Jacques Prévert, l’amitié, le cinéma, la poésie. Entretien avec Carole Aurouet

Nous avions rencontré Carole Aurouet à la Maison de la poésie pour parler de sa collection « Le cinéma des poètes » aux Nouvelles éditions Jean-Michel Place.

Carole Aurouet est universitaire. Elle consacre une large partie de ses réflexions aux relations entre la littérature et le cinéma, et notamment à partir de l’œuvre de Jacques Prévert. A l’occasion de du 40ème anniversaire de sa disparition, cet entretien permet de revenir sur la figure singulière de Prévert et sur le cheminement de Carole Aurouet.
(Sébastien Rongier)





Quelle est l’histoire de votre rencontre avec Prévert ? Quelle découverte ? L’école ? Un texte ? Un livre ? Une réplique de cinéma ? Une chanson ? Un passeur ? Un hasard ?



Carole Aurouet : C’est une rencontre en plusieurs épisodes, des réminiscences comme des instantanés, de plus en plus flous avec le temps…

Retour en arrière, première. Je dois avoir 7 ans. Rien de très original pour les enfants de ma génération, j’ai rencontré Jacques Prévert à l’école primaire, apprenant ses poèmes en classe. Puis, je l’ai perdu de vue.

Retour en arrière, deuxième. Je dois avoir 18 ans. Je saisis Paroles dans la bibliothèque familiale, l’exemplaire avec en couverture la photographie du graffiti de Brassaï et les lettres manuscrites, couleur sang, qui gouttent. Du recueil tombe une copie double de petit format, à petits carreaux 5x5. Une fois le papier un peu jauni déplié, apparaît une écriture enfantine : tracées au crayon de grosses lettres, hésitantes, tremblotantes même, tentent de se poser sur les lignes et interlignes. « Pour faire le portrait d’un oiseau » et « Le Cancre » sont les deux poèmes recopiés. Une consigne du maître ? Une initiative personnelle ? Sans doute la seconde hypothèse est-elle la plus vraisemblable, puisqu’un devoir de ce genre aurait été accompli dans un cahier, non sur une feuille volante.

Retour en arrière, troisième. J’ai 22 ans. Je débute un Master 1 de Lettres à l’université Paris 3 – Sorbonne nouvelle. Je cherche un sujet qui allie mes deux passions : en l’occurrence la littérature et le cinéma. Jacques Prévert m’apparaît alors comme une évidence. Il est poète. Il est scénariste. Et je me sens une communauté de cœur avec lui. Très vite, je cerne une erreur d’appréciation le concernant, puis je découvre le cimetière de projets avortés qui constitue aussi sa filmographie. Je commence par me focaliser sur un film écrit par Prévert (et son ami Pierre Laroche), réalisé par Edmond T. Gréville : Une femme dans la nuit. Considéré comme perdu, aucune copie n’en subsistait disait-on, ce film attisait la curiosité d’un grand nombre de cinéphiles. Grâce aux témoignages recueillis et à la presse de 1941, 1942 et 1943, j’ai pu effectuer une reconstitution de l’histoire de et autour de ce film. Et à force de persévérance, j’en ai retrouvé une copie… à Moscou ! J’ai alors décidé de poursuivre mes recherches sur ce que j’ai nommé « les scénarios détournés » de Jacques Prévert, c’est-à-dire des scénarios restés sur le papier ou modifiés par d’autres et qu’il n’a pas signés, donnant lieu à des films plus ou moins éloignés de la partition d’origine. Écartés de leur destinée première, partis dans une autre direction, ces écrits cinématographiques ont donc été abandonnés ou mutilés. Les sortir de l’ombre en me lançant dans une entreprise de réhabilitation de tout un pan du travail scénaristique de Prévert, afin de proposer un nouvel éclairage, tel fut mon objectif. Je l’ai poursuivi en Master 2 et en Thèse de doctorat. Devenue universitaire, j’ai ensuite consacré une quinzaine d’ouvrages, une quarantaine d’articles et une soixantaine de conférences à Prévert, et ainsi partagé mes recherches avec le plus grand nombre.

Et à mon parcours personnel, il faut ajouter une rencontre décisive, un « pyrogène prévertien » devenu un ami très proche à qui je dédie d’ailleurs mon essai, Prévert et le cinéma (Les Nouvelles éditions Place, 2017) : Bernard Chardère. Fondateur des revues Premier Plan et Positif, ainsi que de l’Institut Lumière, Chardère a bien connu Prévert, et la « bande à Prévert », de Robert Doisneau à Maurice Baquet en passant par Pierre Prévert.



N’y a-t-il pas toujours eu un malentendu autour de Prévert ? Un regard un peu hautain à l’égard de son œuvre ? Je pense à Paroles par exemple dont vous rappelez dans votre biographie la sortie saluée par beaucoup mais aussi très vite les critiques dénonçant une poésie « populaire » ?



Vous avez pleinement raison, le cas de Paroles me semble en effet assez représentatif.

Prévert est un autodidacte ; il a beaucoup engrangé et il a fait ses classes dans la rue, auprès des surréalistes notamment, avant d’écrire assez tardivement, vers la fin des années 1920. Prévert n’a pas cherché à être publié. Mais devant l’insistance de certains, des textes sont parus de manière éparse dans des revues dans les années 1930. Puis, en 1945, Prévert raconte qu’il se promène à Saint-Germain-des-Prés lorsqu’il rencontre un ami décorateur de cinéma, Robert Clavel. Celui-ci lui dit connaître quelqu’un qui souhaite publier ses poèmes. Il laisse alors à l’auteur les coordonnées de l’intéressé : René Bertelé. Ce dernier a été professeur de français dans le sud de la France, et lors d’un séjour dans le Midi vers 1942, Prévert a fait brièvement sa connaissance dans les milieux de la Résistance. En 1944, Bertelé fonde sa propre maison d’édition, Le Point du Jour, et c’est suite aux conseils du poète Henri Michaux – grand admirateur des écrits de Prévert – qu’il décide d’éditer ses poèmes. Cette fois, Prévert accepte.

