Delphine Bretesché | L’autre, bouquet final

Près de la baraque à frites
de vraies frites
à deux bains
un vernissage il y a là
Karine avec toi
deux enfants à vous
qui croquent des frites
le vent arrose
sentir la frite
un vernissage Denis tu dis
tiens
tu me dis
Denis
le thème c’est l’autre
si tu veux
écrire

je revois le cornet de frites
les deux enfants
une des enfants a les cheveux longs
ses doigts s’activent sans qu’elle ait besoin d’y penser
petits doigts à la recherche d’une frite
pendant qu’elle cause avec/
ses doigts ont une mission
ils portent la frite aux dents
L’autre
bouger avant de sentir trop la frite
je lirai le thème plus tard
L’autre
ça se lit vite un mot
on ne le lit pas
on le voit
L’autre
ouvrir
la porte
du travail
la première chose
un son
une chanson
L’autre
une chanson dont l’air revient
bien avant les paroles
on fronce ses
on donne du
la la la
se souvenir
L’autre
L’autre qu’on n’attend plus

Ferré
mais si, tu sais, avec le temps avec le
temps va tout

Blam
Ferré peut faire blam
une chape
un écrasement par timbre
mots gueulés qui gueulent
comme lui chantait gueule
L’autre qu’on n’attend plus
Avec le temps va tout s’en va

avec la chanson
tout
revient
lorsque le disque tournait sur la platine
je mesure
la science‐fiction de cette phrase
Ferré
le son
dans l’espace
L’autre qu’on n’attend plus
l’espace un salon
une campagne à 40 km de
des tomettes
des poutres
une cheminée
avec le temps ça t’a une de ces gueules
la musique entendue
avant de savoir parler
en écoutant la chanson
on a les images
qu’on peut
à l’âge qu’on a
un
Jésus qui ruissèle dans son berceau
je pourrais dessiner le berceau
une jupe de
qu’aurait du chien sans

je peux aussi dessiner le chien
revenir/
Denis
je revois le vernissage
la baraque à frites deux petites filles et Karine
dix petits doigts dans un cornet
je me sens
pataude
me serais mise à genoux
pour
dix petits doigts
qui mangent des frites
en famille
m’envoie moi
en
couple sans
Vous en avez ?
vous avez des ?
Vous avez combien d’ ?
Mais vous n’en ?
Ah c’est que ?
Tu sais/
mais y’a /
après tout /
et puis ton travail/
la création c’est un peu/
dix petits doigts pour la dernière petite frite qui n’y échappera pas
je m’éclipse
‐ parfois ça brûle les yeux ‐
Derrière de grandes lunettes
l’artiste sourit
je cours dans ses bras
presque
des bras qui savent construire
des doigts qui créent
il avait raconté un jour
la poussette de sa fille dévalant la pente
j’aime bien sa barbe
comme il sent
la cigarette
parfois son odeur comme
l’odeur de mes amis quand on/
serrer des mains à l’intérieur
je te présente/
vous êtes/
et vous/
ah oui/
très bien/
L’autre
plus tard
Denis dit
à une terrasse
autour d’un café
tu prends ton temps
je dis toujours quatre semaines
du texte
en fait du texte
mon bureau est là regarde
au dessus de la rue
la fenêtre ouverte
L’autre

Ouvrir
la porte
du travail
la première chose
un son
une chanson
L’autre
une chanson dont l’air revient
bien avant les paroles
on fronce ses
on donne du
la la la
se souvenir
L’autre
L’autre qu’on n’attend plus

Ferré
mais si, tu sais, avec le temps avec le temps va
blam
Ferré peut faire blam
on vérifie
au cas où
juste pour
se remettre
le truc
en tête
aller à la page
sur
lire
relire
relire
rien
la phrase
avec le temps
existe
la phrase
l’autre qu’on n’attend plus
n’existe pas
cette phrase
tissée du souvenir de
l’air chanté
l’air du passé
(le disque date de 1970 moi de 1972)
il a baigné toute mon enfance
et le souvenir de cette phrase
avec le temps
avec le temps va tout s’en va
l’autre qu’on n’attend plus

