Patrick Chatelier | Attentats

C’était une magnifique station d’été au soleil garanti, au vent qui nettoyait tout, réputée par-delàles frontières et jusque dans les pays pauvres où les noms de Neo Riviera, Lightning Villégiature, Oyó Ostinato forçaient la nostalgie. La plage était d’un sable fin àla blancheur éclatante, elle descendait en pente douce vers les vagues qui léchaient les pieds sans les mordre. Le casino avec ses machines àsous plaquées or, la thalasso et ses assortiments d’argiles, bains de soufre, massages en profondeur et jeux de rôles, l’aquarium et son bassin aux requins en immersion, les hôtels àétoiles vibrantes, les galeries découvertes, les clubs en tout genre. L’amour et le sexe, si on en veut. Fête perpétuelle. La paix familiale, en cas de besoin. Une certaine idée du bonheur. Annexion du paradis, sentiment d’élection viscéral.
De passage dans la région j’avais été attiré ici par tout ce que j’avais entendu depuis l’enfance, par les récits et tournures dont mes interlocuteurs usaient, une force d’attraction et de curiosité, comme s’il risquait toujours de me manquer quelque chose : il fallait, au moins une fois dans une vie, goà»ter au mythe et àla perle océane. Oser enfin s’ouvrir, se donner. Franchir le pas. Étreindre le tout. En découvrant la ville qui se dressait devant moi baignée d’air marin, légère de brume avec ses coupoles d’argent je me disais que peut-être, si les lieux me plaisaient, je pourrais y envisager un moment mon existence, recommencer àzéro, m’affronter àcet univers étranger et chatoyant, en percer les secrets pour parvenir àme sentir, sinon intégré, du moins apaisé en attaches fugaces. Pas tout àfait àma place, mais pas très loin. Rapproché de ce qui pourrait s’appeler un destin.

Mais l’illusion est tombée. Un malaise s’insinuait alors que je marchais pour la première fois sur l’Avenue Grandissime, àtravers le Campo, le long de la baie où un soleil chirurgical grillait les épidermes. Je croisais des êtres qui ne m’évoquaient rien. Ni les vieillards, ni les enfants, ni les chiens. Et quand je connaissais leur langue je ne comprenais pas leur langage.
Le paysage donnait l’impression d’avoir été coupé en deux. D’un côté une ancienne vastitude perçue ici et làdans la teinte de l’eau vantée par les agences, dans l’atmosphère qui laissait ouverts les possibles, écartelés, vastitude d’où sourdait une menace de catastrophe climatique. De l’autre côté l’ouvrage humain, si fragile, poussif et biaisé. Il y avait eu un séisme dont personne ne se souvenait du nom, en attente d’achèvement. J’avais l’impression que tout était décor autour de moi, même les montagnes qui au loin s’étaient figées. Un château d’apparence et d’inavouable. Séparation définitive.
Je me disais ça va passer, j’ai pris une chambre àla pension des Bleuets.

Et puis trois jours après mon arrivée, je descendais la Strada comme tous les soirs, endimanché àl’image des autres, savourant les bienfaits du crépuscule, quand la détonation a retenti. Puis la seconde, àfaire frémir les immeubles. Les passants se sont arrêtés, retournés, regardés, sans que leurs regards contiennent autre chose qu’une interrogation ramenée en spirale sur eux-mêmes. Une rumeur a enflé, concurrence àla mer, elle paraissait naître et se nourrir au ralenti, grimper les paliers par capillarité. Avant de jaillir. Ceux autour de moi inquiets de plus en plus commençaient àse tasser, àse tordre, àfaire fondre leur bronzage sous lequel le sang battait. Ils s’éloignaient doucement d’abord, sur des œufs, façon d’excuse, puis sans prévenir un coup de vent les emportait. Les enfants étaient tirés pour suivre le mouvement, parfois oubliés, les vieillards retrouvaient une jeunesse, les chiens prenaient ça pour un jeu avant de hurler àla mort.
En haut de la Strada d’où provenait la rumeur àpeine affaiblie, je voyais une masse se mettre àgrossir, masse éclairée par le projecteur du couchant, piquetée de couleurs intermittentes, un animal en marche àla respiration disloquée. Rien pourtant n’avait changé, ni les coupoles d’argent lustrées chaque jour par les escaladeurs, ni le ciel désespérément bleu avec son unique nuage désespérément accroché. Mais la foule progressant vers moi àune allure tonitruante donnait un nouveau relief au désespoir. À mesure de son approche les visages et les postures montraient l’horreur, déflagration, démembrement, avec un seul message inoculé dans les têtes – fuir.