Paroles rencontre un succès fulgurant et inégalé. Les huit premiers jours, 5 000 exemplaires sont vendus. Au bout d’un an, 25000 ont été achetés. Pierre Béarn (Sortilèges, 1953) témoigne : « Je peux vous dire que Paroles a battu de loin dans ma petite librairie du Quartier Latin le record de la vente. J’en ai vendu des mètres cube ». Pensez donc, un libraire comptabilisant ses ventes de poésie en mètres cube ! À ce jour, Paroles est le recueil français du XXe siècle le plus traduit et vendu dans le monde. Prévert offre en quelque sorte la poésie au peuple, créant une sorte de lutte des classes culturelle qui n’est évidemment pas du goût de tous…

Ces mots de Prévert qui ne laissent jamais indifférent comptent en effet des détracteurs, aujourd’hui encore. Sans vouloir accorder plus d’importance qu’il n’en faut à ces derniers, voici quelques griefs formulés, dont je laisse le lecteur juge. Henri-Jacques Dupuy (Ce Soir, 1946) affirme que Prévert ne parvient pas « à échapper à une sorte d’anarchisme de collégien, assez peu efficace en définitive malgré ces cinglantes irrévérences ». Du côté des communistes, Jacques Gaucheron (La Nouvelle Critique, mars 1950) parle des « faux sentiments d’un anarchiste désolé » et d’une « antithèse mécanique ». En 1965, Alain Bousquet (Parler) qualifie Prévert de « Maurice Chevalier pour midinettes bavardes ». Claude Mauriac parle quant à lui de « guignol du pavé qui se prend pour Goya ». En 1992, Michel Houellebecq (Les Lettres françaises) publie « Jacques Prévert est un con », se demandant « Pourquoi la poésie de Jacques Prévert est-elle si médiocre, à tel point qu’on éprouve parfois une sorte de honte à la lire ? ». Parce que « ce qu’il a à dire est d’une stupidité sans bornes ; on en a parfois la nausée », que « sa vision du monde est plate, superficielle et fausse » et que « sur le plan philosophique et politique, Jacques Prévert est avant tout un libertaire ; c’est-à-dire fondamentalement un imbécile ». En 2007, le chanteur Jean-Louis Murat (Lire) tient les propos suivants : « J’ai toujours aimé Baudelaire. C’est l’apogée de la langue française, avec Rimbaud, Stendhal et Proust. Après, on fait face à une lente décrépitude. La poésie, c’est toujours la lyre avec des mots, et Baudelaire se prête admirablement à ça – bien plus que cette tragédie de Jacques Prévert, sans doute le plus mauvais poète français – Souviens-toi, Barbara, quelle horreur ! Et les frères Jacques n’arrangeaient rien... ». Quelques mois plus tard, Murat précise (L’Express) : « [Baudelaire est] le dernier poète chantable. Mallarmé est inadaptable. Aragon, c’est du sous Baudelaire. Je déteste Prévert. Après, c’est la dégénérescence, on arrive au néant, à Grand Corps malade... ».




Comme le note avec humour Bernard Chardère dans la préface qu’il m’a fait l’amitié d’écrire pour Prévert, portrait d’une vie (Ramsay, 2007) : « Il n’y a pas lieu de s’étonner qu’il [Prévert] n’ait jamais fait l’unanimité chez les critiques : quand on se moque des réceptions à la Nouvelle Oisellerie Française, on ne peut s’attendre aux sourires des plumitifs (car il y en a) de la NRF ; quand on ne se veut pas commandeur des croyants (et il y en a, de tous bords), on ne peut s’attendre à leur bénédiction. Éditer tant de Cahiers des Amis de Claudel ou de Céline, mais de Prévert, jamais, relève plus du maintien de l’ordre social que de motifs “littéraires”. Pour un “abstracteur de quintessence” dûment diplômé, Prévert qui parle, qui recherche un langage commun, ne saurait être sa tasse de thé ou de thèse ; l’intellectuel moyen type n’est pas sensible à la subtilité sous la simplicité, ni au côté “Grand Rhétoriqueur” que cache l’écrivain sous son flot de paroles, son flux de mots. Il en reste à la lettre, à la poésie pour l’école, de même qu’il peut tenir Rabelais pour un primitif contant des balivernes. À d’autres… Hors des rangs, à la marge, libre-penseur, franc-tireur et partisan, Jacques Prévert, homme contre, préfère sortir en griller une ».



Pourquoi sa poésie est-elle lue avec autant de défiance ? À cause de cette liberté irréductible que vous décrivez au fil de votre portrait de l’artiste ? Et quelle est l’histoire et l’état de la réception de Prévert après sa mort ?



La question est complexe, et certains éléments que nous venons d’évoquer pour le cas de Paroles s’appliquent aussi à la totalité de son œuvre. On peut bien entendu en ajouter d’autres, notamment le fait que Prévert développe constamment une thématique libertaire, qui elle non plus n’est pas du goût de tous.

