Claude Simon, par Dominique Viart

Dominique Viart est l’auteur de Une mémoire inquiète, essai sur l’oeuvre de Claude Simon. Il enseigne à l’université Lille III. Le texte ci-dessous est paru dans la Quinzaine Littéraire.


Une mémoire en déplacements

par Dominique Viart

Le roman de la mémoire se déplace dans l’œuvre de Claude Simon. Non qu’il abandonne vraiment certains territoires pour s’en remettre à d’autres : on a suffisament dit son ressassement d’un "passé qui ne passe pas", son nouement névralgique à quelques grandes images obsédantes : la mort dérisoirement épique d’un colonel dans le soleil de La route des Flandres, la mort de justesse évitée dans un réflexe animal de course à travers bois sous la mitraille allemande, la quête presque inaboutie d’un lieu où inscrire la mort du père dans les champs de bataille de la Grande Guerre... Mais chaque livre ou presque, reprenant ces scènes pour les interroger à nouveau, s’essayer à d’autres restitutions, fait émerger de la mémoire de nouveaux souvenirs maintenus dans leur ombre. Avec Le jardin des plantes, c’était, en 1997, huit ans après L’Acacia, l’expérience fondatrice d’une humiliation - avoir malgré soi contribué à l’échec d’une course de relais ; celle non moins troublante d’une chute enfantine dans l’eau putride, utérine et morbide, d’un bassin ; celle, surtout, de la mort de la mère annoncée, "aboyée" par l’oncle dans un compartiment du train qui conduisait le narrateur vers les obsèques maternelles.

Du train au tramway, le livre qui paraît aujourd’hui aux éditions de Minuit, transporte vers d’autres cristallisations du souvenir et prolonge cet inventaire dissocié de la mémoire comme appelé au jour par le mouvement même d’une anamnèse. Le Tramway, c’est d’abord une image : celle du wattman dans sa cabine et le privilège que c’était, enfant, de se tenir à ses côtés, détaillant déjà et comme pour les décrire plus tard, ses vêtements et sa posture, ses instruments de conduite, manette, cadran, leur usage et leur usure, vernis écaillé du tableau de bord et pantalons élimés... Le tramway, c’est aussi un rituel et c’est un rythme : comment et où se tenir, comment il fallait courir pour ne pas le manquer à la sortie des cours ; les enjeux, sociaux et controversés, de ses horaires où se greffent les griefs implicites d’une corporation ou d’une classe sociale envers une autre - wattmen et professeurs, classes possédantes et bourgeoisie de province.

On n’a pas assez dit combien Claude Simon est un fin observateur de ces tensions et de ces oppositions où, dans le détail du quotidien, se crispent les ressentiments idéologiques. Ces petits mépris que Nathalie Sarraute débusque dans les actes de langage, c’est dans les façons d’être et de faire que Claude Simon les relève et les analyse : Le Tramway, c’est aussi sa "physiologie" d’une époque et des différences que la société marquait - et n’a peut-être pas fini de marquer - entre ses membres. Ce n’est déjà plus le monde, très proche, de Proust ; mais quelque chose demeure des rites d’exclusion et d’inclusion sur lesquels s’est modelée la "sociabilité" du début de siècle. Tout n’est que théâtre et cérémonies.

Avec cette ville des années 20 prise entre son aspiration à la modernité et un goût de l’antique affiché aux façades des bâtiments publics, Claude Simon fait le portrait d’un monde finissant que blessent les stigmates de la Grande Guerre. Les amputés promènent "leurs petites voitures et leurs corps martyrisés, comme un permanent châtiment, une permanente récrimination à l’égard des vivants" : "hommes-troncs" dans leurs voiturettes d’osier, ainsi nommés par la mère qui "leur reprochait en même temps que l’exhibition de leur infirmité, tout simplement d’exister, de s’être sortis, pratiquement coupés en deux mais vivants, de cette guerre qui lui avait arraché le seul homme qu’elle eût jamais aimé". Fil conducteur entre des images plus chargées d’Histoire et de douleur, Le Tramway est ainsi prétexte à d’autres réminiscences. Celles, par exemple, du camp de prisonniers de la seconde guerre mondiale qui vient se placer comme en surimpression à telle évocation du chauffeur. La mémoire est analogique, comme l’est aussi l’écriture simonienne : elle circule d’un espace à l’autre, elle épaissit le temps de ses diverses époques et laisse entrevoir dans chaque évocation les multiples résonances qu’elle entretient avec l’ensemble d’une vie.

Le tramway transporte d’un souvenir à l’autre, des joies et des désirs d’enfance, face aux affiches criardes du cinéma local ou pendant le retour des pêcheurs, aux insidieuses manifestations de la mort. "Moyen de transport", en grec moderne : "metaphorikos". C’est Jacques Derrida qui le rappelle : "Metaphora circule dans la cité, elle nous y véhicule comme ses habitants, selon toute sorte de trajets, avec carrefours, feux rouges, sens interdits, intersections ou croisements, limitations et prescriptions de vitesse. De ce véhicule nous sommes, d’une certaine façon - métaphorique, bien sûr, et sur le mode de l’habitation - le contenu et la teneur : passagers, compris et déplacés par métaphore". Croisements et stations : c’est l’autre définition, par Claude Simon, du travail d’écriture et de ses "carrefours de sens". Sans arracher ce tramway au réel qui fut le sien, il est tentant d’en faire une métaphore de l’écriture. D’autant plus que l’un des deux exergues, emprunté à Proust, invite à le lire ainsi : "...l’image étant le seul élément essentiel, la simplification qui consisterait à supprimer purement et simplement les personnages réels serait un perfectionnement décisif". Le Temps retrouvé, déjà, voulait rapprocher les qualités communes à deux sensations et "dégager leur essence commune en les réunissant l’une et l’autre, pour les soustraire aux contingences du temps, dans une métaphore". L’écriture simonienne semble avoir fait sien cet enjeu.

