Au-delà des terres infinies, de Genyû Sôkyû

La religion a souvent maille à partir avec la Présence ou la Parole. Rachat ou supplément de vie, prière ou prophétie, on peut se demander ce qui resterait du pouvoir spirituel sans ces ressorts rhétoriques ou visionnaires. On dit parfois du bouddhisme qu’il n’est pas une religion, peut-être parce que son corps doctrinal est moins monolithique que celui des religions monothéistes. La question me semble plutôt se situer du côté du pratiquant ou du croyant, et interroger ses manières de donner corps à ce qui est absent.

Dans un livre qui fut récompensé par un prix littéraire japonais d’envergure en 2001, Genyû Sôkyû, écrivain mais aussi bonze de son état, aborde cette question de la croyance et des signes qui l’entretiennent avec un mélange de simplicité, de pragmatisme et de délicatesse qui fait honneur à son sujet. L’air que souffle Bouddha n’est de toute évidence pas le même de ce côté ci de la planète, et l’occidental aura toujours un je ne sais quoi de savant ou de pesant s’alliant mal avec ce qui est sans nom. En d’autres termes, n’est pas Japonais qui veut. Pour présenter cet ouvrage au public français, la traductrice a opté pour un titre qui semble éloigné du titre original, lequel parlait de fleurs des limbes. C’est finalement par un geste évoquant un « Au-delà des terres infinies » que le lecteur est invité à lire ce livre. Titre un peu curieux, mêlant un infini terrestre plus ou moins perceptible à un autre infini dont on ne peut sans doute rien dire. Clin d’œil peut-être au point d’orgue du livre, à sa dernière phrase :

- Ça, je ne sais pas

laquelle se garde de clore quoi que ce soit.

Sokudô et sa femme, Keiko, vivent dans un temple. Ouverture de la porte le matin, relevé du courrier, appels téléphoniques, promenade du chien... la vie d’un bonze n’échappe pas aux gestes du quotidien, on pourrait presque dire qu’au contraire elle leur donne tout leur sens : inscription du presque rien dans le tous les jours. A quoi s’ajoutent prières, offrandes, célébrations diverses... La mort occupe une place certaine dans ce livre, ainsi que les sutras destinés aux défunts. Chez les bouddhistes, l’âme du mort survit 49 jours avant de se réincarner ou d’atteindre à la Claire Lumière. C’est à la fois un état et une période intermédiaires pendant laquelle il ne faut pas chômer, puisque de ce qu’on fera durant ce temps dépendra le salut du défunt : errance, souffrance ou nirvana. Sans apparaître comme un intellectuel, Sokudô a tendance à convoquer les sciences pour expliquer certaines notions bouddhiques, c’est son penchant rationaliste. Ainsi évoque-t-il le phénomène de l’évaporation pour répondre à une question de Keiko portant sur ce qu’on devient après la mort.

- Par exemple, l’eau d’un verre qui s’évapore. Pendant un moment, la vapeur reste aux abords du verre, d’accord ? (...) Peu à peu la vapeur se répand. Elle sort par la fenêtre et se répand dans le ciel. C’est un phénomène tout à fait naturel, tu es bien d’accord ? C’est ce qu’en Inde on a appelé shûnya.
 Et ça veut dire quoi ?
 C’est l’expansion. Le fait de se répandre. Toute chose dans le monde a tendance ainsi à l’expansion. En chinois, ce shûnya s’écrit avec le caractère kû du vide. Il existe une hypothèse selon laquelle l’univers serait en expansion continuelle et cela a fait l’objet d’études.
 Et puis, qu’est-ce qu’il se passe ?
 Ça se répand partout. L’eau a disparu du verre mais pas de cette Terre.

Si Sokudô a quelques connaissances théoriques, l’administration quotidienne du temple ne le conduit cependant pas à s’interroger sur ce qui fonde son engagement spirituel. A l’inverse, Keiko, plus éloignée du bouddhisme et encore plus absorbée par les tâches quotidiennes, trouve le temps de poser les questions qui font trembler le socle sur lequel l’édifice de leur vie est dressé. Le questionnement actif et patient auquel va donner lieu le livre démarre quand on apprend qu’une femme médium que le couple connaît a annoncé le jour de sa propre mort. Cette prophétie en relancera une autre dont on apprendra la teneur bien après. Le vernis de l’existence du couple va progressivement se craqueler, non pas pour faire apparaître une crise mais plus exactement un travail de reprise et de réparation, comme on le dirait d’un vêtement déchiré promis à l’abandon. Se découvrent alors par petites touches les couches successives qui font la complexité d’une existence. La mort de la vieille dame entrera en résonance avec la mort d’un enfant (une fausse couche), et les deux figures tendront à s’unir à mesure que s’écoulera le temps intermédiaire des 49 jours. Keiko mettra cette durée symbolique à profit pour accoucher d’un projet plus ou moins secret auquel elle associera son mari, révélant par là combien certaines phrases entendues peuvent compter dans une vie, combien certains signes peuvent faire sens, et cela en dépit de la rationalité - à moins que certaines circonstances n’exigent que celle-ci ne se mette au service d’une cause supérieure ou magique.

Il ne s’agit pas de voir ce qui n’existe pas, ni de croire en l’impossible. Plutôt de mettre en scène le réel, de jouer avec les ombres et la lumière afin que de ce spectacle naisse le mystère et s’offre un espace propice aux hypothèses, un espace virtuel sans lequel l’existence se racornit. Cet ouvrage n’est ni savant ni didactique, il est sensible. Le magique lié au deuil ne fait pas l’objet d’une théorie ou d’une affirmation, il est une dimension liée à la perception lorsque celle-ci n’est plus anesthésiée par l’habitude mais aiguisée par le désir, la souffrance ou l’espoir. Le monde cesse alors d’être égal à lui-même pour devenir une matière informe et complexe se transformant sans cesse. La question n’est pas de savoir si ce que voient les voyants, les mystiques ou les poètes (c’est-à-dire tout le monde) existe, mais plutôt de bien comprendre que cesser de voir c’est mourir un peu. Beaucoup plus de gens qu’on ne le croit dialoguent avec les morts, et il n’y a pas besoin d’être croyant pour cela. Chacun bricole avec l’invisible, et si l’art est dans bien des sociétés la forme la plus reconnue pour le faire, il en est d’autres plus discrètes mais peut-être pas moins efficaces.

Le livre de Genyû Sôkyü s’ouvre sur l’évocation d’un rêve. Une petite fille saccage avec jubilation le travail d’un jardinier sous le regard impuissant de son grand-père. Ce n’est pas grave, dit le jardinier, avant de piétiner lui-même les belles courbes qu’il a ratissées. Puis il « s’approche du vieillard et de l’enfant ». Et le rêve s’interrompt. C’est ce mouvement d’approche que suit le lecteur de ce livre, c’est ce rapprochement qu’il fait entre les extrêmes de la vie, naissance et mort. Et c’est ce dialogue qu’il entretient, relance ou rétablit entre le balbutiement et la sagesse, les hurlements et le silence. Il n’y a pas de conclusion à ce livre, il y a un vide qui remplit progressivement l’espace, invisible comme la musique mais positif comme le son. Comme si le subtil déploiement d’une question était la plus belle forme de réponse.

10 juin 2017
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