Il est anticlérical. Dès son enfance il nourrit une profonde aversion pour la Bible. Lors des cours de catéchisme, il est surpris du décalage qui existe entre ce qui est dit dans les textes sacrés et ce qui se passe dans la réalité. Il est même choqué par la cruauté et l’autorité de Jésus, et par le fait que la femme est présentée comme inférieure à l’homme auquel elle doit être soumise. Très vite, Prévert décèle une tentative de tromperie et d’assujettissement. Enfin, il considère cette histoire comme la banale histoire d’une famille qui ne défend que ses intérêts et ne revêt de fait pas un grand intérêt. En regard, il trouve les histoires mythologiques bien plus justes et exaltantes, avec de si belles déesses ! Ses réparties en la matière lui valent d’être souvent mis à la porte des cours. Le texte « Pater noster » (Paroles, 1946) demeure sans doute son travestissement satirique le plus célèbre. Après le titre en latin qu’il donne au poème, Prévert reprend tel quel le premier vers de la prière que Jésus enseigna à ses disciples, « Notre-Père qui êtes aux cieux ». Seulement, dès le vers 2, blasphème absolu, la réécriture débute par un claquant « Restez-y ». Puis la prière est alors revue et corrigée.

Un autre élément de crispation est l’antimilitarisme. L’armée est une cible privilégiée de Prévert. Né en 1900, l’auteur vit les deux Guerres mondiales. Il est trop jeune pour faire la Première, mais en 1917, il voit des soldats en permission chantent L’Internationale et À Craonne sur le plateau – cette dernière est interdite car violemment opposée à la guerre : « Adieu la vie, adieu l’amour, adieu toutes les femmes ! C’est bien fini, c’est pour toujours. De cette guerre infâme, c’est à Craonne, sur le plateau, qu’on doit laisser sa peau, car nous sommes tous condamnés. Nous sommes les sacrifiés », tel est son refrain. Prévert assiste à leur passage à tabac par la police. Il proteste. Il est embarqué par les policiers. Ceux-ci lui glissent une lame de rasoir dans la poche. Une déposition tout prête lui est tendue. Il proteste à nouveau. Il est malmené. Il est amoché. En 1918, il passe devant le Conseil de Révision. En juin 1940, Prévert quitte Paris pour la zone libre. Il est réformé – « comme goitreux, atteint par surcroît de sénilité précoce » selon Marcel Duhamel dans son autobiographie Raconte pas ta vie (Mercure de France, 1972) – après avoir tenu volontairement des propos saugrenus et adopté un comportement intriguant. Prévert refuse avec véhémence le combat, le port d’armes, la torture, les bombes, les fusillades et les exécutions. Pensons au célèbre vers de « Barbara » (Paroles, 1946), « Quelle connerie la guerre ». Ce texte probablement écrit fin 1944 donna lieu à une chanson, initialement interdite à la radio.

Nouvel élément de crispation encore : la défiance de Prévert à l’égard des intellectuels et des journalistes. L’auteur nous invite en effet à nous méfier de ceux qui croient monopoliser le savoir dans des textes comme « Il ne faut pas » (Paroles, 1946) ou « La Tour » (Spectacle, 1951). Quant à « Tentative de description d’un dîner de têtes à Paris-France » (Paroles, 1946), c’est un pamphlet contre le journalisme et le conformisme social, appelant à ne pas se fier aux apparences et à ne pas croire ceux qui portent des masques. Avec sa première pièce pour la troupe de théâtre le groupe Octobre écrite en 1932, Vive la presse, Prévert s’en prenait déjà violemment à la presse accusée de lâcheté et de mensonges.

Avec ces quelques éléments, le ton est donné. Ajoutons que Prévert échappe aussi à toute classification et ne s’insère dans aucune taxinomie poétique. En effet, ses ouvrages prennent des formes variées. Outre les recueils de textes, il y a aussi, de manière plus hétéroclite, des livres qui associent textes et dessins (avec Elsa Henriquez ou encore André François), textes et photographies (avec Ylla, Izis, et André Villers notamment), textes et compositions (Marc Chagall et Joan Miró par exemple), textes et lithographies (Max Ernst), textes et gravures (Georges Ribemont-Dessaignes), textes et découpages (Pablo Picasso), etc. Ce caractère protéiforme ébranle les structures fondamentales des arts traditionnels et se décline aussi avec un mélange de textes et de collages dont Prévert est l’auteur : Fatras (1966) et Imaginaires (1970). De plus, au sein même de ces ouvrages se mêlent des genres éclectiques puisque l’on trouve aussi bien des textes courts que des chansons, des histoires, des instantanés et des inventaires.

Quant à la réception de Prévert après sa mort, il faudrait l’étudier avec précision, mais il ne me semble pas finalement que les choses aient tellement changé. Une exception de taille cependant : son insertion dans les manuels scolaires des écoliers. C’est une belle initiative, même s’il est regrettable qu’elle ne concerne que les très jeunes élèves…




Cette date anniversaire n’est-elle pas l’occasion d’une réévaluation bienvenue ? Car, outre les nombreuses publications et rencontres partout en France, il y aura également cet été un colloque à Cerisy attendu qui permettra sans doute de remettre quelques pendules à l’heure. Quelle sera l’idée de ce rendez-vous ?



Depuis une vingtaine d’années, ma recherche scientifique est motivée par une entreprise de réhabilitation qui permette de réévaluer l’œuvre protéiforme de Prévert. J’espère y être en partie parvenue. Contre vents et marées, en essayant de conserver ma liberté d’expression malgré les obstacles dressés sur mon chemin… et pour le montage de ce colloque, qui a nécessité deux ans de préparation, il y en eut beaucoup !