C’est ainsi que passent des figures anciennes de l’œuvre : un buste de l’aïeul Conventionnel et régicide, une ultime photographie du père, moustache en crocs, prise quelques semaines avant sa mort. Ajoutons à cela comme un tremblement d’incertain : entre les souvenirs effectifs et les réminiscences de lecture se tissent d’improbables liens. Scènes de plages confondues avec celles que Proust rapporte de Balbec : bien des pages du Tramway se lisent en écho à la Recherche et s’interrogent même sur ce qui motive tel ou tel épisode de l’œuvre proustienne. Simon a souvent souligné ces médiations littéraires et culturelles dont la mémoire s’alimente, confondant dans la restitution du passé ce qui vient de l’imaginaire et celà même qui a été véritablement vécu. Ainsi encore : ce mille-pattes "jaune pâle et sinueux" au mur écrasé, d’où revient-il ? ressurgi de quelle enfance, issu de quelle Jalousie néo-romanesque ? Et cette image de la bonne acharnée à immoler vivants les rats qu’elle attrape "comme si la vie elle-même avait une fois pour toutes porté en elle une atteinte irréparable", n’est-elle qu’un souvenir ? On croit y reconnaître les sœurs Papin, et la violence tourmentée des Bonnes de Genet. La mémoire est confuse : ces rats que la bonne aime à brûler vivants dans une cage, "acte de désinfection et de justice", n’évoqueraient-ils pas d’autres calcinés de l’Histoire ?

Claude Simon en appelle à Joseph Conrad, aussi cité en exergue : "...pour lui le sens d’un épisode ne se trouve pas à l’intérieur, comme d’une noix, mais à l’extérieur, et enveloppe le conte qui l’a suscité, comme une lumière suscite une vapeur...". Le sens justement est à chercher à l’extérieur du tramway, dans son entour, dans la trace de son passage. Souvenir sur lequel s’est cristallisé une autre mémoire : le tramway joue à la façon d’un souvenir-écran. Il est, à proprement parler, le réceptacle d’un "déplacement", comme le dit aussi la psychanalyse. Sauf qu’ici l’écran ne masque pas le propos central, il le donne à voir plutôt, comme une surface où les images viendraient s’inscrire. Images d’après guerre, habitées de leur cohorte de mutilés ; images de l’autre Guerre, images de veuvage surtout d’une mère jamais libérée de son deuil, et que le deuil emporte à son tour dans la mort : "...non pas maman mais l’espèce de momie à tête d’épervier, à la peau d’un jaune cireux, au nez autrefois bourbonnien maintenant devenu semblable à quelque bec d’oiseau de proie et dont le regard durci par la souffrance avait quelque chose de presque méchant.".

Ecriture du tombeau ("...elle se retrouvait dans ce qu’elle appelait son tombeau, c’est à dire le vaste appartement qui, quoique donnant sur de spacieuses cours et un spacieux jardin, était, il est vrai, assombri par les rameaux d’un gigantesque acacia, retour [...] coïncidant avec le jour des Morts...") Le Tramway esquisse une insistante méditation sur la mort, cette "sorte d’entonnoir, d’insondable et noire perspective", que relaient les crémations de Bénarès et les odeurs putréfiées ou moisies qui obsèdent le livre, "comme si quelque chose de plus que l’été n’en finissait pas d’agoniser dans l’étouffante immobilité de l’air où semblait toujours flotter ce voile en suspension qu’aucun souffle d’air ne chassait, s’affalant lentement, recouvrant d’un uniforme linceul les lauriers touffus, les gazons brûlés par le soleil, les iris fânés et le bassin d’eau croupie sous une impalpable couche de cendres, l’impalpable et protecteur brouillard de la mémoire"

L’homme est un être du passage. L’un des fils narratifs que le texte entretisse aux autres rapporte une scène d’hôpital : le narrateur malade y observe un vieillard , "sorte de double ricanant de [lui]-même, c’est à dire ce misérable acharnement qu’il mettait non seulement à vivre mais à nier une déchéance qu’il incarnait jusqu’à un insupportable degré d’indécence". Installé dans une chambre de "TRANSIT" (le mot revient, en capitales, plusieurs fois dans le livre), il évoque les "successifs états de la machine humaine de la naissance à l’agonie en passant par toutes les déviations et anomalies possibles jusqu’à sa définitive corruption". Le livre signifie à sa manière cet entre-deux qu’est la vie : comme "tramway", "transit" dit un déplacement, une traversée : trans-ire, le mot latin glisse vers un sens nettement attesté au moyen-âge : transir, c’est mourir ; passer de cet autre côté, en concevoir la peur et la proximité. La mère dont le corps progressivement se cadavérise ne rappelle-t-elle pas justement ces figures de gisant et de transi ?

A y revenir, la phrase de Proust citée en exergue se lit aussi comme une définition implicite du travail de deuil : qui efface peu à peu le personnage réel de la mémoire et n’en conserve qu’une image essentielle. C’est là son impossible apaisement. Sans rien abdiquer de ce qui la fonde et la façonne depuis les premiers romans, sans rien perdre de son acuité critique, l’écriture de Claude Simon acquiert dans ce livre une sorte d’étrange sérénité, comme résignée à cette inquiétude qui la caractérise, comme si sa "mélancolie" même (c’était le mot donné par Simon dans Le Jardin des plantes en réponse aux insistantes questions d’un journaliste venu l’interroger sur les motivations de son œuvre) lui conférait une forme de "classicisme".

15 juillet 2005
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