Chômage Monstre, Antoine Mouton

Chômage Monstre, Antoine Mouton

Guide de survie en territoire smicard et terres intérimaires, récit de voyage au pays du chômage, petit manuel d’autodéfense intellectuelle intro-/rétrospectif, « récit d’une désaliénation progressive », recueil initiatique d’une soixantaine de pages aux titres révélateurs – Poème à laisser sur la note au moment de régler l’addition ; Le problème de la division ; Maintenant ; Dire/Entendre/Penser ; Après quoi, chômage monstre Chômage Monstre d’Antoine Mouton est un concentré d’intelligence, d’humour et de poésie sorti le 17 janvier à la Contre Allée.

« monsieur, vous faites bien votre métier.

Et si j’osais je vous dirais :

vous ne faites que cela. »


Se fendre d’un poème en guise de traitement, faire passer la pilule pour un cachet. Pour ce que cela coûte, oser, avec emphase et insolence, accorder un prix au procédé. Avec raison, avec humour, prendre au mot, à la lettre, la politesse du marchand et lui rendre la monnaie de sa pièce, littéralement, quand on est pauvre comme job et qu’on a que l’amour. Celui du geste et du bon mot, du théâtre et de l’Oulipo. Tels sont les registres dans lesquels d’entrée, avec ce Poème à laisser sur la note au moment de régler l’addition, s’inscrit ce Chômage Monstre. Entité composite à la langue belle, féroce et plurielle, menée par le singulier Antoine Mouton. Qui relève de l’infra et de l’extraordinaire. Commerce chez Godard avec Bébel et Devos, sorte de Pierrot le fou à la sauce Tarkos. Partage avec Brel et Desproges surtout, ce sens, ce goût. Du phrasé déphasé. Qui coule, limpide, précieux. Court, alterne et continue malgré tout. S’endigue ou, dingue, dévale en torrent.


« Le travail est un caillou (…) Un caillou est aussi un leurre. Un leurre est quelque chose qui n’est jamais à nous, car les leurres sont – par définition – à deux. »


Avec un sens de l’absurde consommé, des images et une logique surréalistes qui évoque celles du Quoi Faire de Katchadjian. A l’aide de notes de bas de page qui dialoguent avec le corps du texte, invoquant le Tombeau de Pamela Sauvage de Fanny Chiarello, également chez La Contre Allée — « 9 — Manger l’autre est une étape non nécessaire de la nutrition. Elle n’est envisagée qu’à partir du moment où les gens qui ont un travail dans la bouche se rendent compte qu’ils ont encore faim ». Chômage Monstre montre (étymologiquement, le monstre est celui qui / que l’on montre) démonte, démontre l’inerte, l’inepte, la langue et la pensée – doubles, creuses – le mauvais sort et la mauvaise foi qui vont avec. Déploie à grand renfort de métaphores et syllogismes un texte aussi philosophique que politique « 19 — On dit de lui qu’il est engagé. L’engagement est une notion sujette à de nombreuses polémiques que nous n’aborderons pas aujourd’hui. » Déconstruit avec Le problème de la division, le rapport. Au travail comme exploitation et domination. À l’accaparement des autres, des biens et de l’argent. Aux moyens et à la fin.


« 23 — Un début est le commencement de quelque chose qu’on ne peut pas prévoir. Les choses qu’on prévoit généralement n’ont pas de commencement. Elles existaient avant qu’on y pense, on les prend en cours de route. »



Maintenant. Juste après cet interlude qui surgit, surprend, prouve - si c’était à prouver - qu’il y a du performer chez Antoine Mouton. Avec des retours, des éclats qui rappellent le Sombre aux abords de Julien d’Abrigeon — « J’ai donné mon temps, j’ai donné mon sang j’ai jeté mes gants j’ai mis la main à la pâte j’ai donné la patte à la main qui voulait me la prendre j’étais du temps on m’a découpé en tranches fines on m’a roulé dans la farine on m’a recouvert de papier je ne pouvais pas me périmer pas m’avarier j’étais salarié j’avais un sale air de pauvre. » Avec des textes qui donnent envie de lire de dire d’écrire de crier gare d’accélérer à l’arrivée – ne vous éloignez pas de la bordure des quais s’il vous plaît, mais... Approchez ! Approchez ! Bam ! Il y a quelque chose qui évoque Le Zaroff par ici. Bam ! Bam ! Le Zaroff, je vous dis, en plus calme en plus ramassé, mais il suffit de demander pour être servi. Faire avec l’auteur, le narrateur, un bref inventaire. Distinguer l’obligatoire de l’important et du nécessaire. Faire sourdre la colère jusque dans le constat, et se taire suffisamment longtemps pour atteindre la limite d’explosivité.


« Tu danses sur des feux très anciens. Tu voudrais faire danser ces feux de sorte qu’ils éclairent les visages que le présent s’efforce d’effacer. »


Dire/Entendre/Penser. Revenir à l’origine de l’emploi. Du temps, des gens, du sens, des mots, du langage. Importants, inflammables, malléables à l’envi(e) — « 21 — Note pour plus tard : l’envie maintient-elle en vie ? ». À leur sonorité, à leur potentiel de réflexivité. A la manière d’Ana Tot dans Traités et vanités. Miniatures, situations qui ne demandent qu’à se déployer — « tu pensais que les mots voulaient bosser pour toi tu voulais les employer te faire une armé syntaxique (…) tu n’as pas vu venir les insubordonnées ». (R)Etablir les rapports entre la pensée, la parole et l’identité — « quelqu’un a bien articulé sa pensée mais pas sa parole c’était un boucan dingue ça faisait d’une part fehizijqvokfpjzjflnskqleijfdzfjlsdfklf d’autre part sdfnjkfmpgkzorgprhzkenakzejkflr en somme efzjioefz ». Avertir – Montrer, c’est aussi ça, aussi sec que çadire, à la suite du documentaire de Pierre Carles : Attention danger travail.