Quarante ans après la disparition de Jacques Prévert, le colloque de Cerisy est une manifestation internationale que nous nous devions absolument d’offrir enfin en hommage à Jacques Prévert. Je m’explique. Depuis 1952, le Centre culturel international de Cerisy-la-Salle est un lieu de rencontres capital où se déroulent les fameux « Colloques de Cerisy », qui permettent de débattre de sujets artistiques, littéraires, philosophiques, politiques et sociaux. Depuis 65 ans, plus de 500 colloques qui ont fait date ont été organisés. Or, aucun colloque Prévert ne s’y est jamais tenu ! Cerisy est pourtant situé dans la Manche, département normand où Prévert a fini ses jours, où il est enterré et où se visite sa maison, située dans le village d’Omonville-la-Petite. Comment alors expliquer une telle aberration ? Les raisons sont multiples : l’indifférence de bon nombre de chercheurs vis-à-vis de son œuvre et donc l’absence d’initiative pour proposer une manifestation scientifique ; les tensions entre le département et la succession Jacques Prévert, spécifiquement depuis l’installation de la statue de Prévert et Trauner dans le parc d’Omonville ; le coût des droits à acquitter pour donner à entendre et à lire Prévert ; les pressions pour contrôler ce qui s’écrit sur l’œuvre et la vie de l’artiste…

L’initiative est donc venue cette fois directement du Centre culturel international de Cerisy-la-Salle, qui m’a demandé d’élaborer un programme scientifique pour renouveler le regard porté sur Prévert en cette année commémorative. J’aurai le plaisir de le codiriger avec Marianne Simon-Oikawa, de l’université de Tokyo. Malgré le contexte difficile dont je viens de parler, nous avons réuni une équipe de chercheurs motivés, et défini un programme à la fois indépendant et le plus complet possible. Il convient ici de saluer l’écoute, l’adhésion sans faille de la directrice de Cerisy, Édith Heurgon, qui a été convaincue par notre projet et s’est battue pour la tenue de cet événement. Qu’elle en soit ici très chaleureusement remerciée !

Ainsi, le colloque international « Jacques Prévert, détonations poétiques » se tiendra à Cerisy du 11 au 18 août 2017. Précision de taille : c’est avec une joie immense que Marianne et moi avons reçu le soutien de la Mission des commémorations nationales pour la publication des Actes !

Vous l’avez compris, ce colloque sera l’occasion de (re)découvrir Prévert, de le donner à lire autrement, d’une manière plus complète et plus juste. En tête des classements des poètes préférés des Français, en tête des traductions et des ventes avec son recueil de poèmes Paroles, en tête des scénaristes qui ont marqué le cinéma français, et dans la tête des enfants qui apprennent ses textes dès les petites classes, la poésie de Jacques Prévert est familière aujourd’hui comme hier aux petits et aux grands. Cependant, malgré son immense popularité, il reste méconnu. Un profond décalage existe entre son œuvre réelle et l’image que la postérité en garde. La diversité de ses créations n’est présentée que de manière partielle. La perception actuelle qu’en a le public est également erronée. À côté de textes doux et rêveurs figure en effet, et même majoritairement, une poésie-action. Mais trop atypiques et trop dérangeantes, les productions prévertiennes ont été édulcorées. Fidèle toute sa vie à ses convictions, l’artiste a créé une œuvre rebelle et virulente, anticléricale et antimilitariste, crue et corrosive, vivante et roborative, d’une actualité encore étonnamment criante. Elle résonne fortement dans le monde qui est à présent le nôtre, et contribue à l’éclairer.

Participeront à ce colloque des chercheurs du monde entier, universitaires (université d’Arras, École nationale Louis Lumière, université de Tokyo, université Doshosha, université Paris-Est Marne-la-Vallée, université de Nantes, université Paris 8 – Saint-Denis, université Paris 3 – Sorbonne nouvelle, École d’art marocaine de Casablanca…) ou institutionnels (Bibliothèque Kandinsky du Centre Pompidou, Bibliothèque nationale de France, Bibliothèque Centre national du cinéma et de l’image animée...).

Les différentes facettes de l’œuvre de Prévert seront ainsi appréhendées au fil de la semaine : cinéma d’animation, cinéma visible et invisible, cinéma documentaire, théâtre, tracts et manifestes politiques, collage d’images et de mots, poésie, chanson, livres avec les peintres et les photographes…

En plus de ces communications, le 13 août en soirée sera projetée Un oiseau rare, délectable comédie réalisée par Richard Pottier en 1936. Pour cette projection, nous serons rejoints par les participants du colloque « Psychanalyse et cinéma : du visible et du dicible » coorganisé par Chantal Clouard et Myriam Leibovici, ce qui donnera lieu, sans nul doute, à des échanges très fructueux !

Le 14 août une journée d’escapade mènera intervenants et auditeurs à Omonville-la-Petite, où nous serons accueillis à la Maison Jacques Prévert par Fanny Kempa, responsable de la demeure de l’artiste.

Et le 15 août seront donnés à entendre les mots de Prévert par les comédiens Philippe Müller et Vincent Vernillat de la compagnie Le grain de sable.

Le programme complet est disponible ici.

Rejoignez-nous nombreux pour commémorer joyeusement Prévert en Normandie, cette région qu’il a tant appréciée !





En lisant votre biographie intellectuelle de Prévert, on constate deux choses : d’abord la parfaite discrétion de l’homme sur sa propre vie ; ensuite que l’artiste Prévert est au milieu de toutes les grandes aventures artistiques de son temps, qu’il s’agisse de littérature, de cinéma, des arts plastiques, ou de la chanson. Il est un interlocuteur, pris au sérieux aussi bien par Breton que Picasso, ou Éluard, Montand, Renoir ou Carné, Gréco ou Gabin. Prévert semble être au cœur de tout. Pourtant sa place n’est jamais centrale.



En effet, Prévert n’aimait guère se livrer sur sa propre existence, ni sur son œuvre d’ailleurs, déclarant fréquemment : « Raconte pas ta vie ».

