de béton, disposés en chevrons, où les prisonniers sont répartis par sexe, les femmes pouvant apercevoir les champs depuis leurs cellules, les hommes les motels, Lazy Flamingo, Blue Heron, Lame Duck où se croisent, se retrouvent, se déchirent et patientent les familles des détenus ; motel où j’espère rencontrer, demain ou après-demain, la sœur de Tyron Purcell, un homme de cinquante-deux ans, techniquement innocenté depuis six semaines après avoir passé, à tort, plus de dix-sept ans en cellule pour le viol et le meurtre d’un couple de retraités en provenance de l’Ohio, mais qui patiente toujours derrière les barreaux, sans que sa famille sache pourquoi et pour combien de temps encore. La sœur de Tyron se prénomme Liberty. Je reçois en cadeau l’ironie de ce prénom, comme ces pères, ces mères, ces conjoints et ces enfants, plantés devant le téléviseur du hall, diffusant une chaîne sportive, guettent je ne sais quel signe pour trouver le courage d’effectuer leur prochaine visite ou celui de ne pas désespérer de ce qu’ils ont vu à l’intérieur, signe qu’ils doivent finir par déchiffrer sur l’écran, dans l’enthousiasme forcé d’un commentateur ou dans le score inattendu d’un match de basket ou de football, pour endurer l’arbitraire du système carcéral américain.

Mes rendez-vous manqués se sont enchaînés et mon entreprise me paraît toujours plus extravagante, arrogante, comme n’étant motivée par aucune nécessité. Tendre le micro à quelqu’un qui a été enfermé de si longues années. Espérer recueillir son témoignage, moi qui n’ai jamais mis les pieds en cellule plus de quelques heures, à l’âge de quatorze ans, après avoir incendié un camion militaire sur la place d’armes de Bière, en compagnie d’un copain plus âgé qui a pris tout le blâme. Il se peut que je reste là, au bord de cette piscine au carrelage verdâtre, à prétendre avoir appris quelque chose, jusqu’à ce que cette prétention trouve la forme d’un texte plausible. Mais je crois encore en ma chance, même si je ne parviens pas à lancer mon histoire, piégée par cette attente, cette ligne droite, étranglée par tant de circonvolutions stériles.

Alors je raconte sans raconter, sans même voir mes mains ni mon clavier, tant mes yeux brûlent, mais faisant encore l’effort de remettre les choses à plat, mon récit en perspective, pour expliquer les raisons de mon silence, de mon retard à la directrice de la revue « La Couleur des jours », qui m’a ouvert ses colonnes et qui attend mes bonnes feuilles, mes photos. Je multiplie les emails et les départs, ricochant en surface, sur la croûte de cette société prise de convulsions, en plein délire avant, pendant et surtout depuis l’élection de Donald Trump, traversant en spectateur cet innommable, cet inconcevable, mais qui, en ses absences, révèle partout le même fond de graisse, avec juste un peu de rose, juste un trait lumineux, sous la couenne brune, fascisante, un aveu de vulnérabilité qui me permet de poursuivre cette aventure américaine, sans me décourager face aux jours qui se terminent avant d’avoir commencé.

Un élan me porte, malgré mon corps qui accuse le coup et qui demande du repos, voilà ma dérive à fleur de peau, de route, que je restitue à défaut de trouver, pour l’instant, la moindre accroche. J’ai suivi le discours d’adieu de Barack Obama depuis ma chambre de motel, sur la route poussiéreuse et trouée qui mène vers les grands ponts, vers les Keys, des ponts que je me refuse à franchir, tant ils promettent l’aventure facile, un semblant d’envol, un bond de sauterelle hors du monde, vers la patrie bleue des merlins, des thons et des gros écrivains à barbe blanche. Je me refuse à quitter le plancher des vaches, nombreuses dans ce coin de pays, maigres et hallucinées par la chaleur, ramassis de peau et d’ombre avec des os qui pointent, formes improbables, comme de grandes chaises de camping sous les arbres et la mousse espagnole, dite chevelure de Pele, la déesse du feu hawaïenne.

L’inconfort de ces haltes prolongées, merveilleuses par la force des choses, puisqu’il faut garder la foi qui sublime toute laideur dans cet espace sans fond, surtout la nuit, quand les lumières de la ville éclairent l’insomnie des prisonniers, barbouillant leur malheur d’un semblant de beauté.

Barack Obama est monté sur scène à Chicago hier soir. Une salle circulaire, un tumulte aux milliers de visages congestionnés par le désir de prolonger l’agonie du pouvoir en place, sa dignité, celle de cet homme qui se tient, ému, face à la foule, maigre, beau, en état de grâce, comme le sont les mourants qui relâchent leur effort et se laissent porter par l’amour. Toutes les morts sont belles, toutes les morts sont réussies, semblent dire ce corps, ces mains tendues, ces bras comme des ailes qui vont et viennent dans cet espace hors du temps. Vacarme, puis silence. La voix du président s’élève, enrouée, hésitante, avant de prendre son essor, amplifiée par une sono qui grince, produit un écho, multiplie les paroles de l’orateur qui comblent chaque espace de la salle qu’on devine délabrée, malgré la pénombre et la rapidité des mouvements de caméra qui se tournent encore une ou deux fois vers le public, avant de se fixer sur le dernier président des États-Unis d’Amérique. Silence dans la salle et autour, silence dans Chicago, profond recueillement de millions de familles qui suivent la retransmission du discours à la télévision, qui regardent l’écran fluorescent avec passion, avec désespoir, comme elles fixeraient le cercueil d’un frère, comme elles ont fixé, incrédules, le cercueil d’un parent, dans ce même salon, quelques jours, semaines, mois ou quelques années auparavant, un cercueil qui abritait alors la chair de leur chair arrachée au corps social, à la ville ensanglantée, où les meurtres ne se comptent plus depuis longtemps, malgré la présidence qui s’achève sans avoir endigué la violence. Ils se taisent, maudissent la vie, la politique, l’Amérique, Dieu, se maudissent eux-mêmes d’avoir fait si peu, ces huit dernières années, de n’avoir pas compris que le printemps allait finir et basculer, sans été ni automne, dans l’hiver. Ils pleurent, mais avec retenue, parce qu’ils réservent leurs malédictions pour le monarque Trump qui tiendra, demain, sa première conférence de presse, à laquelle tout le monde pense en voyant Barack Obama prendre congé, faire ses adieux au peuple et à la démocratie.


Photo Philippe Rahmy ©

15 janvier 2017
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