« c’est comme se trancher la gorge avec un couteau planté dans la main. »


Après quoi, Chômage monstre. Rechercher comme un trésor présent, mais oublié, une richesse dans la difficulté de l’expression et l’expression de la difficulté – « silencieusement s’étourdir jusqu’au siphon mettre des obstacles entre dire et soi c’est ça le travail ». Jeux de mots et d’images – mémo, memento mori – « le travail est un mensonge ». A coups de slam, à coups de rap, la pensée file les maux les uns après les autres comme une corde. Nœud de pendu, autrement dit en queue de singe gansé — c’est pas à un vieux que l’on apprend, c’est d’un jeune écrivain qui le tranche facilement. Nœud gordien, panier de crabes. Le travail et un leurre, è pericoloso sporgersi, éloignez-vous de la bordure des quais, l’on vous dit, Ne travaillez jamais (Debord). Car une chose taraude, qui s’érode avec celui qui, ne l’ayant pas saisie, la laisserait fi(l)t(r)er : « ce n’est pas la question du bonheur, c’est la question de l’inespéré ». {}


« Quelque chose devait mourir l’autre langue peut-être

celle qui nouait la nôtre la rendait convulsive et tremblante (…)

reste le reste qui est tout, mais où l’on peine à s’aventurer. »


Avancer dans la réalité des choses derrière laquelle se cache le réel tout entier. Ne plus être un agent du système, de la famille, du travail, de la partie. Ne plus s’appréhender comme pris en faute, lutter contre l’angoisse, la culpabilité. Retrouver la truculence, l’élan, la beauté très humaine croisée du côté de chez Monsieur Belleville de Thibault Amorfini (que nous avons pu (avec Lou Darsan) évoquer lors de notre soirée à la librairie Charybde). La convergence des luttes du côté du negro spiritual à Dominique A. Vouloir recouvrer une Mémoire Neuve à l’instar de tous ceux qui ont connaissent, ont connu. Le travail et l’esclavage, leur solitude et le chômage. Chercher dans tout le fond possible la forme adaptée pour survivre à cela, pour renaître à soi – « un cadavre de pied porte un chiffon de corps qui traîne des lambeaux de pensés dans un brouillon de paysage — tel est mon voyage. » Vers l’infini, l’infinité, l’infinitésimal, parcourir tous les états de conscience possibles et (in)imaginables — « je concevais le temps comme un émiettement. »


« ne peut-on pas tenter, une fois par vie, de vivre absolument ?

D’ouvrir ce foutu piano et même si la clé est perdue de tirer dedans pour entendre ne serait-ce qu’une note ? »



Certains labyrinthes, comme celui de La Maison des Epreuves de Jason Hrivnak, exigent à raison que l’on accepte de jouer le jeu pour mieux (se) jouer des règles et des repères. Open-space ou jeu de Pac-Man – où l’on amasse les billes pour mieux manger ou être mangé – le labyrinthe qui encadre le recueil d’Antoine Mouton de la couverture au colophon, montre combien le problème du travail comme du chômage, malgré les obstacles, pour peu que l’on change sa vision, laisse davantage de place à leur (ré)solution. Avec Chômage Monstre, sous la plume légère et la mâchoire acérée d’Antoine Mouton, la dédicace – « A mes employeurs. » – sonne comme une épitaphe.


« Après quoi dire qui

il y eut un temps où celui qui me définissait

m’insultait

mes protestations disaient toutes : je suis plus grand plus vaste que ce que tu peux penser de moi, je ne saurais être contenu dans une seule phrase, je suis un long récit, une épopée, et il se peut que certaines pages en contredisent d’autres

même multiple je ne veux pas l’être seulement

je suis un aussi, et deux, et trois, et trois et demi,

et infini

je suis tout cela et tout cela est vrai et rien ne l’est

définitivement »



Une contrebasse dans une rue, sous du linge suspendu. Un pigeon perché sur le hublot d’une machine, dans une laverie automatique. Une barque, canot flou échoué sur la grève aux abords d’une côte plantée de pin. Toutes photographies réalisées par l’auteur, symboliques d’un quotidien libéré. Qui illustrent les textes, qui côtoient d’heureux interludes. Un colophon comme sait en faire La Contre Allée, qui fait écho au labyrinthe de la couverture. De joli, de virtuose, le récit, habile, subtil et drôle, devient beau, très beau, jusqu’à l’apothéose. Toutes choses élevées au rang d’art par un éditeur qui ne laisse rien au hasard. Et qui sort, en même temps que ce petit mais monstrueusement réussi Chômage Monstre, La femme Brouillon d’Amandine Dhée. Comme pour rappeler que le travail le vrai, celui qui naît et donne vie, poétique et poïétique, propédeutique et maïeutique, n’est pas le fruit de la séparation, mais de l’union et de la vie.

Eric Darsan



Chômage Monstre, Antoine Mouton, La Contre Allée, collection La Sentinelle, 17 janvier 2017.

Eric Darsan est auteur, critique et chroniqueur, il publie textes et articles sur Addict-Culture et remue.net. Il est l’auteur du Monde des contrées, paru en 2016 au Tripode et consacré à l’oeuvre de Jacques Abeille.
Son site personnel : http://ericdarsan.blogspot.fr/

11 février 2017
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