En effet également, Prévert est de toutes les grandes aventures de son temps. Par exemple, il participe au surréalisme de 1924 à 1930, année d’où il s’en exclut en signant le célèbre pamphlet « Mort d’un monsieur » contre André Breton dans Un Cadavre. Dès 1924, le 54 rue du Château, la demeure de Prévert et de ses amis située dans le XIVe arrondissement de Paris, devient même l’un des centres névralgiques du mouvement. Breton déclara d’ailleurs que là se trouvait « le véritable alambic de l’humour au sens surréaliste » (Entretiens 1913-1952). Autre exemple, Prévert participe activement au cinéma français, par l’écriture de plus de cent scénarios, dont la majorité a été fort heureusement tournée : L’affaire est dans le sac (Pierre Prévert, 1932), Le Crime de monsieur Lange (Jean Renoir, 1936), Drôle de drame (Marcel Carné, 1937), Le Quai des brumes (MC, 1938), Le jour se lève (MC, 1938), Remorques (Jean Grémillon, 1941), Les Visiteurs du soir (MC, 1942), Adieu… Léonard ! (Pierre Prévert, 1943), Les Enfants du paradis (MC, 1945), Notre-Dame de Paris (Jean Delannoy, 1956), Le Roi et l’Oiseau (Paul Grimault, 1980)… Je m’arrête là, je pense que la mémoire de tous est ainsi rafraîchie. Le scénariste Jean Aurenche déclara alors qu’« un jour le cinéma s’est mis à parler Prévert » (cité par Didier Decoin dans Les Nouvelles Littéraires, 1975). Autre exemple encore, Prévert a écrit des textes dont les interprètes et les compositeurs se sont emparés. Saint-Germain-des-Prés s’est alors mis à chanter ses mots, et l’onde s’est propagée au-delà de l’hexagone ! Et Prévert est l’ami des peintres et des photographes, de Picasso à Miró en passant par Doisneau ou encore Izis. Il écrit avec eux, pour eux, collabore aussi à des livres avec eux. Les déclinaisons sont multiples. Bref, Prévert est bien au milieu de tout. Il est un pyrogène qui met le feu aux poudres créatrices. Il donne. Il transmet. Il soutient. Il permet. Sans compter. Sans imposer. Sans rien demander en retour. Et souvent dans l’ombre.






Parmi les éléments qui resurgissent dans votre biographie, c’est la participation de Prévert au groupe Octobre. Pouvez-vous nous rappeler ce qu’était Octobre et la place de Prévert ?



Au départ se trouve la troupe de théâtre Prémices. Constituée de comédiens amateurs (enseignants, employés et ouvriers) et de professionnels, elle se produit dans des fêtes syndicales, dans des pièces d’intellectuels communistes comme Paul Vaillant-Couturier et Léon Moussinac, mais aussi de Prosper Mérimée ou d’Octave Mirbeau. En 1932, Prémices se divise en deux mouvements. D’un côté, Roger Legris prend la direction d’une équipe, avec Gaston Baty et Georges Vitray, et donne des pièces formellement très travaillées. De l’autre côté, Lazare Fuchsmann, Guy Decomble, Raymond Bussières et Suzanne Montel, avec le soutien de Vaillant-Couturier et Moussinac, forment un groupe de théâtre davantage basé sur la spontanéité, auquel ils donnent le nom de Groupe de choc Prémices. Ces troupes appartiennent à la Fédération du théâtre ouvrier de France. L’année de cette séparation, Prévert et Jean-Paul Dreyfus - Le Chanois se rendent fréquemment à des meetings dans lesquels des groupes de cette fédération se produisent. À l’Association des écrivains et artistes révolutionnaires, ils rencontrent Vaillant-Couturier et Moussinac. Bussières, alors fonctionnaire à l’Hôtel de Ville de Paris, cherche des textes nouveaux. Sur les conseils de Vaillant-Couturier, il contacte Prévert. La rencontre est insolite. Elle a lieu chez Jacques, rue Dauphine dans le VIe arrondissement. Prévert est encore bouleversé par le suicide de son ami l’acteur Pierre Batcheff.

Prévert écrit alors Vive la presse, que nous avons déjà évoqué, qui dénonce le capitalisme et la malhonnêteté de ceux qui ont le pouvoir, et attaque avec virulence la presse, accusée de mensonges. Prévert à la plume, Lou Bonin - Tchimoukow à la mise en scène (Lou Bonin, dit Lou Tchimoukow, pour que son nom fasse plus soviétique), Arlette Besset, Jean Brémaud, Jacques-Bernard Brunius, Raymond Bussières, Guy Decomble, Lou Félix, Virginia Grégory, Paul Grimault, Ida Lods, Lazare et Jeanne Fuchsmann, Jean Loubès, Suzanne Montel, Gisèle Fruhtman (future femme de Pierre Prévert) et Zoula à l’interprétation. La première a lieu en mai 1932. C’est un succès. Cette pièce marque le début de la participation de Prévert à cette troupe qui deviendra, sur la suggestion de Lou Bonin - Tchimoukow et en souvenir de la révolution russe d’octobre 1917, le groupe Octobre.