na na na la la la
le premier autre
l’enfant
celui qui
sorti ou non de soi
va
l’autre
nous interroger
et la claque
de
ne
pas
L’autre qu’on attend plus
l’autre à qui
déjà
on avait donné un prénom
cela prend du temps
éteindre
le
projecteur
être
dans le noir
hurler après la lumière
les images
qu’on rallume bordel
tu exploses la télécommande
tu exploses le projecteur
tu exploses l’écran
tu exploses le mur
tu arraches les
rideaux et la
lumière
du jour
t’aveugle
tu es aveugle
tu veux être aveugle
ne rien voir de ce nouveau jour
l’autre qu’on n’attend plus
tu veux retourner
dans le faisceau
de projection
quand il
et quand tu
et quand vous
et quand famille
et quand ensemble
tu hurles après la lumière
aveuglante du jour
retourner dans le
noir
bricoler le projecteur
c’est peut‐être un problème de fusible
hein
un fusible qui saute
ça arrive
se calmer
chercher un
non l’ampoule peut‐être
ça arrive
l’ampoule
aaaaaaa
et ça ne sert à rien
parce que tu as beau fermer
les paupières
de plus en plus fort
le jour s’insinue
tu veux
rester
aveugle
arrêter
de voir
arrêter
d’entendre
fermer tout
à tout
garder
encore
un peu
mais
rien
le jour
oblige
à voir/
Voir moi
moi
voyez‐vous moi
moi
ça
moi
non
ça ne m’atteint pas
les autres
toutes les autres
les autres
sur les sites forums etc
qui appelle zom leur homme
zozo ses spermatozoïdes
et gygy leur gynéco
celles là
toutes
moi auteure plasticienne diplômée de l’école supérieure des
beaux arts de Nantes métropole lauréate de l’appel d’offre
international pour la commande publique de sonification du
tramway du Mans
je suis au dessus
moi
voyez vous moi
ce désir là c’est
pure
rien à voir avec un
vide
ah non madame rien du tout du tout
moi
c’est vraiment
au‐dessus
voilà
c’est/
moi madame moi
je ne suis pas comme toutes ces bonnes femmes
qui hurlent au ventre vide
qui s’acclimatent des hommes qui jettent des filets, qui tissent des
toiles
moi
moi madame moi
au dessus
moi
clairement
au dessus
oh la la oui
bien au dessus

Moi
madame
moi
moi
c’était sacré
madame

J’ai la chance
oui tu oses ça aussi
dire
oui
j’ai la chance de
un métier qui me
un art qui m’
moi madame
moi
je n’ai pas de vide
non
moi c’est
en plus
à part
du plus
le bonus
si heureuse
tu oses
tu sublimes
tu oses
si je n’ai pas d’

Un peu moins aveuglée

alors
alors
voyons
mettons
pour que je sois ici
sur cette terre
moi
il a fallu
il y a longtemps
très longtemps
qu’une femme velue
accouche
dans une grotte
sans péridurale
au silex
et que depuis cet accouchement fameux
une lignée ininterrompue de velues
puis moins velues
de courbées
puis redressées
d’amoureuses
de violées
de barbares
de vandales
de soumises
de conquérantes
de artistes
de mères d’une quinzaine
de mortes en couche
il a fallu
des brassées et des brassées de mamelles
des tonnes de seins
des ventres gros
des cris
il a fallu
des kilomètres de cordon ombilical
des kilomètres de déchirures
d’hémorragies
de mortes au bout
en sueur
sans avoir pu serrer leur
pour arriver à ça
moi
ici
qui dit
les filles
désolée
je crois qu’on va s’arrêter là.
Alors
tu penses que tout
que cette horde va te bouffer
qu’elles n’ont pas souffert
elles
le martyr
pour s’arrêter là
en plein début de XXIe siècle
elles ont surmonté
elles
les famines
les guerres
les invasions
les épidémies
toujours réussi
à en poser un
à en démouler
à en pondre un
quelque part
avant de partir
et toi
toi
tu dis
tu te retournes
tu dis
les filles
désolée
je crois qu’on va s’arrêter là.

tu imagines leurs sourcils féroces
leurs rictus de hyènes à peine humaine
leurs poils de bêtes humides
certaines à massue
toutes en colère
tu n’oses pas
te présenter devant elle
tu ne te sens pas digne
toute cette lignée
tu attends de déboucher
dans l’arène
quelqu’un ouvre la porte
tu es aveugle
pétrifiée
et là
tu entends
des gradins
monter
une clameur
extraordinaire
une ovation
des hourras
des vivas
les massues en l’air
des qui jettent leur slip dans l’arène
des qui siffles entre deux doigts au henné
des youyous
des langues inconnues qui fêtent
tu pleures
tu reçois des fleurs
tu voudrais t’excuser
des fleurs de partout
elles frappent le plancher des gradins en rythme
la vie
la lignée
les branches
ça va continuer
autrement
Elles rient
quelqu’un dit
nous on ne peut rien faire tant
que ça ne passe pas la porte de l’arène.
On attend longtemps
on organise des festivals
l’élection du plus beau bouquet final
certains ont deux ou trois arènes pleines
ça dépend
toi c’est joli
les fleurs
c’est une lignée de mains vertes.


Pour écouter la lecture de Delphine Bretesché sur le site de l’Air nu : c’est ici !

22 mars 2017
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