État de Weil, scène 5


5. ÉTAT DE WEIL.




Personnages : Cinq vieilles dames : 1.2.3.4.5




1 : Moi, j’étais mécanicienne chez Weil.


2 : Moi aussi.


3 : Moi aussi.


4 : Moi aussi


5 : Moi itou.


1 : Pour nous toutes, c’était les mêmes gestes, les mêmes machines, les mêmes pointeuses, la même poussière, le même bruit dans les oreilles


2 : Moi je vais voir un ORL toutes les semaines.


3 : Moi j’en rêve encore la nuit !


4 : Moi, j’ai les mains toutes déformées.


5 : Moi, je regrette ma jeunesse.


1 : Pourtant chacune a son parcours, chacune sa couture, chacune son époque


2 : Il y en avait une, une portugaise, qui avait la voix d’Amalia Rodriguez, elle chantait mais àmerveille. On vous en a déjàparlé ? Elle chantait sur le bruit des machines, ça vous filait des frissons dans le dos.


3 : Et il y en avait une autre, c’était épouvantable, elle chantait toujours la même chanson, une vraie scie, dès qu’elle se mettait àla machine, c’était :

(Sur l’air de Salvatore Adamo)


Tombe la neige

Impassible manège



En boucle


Tombe la neige

Impassible manège.



Comme un disque rayé.

On attendait qu’une chose, c’était qu’elle disparaisse sous une avalanche de neige.

(rires)



4 : Moi, c’était plutôt du Francis Cabrel ou du C Jérome.


« Â Quelque chose vient de tomber

sur les lames de ton plafond

c’est toujours le même film qui passe

t’es toute seule au fond de l’espace.  »



5 : Pourtant on était pas seule dans l’atelier, quelle cohue là-dedans !


1 : Chacune ses rêves de vie meilleure, l’une recto, l’autre verso, l’une braguette, l’autre veston, l’une au premier, l’autre au quatrième, l’une avec le chef braillard


5 : Mais comment il s’appelait déjà ?


1 : L’autre avec le coureur de jupon.


4 : Qu’est-ce qu’il nous collait celui-là !


2 : Non mais c’est vrai ! C’est comme ça que ça marchait aussi !


5 : Personne ose le dire pourtant ça y allait. Quelle saloperie celui-là !


4 : Si tu lui répondais, tu le payais très cher.


5 : Pour me punir, il m’avait envoyée àla presse, il savait très bien qu’on n’aimait pas, avec la vapeur, il faisait 40, 45 degrés, la dedans, c’était épuisant.


2 : La vapeur, elle colmatait la poussière sur les fenêtres, on voyait rien au travers. C’était vraiment le 19ème siècle.


3 : Celui qui travaillait là-bas, c’est qu’il était obligé.


4 : Moi, j’ai jamais eu d’étrenne. Jamais. Je savais pourquoi, je me laissais pas faire, c’est tout, mais ça fait mal au cÅ“ur quand même.


2 : Un jour le braillard, il m’a engueulée, je ne sais plus pourquoi, il braillait tout le temps.

Et moi, ras le bol tout àcoup d’être mal traitée, ras le bol d’être mal considérée, ras le bol de tout ça, je lui ai répondu, droit dans les yeux : C’est fini, àpartir d’aujourd’hui, je vous interdis de me dire TU. Vous me dîtes VOUS comme àquelqu’un que vous ne connaissez pas. Quelle histoire ! Prends ta blouse ! Dégage ! Rends-moi ta carte de pointage ! Tu es mise àpied trois jours. Il voulait me muter dans un autre atelier mais moi, je suis partie. Terminé. Weil. Terminé.


1 : L’une grande gueule, l’autre timide. L’une rapide, l’autre moins.


3 : On avait un protège doigts pour enfiler l’aiguille dans la machine, et le fil dans l’aiguille, mais le problème, c’est que ça nous genait, alors souvent on l’enlevait. Et si vous aviez le malheur d’appuyer un peu sur la pédale, sans faire attention, ça pouvait arriver


1 : Bam !


3 : Làc’était l’infirmerie, et tout le bataclan.


5 : Fallait aller vite.


2 : Vite.


1 : Vite.


4 : Vite.


3 : Je me souviens, un jour, il y en a une qui s’est prise la main entre la courroie et puis le volant de la machine. Elle avait les doigts tout écrasés. Il a fallu arrêter la chaîne. On savait que ça allait durer longtemps parce qu’il fallait faire venir le mécanicien, l’emmener àl’infirmerie et puis y avait personne pour la remplacer, alors on savait que...


4 : On savait que le lendemain, on aurait pas de temps de pause quoi.


3 : Tout le monde pensait la même chose : Bon ben c’est bien, ce sera pour nous demain, on l’a dans le baba.


4 : Parce que, quand il y avait trop de retard, on nous sucrait la pause.


1 : L’une àbavasser dans l’escalier, l’autre àfumer en cachette dans les toilettes, l’une toujours en retard, l’autre àfayoter le chef.


5 : On était comme en famille. Les patrons, ça remplaçait les parents.


4 : Tu parles. Jamais un compliment d’eux, jamais ! Et pourtant j’avais jamais de retard au boulot. Jamais une minute de retard.


1 : L’une amère, l’autre.... L’autre aussi.


2 : Ça se résume en quelques mots : on voulait vivre mais on avait pas le temps.


3 : On apercevait àpeine la lumière du jour.


5 : C’était tout dégradé, tout abimé, pas entretenu.


4 : On étaient jeunes, on avait de l’espoir, on vivait dans quelque chose d’horrible, mais on se disait faut croire en la vie, si t’y crois pas, t’es fichue.


2 : Mais le problème c’est qu’il y avait pas moyen de grimper àl’intérieur, il n’y avait pas moyen.


5 : On commençait àla chaîne, on finissait àla chaine, et puis c’est tout.


2 : Comme le pantalon, on partait du début, on arrivait àla fin, et puis c’est tout.


4 : C’est tout.


3 : Maintenant, l’usine, c’est plus qu’un souvenir.


1 : L’une en retraite, l’autre aussi et les machines


2 : Nos machines


1 : Elles continuent ailleurs, elles fabriquent les mêmes gestes, les mêmes poches, les mêmes vestes, la même poussière, le même bruit dans les oreilles, pour des jeunes filles qui rêvent d’une vie meilleure et qui chantent dans la chaleur de l’atelier avec la vapeur qui colmate la poussière sur les fenêtres.


On entend une femme chanter en bengali.

Violaine Schwartz

20 avril 2017
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