Ce groupe, c’est le théâtre de l’agit-prop, c’est-à-dire de l’agitation-propagande. La troupe se produit dans la rue, dans les cafés, dans les usines en grève et dans des soirées théâtrales. Elle donne des chœurs parlés, des pièces, des saynètes et des sketches, qui sont constamment en rapport avec l’actualité politique, auprès d’un public populaire qui participe et donne force aux mots. Elle agit dans l’urgence : les textes sont souvent écrits et répétés durant la nuit pour le lendemain. Prévert se révèle et excelle dans cet exercice. La même année, le groupe Octobre fait parler de lui avec une autre manifestation. Au cimetière du Père-Lachaise se trouve le mur des Fédérés, contre lequel 147 communards furent exécutés en mai1871 par les Versaillais, après la chute du gouvernement insurrectionnel. La troupe s’y produit, en hommage aux fusillés. Puis Prévert livre deux textes d’actualité qui ont considérablement marqué les membres du groupe Octobre : L’Avènement d’Hitler et Citroën. Parvenu au pouvoir en janvier 1933, Hitler apparaît tout de suite comme dangereux aux yeux de Prévert, ce qui l’incite à aborder l’événement dans un chœur parlé joué par la troupe. En avril de la même année, Citroën fait de la tour Eiffel un gigantesque panneau publicitaire lumineux. Or, les ouvriers de l’entreprise automobile sont en grève et manifestent.

Autre moment fort : La Bataille de Fontenoy. Écrite en octobre 1932 et présentée début 1933 au deuxième congrès de la Fédération du Théâtre ouvrier, cette pièce s’oppose violemment à la guerre. Du 24 au 30 mai 1933 a lieu à Moscou l’Olympiade internationale du Théâtre Révolutionnaire. C’est avec La Bataille de Fontenoy, précédé d’Actualités, que le groupe Octobre y participe. La troupe part de Londres sur un cargo soviétique. Du 18 au 23 mai, elle est à Léningrad. Sont notamment du voyage Yves Allégret, Arlette Besset, Jacques-André Boiffard, Jean Brémaud, Lou Bonin/Tchimoukow, Raymond Bussières, Jean-Paul Dreyfus - Le Chanois, Marcel Duhamel, Gisèle Fruhtman, Jean Loubès, Suzanne Montel, Léon Moussinac et Léo Sabas. Sur le bateau, l’enthousiasme est débordant et les répétitions vont bon train. Dreyfus - Le Chanois envoie des lettres et tient un journal qui témoigne de l’ambiance qui règne à bord. L’Olympiade se déroule à merveille et La Pravda écrit dans ses colonnes que « le groupe Octobre a donné une revue-montage, extrêmement intéressante, intitulée La Bataille de Fontenoy. L’intérêt particulier de cette revue consiste en ce que tout le texte est composé de coupures de journaux, de discours parlementaires, d’aphorismes sur les dirigeants politiques, etc. ». La prestation du groupe est remarquée, tout comme sa sortie, très risquée : le dernier jour, certains membres, dont Prévert, refusent de signer un texte qui fait l’éloge de Staline.

De retour à Paris, le groupe Octobre est en pleine gloire et poursuit vaillamment ses activités jusqu’en 1936. Il est rejoint par Fabien Loris, Yves Deniaud, Sylvain Itkine, les frères Marc (l’un d’eux deviendra le chanteur Francis Lemarque) et Maurice Baquet. Prévert est extrêmement actif et produit de nombreuses pièces. Fin 1935, il écrit Le Tableau des Merveilles, une adaptation de Cervantès. Il a conservé les deux saltimbanques, Chanfalla et Chirinos, qui arrivent dans une ville espagnole pour présenter aux notables ce qu’ils nomment « le tableau des merveilles », spectacle que seuls ceux qui possèdent certaines qualités peuvent voir… La mise en scène est de Jean-Louis Barrault et les répétitions se déroulent à Paris, dans son grenier du 7, rue des Grands-Augustins, à l’endroit même où Picasso peindra Guernica quelques mois plus tard. À la Maison de la Culture de la rue d’Anjou, dans le VIIIe arrondissement, la pièce est jouée pour la première fois en janvier 1936. Elle accompagne des spectacles d’autres troupes de la Fédération du théâtre ouvrier de France et une conversation sur le théâtre entre Louis Aragon et J.-J. Bernard.

Le groupe Octobre participe aussi à des fêtes et kermesses qui font grand bruit. En juin 1935, c’est la fête bretonne de Saint-Cyr l’École. La troupe y représente Suivez le druide, revue bretonne en six tableaux. Elle anime la fête par un défilé antimilitariste et anticlérical qui fait scandale ; Prévert est déguisé en abbé. Le groupe Octobre récidive à Villejuif, en juillet 1935 à la kermesse bretonne et auvergnate et en juin 1936 lors de la kermesse municipale. En juillet 1936, la troupe se dissout.

Si j’ai été un peu longue sur le sujet, c’est parce que le groupe Octobre est une aventure capitale pour Prévert. Il ne faut pas la sous-estimer. Il apprend à écrire beaucoup et vite avec le groupe Octobre, entre 1932 et 1936. Et il ne s’arrêtera plus !





Si Paroles occupe une place déterminante dans l’œuvre de Prévert, parce qu’il s’agit d’une œuvre emblématique, c’est peut-être l’arbre qui cache la forêt, d’abord parce qu’il y a d’autres textes de Prévert…



Tout à fait ! L’heureux succès de Paroles a eu aussi comme conséquence de faire de l’ombre, avec le temps, aux autres recueils de Prévert. C’est pourquoi, dans mon entreprise de prévertisation (rires), j’invite toujours à lire d’autres ouvrages du poète. Une précision au passage : j’utilise volontairement le terme « poète », après l’avoir évité pendant un certain nombre d’années. Pourquoi ? Si Prévert prétend ne pas savoir ce qu’est la poésie et ne pas avoir de carte de visite estampillée poète, il est pourtant incontestablement un poète. Je m’explique. Il me semble en effet qu’avec ce mot, Prévert rejetait surtout, d’une part le permanent étiquetage qu’impose la société, et d’autre part le sens prétentieux et élitiste qu’elle colle souvent à ce vocable, le dénaturant alors. Prévert est un poète dans l’acception que Guillaume Apollinaire lui attribue dans sa conférence « L’Esprit nouveau et les poètes » qu’il donne au Vieux-Colombier le 26 novembre 1917 : « celui qui découvre de nouvelles joies, fussent-elles pénibles à supporter », ajoutant que l’« on peut être poète dans tous les domaines : il suffit que l’on soit aventureux et que l’on aille à la découverte ».

Les autres textes donc. Pour les recueils de textes, je renvoie les lecteurs à Histoires (1946), Spectacle (1951), La Pluie et le Beau Temps (1955) ou encore Choses et autres (1972). Pour les livres contenant textes et collages, lisez Fatras (1966) Imaginaires (1970). Quant aux ouvrages contenant textes et photographies, ceux avec Ylla sont moins connus mais pourtant absolument délicieux : Le Petit Lion (1947) et Des Bêtes… (1950). Pour les livres avec les peintres, je conseille fortement Diurnes (1962), avec des découpages de Pablo Picasso, des interprétations photographiques d’André Villers et des textes de Prévert. Avec des gravures de Georges Ribemont-Dessaignes, Arbres (1967) est une petite merveille, qui s’adresse aux arbres, puis aux hommes Pour les livres pour la jeunesse, ouvrez Contes pour enfants pas sages (1947) avec des dessins d’Elsa Henriquez ou encore Lettres des îles Baladar (1952), avec des illustrations d’André François, une fable qui a pour thème la colonisation et revêt la forme d’un pamphlet anticolonialiste. L’inventaire est évidemment loin d’être exhaustif, mais il montre en effet, pour reprendre votre image, que Paroles est l’arbre qui cache la forêt. Alors, entrez dans la forêt ! Vous avez désormais quelques pistes…





…arbre qui cache la forêt, ensuite parce que Prévert également quelqu’un qui aura énormément écrit pour le cinéma. Vos récentes publications ( Jacques Prévert. Une vie , mais aussi en poche les scénarios écrits par Prévert, et surtout l’étude Prévert et le cinéma ) montrent une autre facette de l’auteur Prévert. Certes, Prévert est l’auteur de quelques scénarios et dialogues célèbres du cinéma, mais il est également l’auteur de très nombreux scénarios inédits ou inconnus. Dans Prévert et le cinéma vous appelez cette production « le cinéma de papier ». Cela aussi semble avoir été oublié. Prévert était un travailleur du monde du cinéma particulièrement prolixe, mais sans compromis.



Les films réalisés à partir de scénarios de Jacques Prévert sont nombreux. Nous en avons déjà mentionné un certain nombre. Pourtant, cette filmographie déjà copieuse aurait dû l’être plus encore, nous l’avons déjà indiqué également. Au cours d’une vingtaine d’années de recherches sur le sujet, j’ai découvert plusieurs dizaines de scénarios inédits, dans des fonds d’archives publiques parfois, dans des archives privées le plus souvent. Des tout premiers ciné-textes de jeunesse, comme Le Pont Mirabeau ou Le Bateau Mouche Pirate, à des synopsis plus développés de l’âge mûr comme La nuit tombe sur le château ou La Fortune des Rougon, en passant par des synopsis succincts d’une à quelques pages seulement comme Pour ses beaux yeux ou Guichet 14. Le fruit de mes recherches a donné lieu à une longue filmographie commentée et enrichie mois après mois, année après année, dont la dernière version éditée figure dans Prévert et le cinéma (Les Nouvelles éditions Place, 2017). D’autre part, j’ai proposé des études de certains cas, de Baleydier à Taxi de minuit en passant par Bulles de savon (Les Nouvelles éditions Place, 2012) ou encore La Fleur de l’âge (Gallimard, 2013). Enfin, en ce quarantenaire de la disparition de Prévert, trois scénarios inédits sont parus en Folio, précédés à chaque fois de deux pages de présentation : Le Grand Matinal, Au Diable vert, La Lanterne magique.




Au vu de l’ampleur des recherches menées, et du nombre de découvertes, une édition scientifique annotée, proposant des variantes et des analyses convoquant aussi bien les outils des études cinématographiques, historiques, littéraires et génétiques serait évidemment pertinente et indispensable… Mais c’est un projet ambitieux, qui fait hésiter les éditeurs. Pour commencer, j’ai donc proposé une synthèse succincte de cet ensemble dans mon dernier essai sur le cinéma de Jacques Prévert, dans le chapitre intitulé en effet « le cinéma de papier ». Et le colloque international de Cerisy sera pour moi l’occasion de communiquer encore sur d’autres aspects de ce cinéma invisible.

Précisons que si Jacques Prévert compte bon nombre de projets avortés dans sa filmographie, il n’est pas le seul dans ce cas. C’est pourquoi je dirige aux Nouvelles éditions Place, un nouveau volume de l’Anthologie du cinéma invisible. Cent auteurs présenteront cent scénarios inédits d’écrivains, de poètes, de plasticiens, de photographes, de réalisateurs de toute époque et de toute nationalité. Une folle aventure, soutenue par le CNC !






Quand on apprend que Prévert a eu un projet d’adaptation de Mary Poppins , on se met à rêver. En élargissant le propos, quelle est la réception de Prévert à l’étranger ? Est-il ou serait un auteur plus lu ou reconnu qu’en France ?



Oh que je vous comprends ! En 1938 en effet, Jacques Prévert a le projet d’écrire une adaptation de Mary Poppins de Pamela L. Travers pour son frère Pierre. Paru quatre ans plus tôt, ce roman basé sur le personnage de la gouvernante-magicienne est découpé en chapitres qui sont autant de nouvelles aventures : un goûter pris au plafond, une vache rouge qui danse, des enfants qui comprennent le langage des oiseaux, un anniversaire célébré dans un zoo où ce sont les humains qui sont enfermés dans des cages, etc. Ces aventures plurent à Prévert. Mais le projet ne vit pas le jour. Le scénariste envisagea de le reprendre en 1942 pour Marcel Carné, sans plus de succès.

Quant à la réception de Prévert à l’étranger, il conviendrait de se lancer dans une réelle analyse, ce que je n’ai pas fait. Ce que je peux vous dire n’est basé que sur mon expérience sur des continents variés, de Tokyo à La Havane en passant par Bruxelles, auprès de publics très divers. Prévert semble à chaque fois connu uniquement pour un ou deux pans de son œuvre. Par exemple, les Japonais connaissent surtout « Les feuilles mortes » et Le Roi et l’Oiseau (Paul Grimault, 1980) alors que les Belges maîtrisent plus les poèmes aux accents fortement surréalistes. Cet automne, je me rendrai successivement à Monaco et à Alger pour évoquer Prévert. Prévert y est peut-être perçu encore différemment… Et je trépigne déjà d’impatience d’en savoir davantage !





Quand on lit vos livres consacrés à Prévert, on voit ressurgir des noms et des figures, occultées par les grandes vedettes, des figures amies de Prévert, des figures qui ont accompagnées toute la culture populaire de la seconde moitié du XXe siècle, je pense à Maurice Baquet, Raymond Bussière, l’ami Marcel Duhamel, le frère Pierre… Prévert, c’est aussi le récit d’une atmosphère, d’une liberté et d’une série d’amitiés. Votre biographie se termine par un chapitre intitulé « Avec les copains ».



Oui, l’amitié est capitale pour Prévert. C’est d’ailleurs pourquoi, après lui avoir consacré le chapitre que vous évoquez, j’ai décidé de revenir sur le sujet, différemment et plus en profondeur, avec un livre au titre on ne peut plus explicite : L’Amitié selon Prévert (Textuel, 2012, rééd. 2016).

L’amitié se noue, ou ne se noue pas d’ailleurs, en un clin d’œil pour Prévert. Avec lui, l’amitié naît d’un coup de cœur, de manière instinctive, quasiment viscérale. Et quand Prévert choisit quelqu’un comme copain, il lui est fidèle toute sa vie. Ainsi bon nombre de ses rencontres de jeunesse sont restées à ses côtés pour la vie. Vous citez à juste titre les formidables comédiens Maurice Baquet et Raymond Bussière, rencontrés avec le groupe Octobre, et Marcel Duhamel dont Prévert fait la connaissance durant son service militaire. Ils ne se quitteront jamais, jusqu’à la fin. L’une des spécificités de l’amitié prévertienne est qu’elle n’est pas exclusive, et qu’elle est même en quelque sorte contagieuse, si bien qu’existe cette fameuse « bande à Prévert » dont nous avons déjà parlé. De plus, l’amitié prévertienne est fructueuse au niveau artistique car les amis se retrouvent souvent dans la création pour des films ou des livres par exemple.

Citez tous les copains de Prévert est impossible, mais dans le cadre de L’Amitié selon Prévert, j’ai fait le rude choix d’en sélectionner quinze et de les éclairer : Arletty, Maurice Baquet, René Bertelé, Pierre Brasseur, Henri Crolla, Robert Doisneau, Marcel Duhamel, Jean Gabin, Paul Grimault, Joan Miró, Marcel Mouloudji, Pablo Picasso, Simone Signoret et Yves Montand, Alexandre Trauner, Boris Vian… sans oublier le frère-ami, Pierre Prévert.



Jacques Prévert était semble-t-il un homme aussi libre que libertaire, autodidacte refusant les cloisons artistiques. Y a-t-il des enfants de Prévert ? Quelle serait l’influence de Prévert ? On a pu entendre un Serge Gainsbourg se revendiquer dans une chanson de Prévert, mais aujourd’hui ?


La question est difficile… D’une part il faudrait être constamment à l’écoute de ces témoignages d’appartenance. Et d’autre part, les artistes influencés par Jacques Prévert ne le revendiquent pas toujours ostensiblement… Il y a pourtant un héritage, sans doute d’autant plus important qu’il est diffus, dans l’air, qu’il fait partie de l’inconscient collectif. Liberté, refus des courbettes, attention aux petites gens, tendresse, sincérité, solidarité… Prévert, c’est aussi une manière d’aborder la vie et les êtres. Les enfants de Prévert sont dispersés un peu partout. À l’étranger également. J’ai encore reçu récemment des demandes d’inscription en thèse de doctorat d’étudiants chinois, maghrébin et brésilien, qui souhaitent le mettre en regard avec d’autres poètes de leurs pays respectifs. Sans que nous en mesurions parfois vraiment l’ampleur, Prévert a considérablement oxygéné notre vie.

Et il a considérablement contribué à oxygéner la mienne ! Je continuerai bien entendu à vivre avec Prévert et à partager ma passion avec le plus grand nombre mais j’arrêterai fin 2017 de consacrer mes recherches à son œuvre et à sa vie. De nouveaux champs de recherche inexplorés et passionnants s’offrent à moi, les sollicitations d’ayants-droit et les projets s’accumulent, ma vie de chercheuse se poursuit avec de nouvelles aventures, avec le cinéma des poètes, avec le cinéma invisible, avec le cinéma de papier, avec le cinéma en France de 1908 à 1919, avec d’autres magnifiques poètes comme Robert Desnos, avec… J’ai été très heureuse de travailler si longtemps et intensément sur Prévert, et je suis désormais très heureuse lui dire au-revoir sereinement pour voler vers d’autres contrées poétiques et cinématographiques si accueillantes et roboratives.



11 juillet 2017
T T+