J’étais le seul dans la rue àne pas bouger, àrefuser le message encore et encore àchaque seconde écoulée. Il me semblait que quelque chose se jouait plus important que ma vie.
Arrêtez ce doit être un pétard disais-je aux premiers fuyards qui m’atteignaient, et leur ricanement àbout de souffle me forçait àtenter autre chose.
Arrêtez la terre est trop petite disais-je, si ces gens veulent vous retrouver ils vous retrouveront.
Alors nous ferons le tour plusieurs fois en glissant sur les méridiens ricanaient-ils.
Ils étaient tous d’accord, il fallait courir. Comme un seul homme. Et la solitude de ce seul homme se répercutait en écho dans leurs cris. Les touristes (le plus gros contingent), les employés d’hôtels, les cireurs de chaussures, les escortes femmes ou hommes, les vendeurs de glaces, les animateurs de plage, les membres du grand conseil civil. Tous unis en mauvaise troupe.
Arrêtez leur disais-je. Faites front. Courez dans l’autre sens, devenez une armée : le nombre anéantira l’ennemi.
Nous ne pouvons pas répondaient-ils. Nous devons suivre le courant, qui est notre œuvre. Et qui parmi nous oserait aller àl’avant-garde ?
Vous mourrez de toute façon. Pourquoi pas maintenant et pourquoi pas debout ?
Pourquoi pas plus tard et pourquoi pas Alzheimer, Crabe, AVC, Suicide ? rétorquaient-ils avant d’éclater en sanglots.
Au-dessus de nous àl’abri des balcons, des portables enregistraient la scène. Je me voyais àtravers leurs yeux, c’est-à-dire àtravers l’objectif de leurs caméras dont les images circuleraient rapidement sur les réseaux, silhouette immobile au milieu du flot humain, seul élément net dans le flou de la débandade, suspect déjàcerné d’un cercle rouge.
Vous êtes calme, trop calme pour être honnête disaient-ils. Vous devez prendre des substances. En plus vous êtes vraiment très bronzé.
Je n’arrivais pas àleur faire comprendre mon point de vue, et que si la ville était entièrement détruite nous pourrions la reconstruire ensemble.
Ils me frôlaient, me bousculaient, et je m’appliquais àles éviter comme une quille face àsa boule. Si je ne les imitais pas bientôt je risquais de tomber et me faire piétiner. Mais je résistais. Planté dans le bitume, planté dans la terre sablonneuse en dessous. Je voulais prendre racine. Si je les imitais je renierais quelque chose d’essentiel en moi, je renierais quelque chose d’essentiel en eux – chose qu’ils refusaient de voir, qu’ils avaient oubliée, dédaignée ou rejetée.
Arrêtez essayais-je encore, pourquoi se ridiculiser devant le danger ?
Parce que nous sommes ensemble dans la course, nous sommes la course. Nous n’avons jamais été aussi proches de la vérité.
Savez-vous insistais-je, que par l’effet papillon une petite lâcheté peut provoquer àl’autre bout du monde un génocide ?
Ils gonflaient leurs joues : Nous ne sommes pas lâches, nous sommes une panique, nous sommes détachés de la lâcheté, de la trahison, de l’amour et de la haine, nous ne sommes plus qu’une passion àsens unique. Bientôt nous rejoindrons l’insensibilité.
Agacé je me détournais vers une qui passait : S’il vous plaît madame faites stopper votre corps.
Mon corps m’appartient répondait-elle, j’en fais ce que je veux.
Non disais-je, votre corps appartient àvotre corps, c’est différent.
Eh bien alors je le laisse courir.
Mais êtes-vous sà»re qu’il en a envie ?
La femme marquait une hésitation, escamotait une foulée, s’emmêlait les jambes, elle me regardait comme si je lui annonçais que la mer s’était vidée. Puis une fusée lui happait le bras pour la traîner àsa suite. Viens Josy chérie disait son mari, je ne laisserai pas ta chair maculer le trottoir en mille et un lambeaux.

Le flux trop puissant m’obligeait àreculer peu àpeu vers le port où les oiseaux exotiques, introduits par les Savants àpartir d’espèces maritimes de tous les continents, contemplaient le tableau depuis les palmiers en penchant la tête de côté. J’avais perdu la partie. J’avais trahi la Neo Riviera malgré elle, et sans doute la part la plus précieuse àmes yeux de l’humanité. J’étais vaincu par les éléments. There Is No Alternative, clamaient les banderoles accrochées aux avions qui longeaient la plage devant les yeux mi-clos des baigneurs.
Alors que les fuyards àjamais en fuite plongeaient dans la vase du port et pour beaucoup se noyaient, accrochés les uns aux autres pour mieux couler àpic, je remarquai une tache sur l’huile bouillante de la mer. Rien àvoir avec les yachts ou les catamarans qui sillonnaient la baie. C’était une barque, un canot de bric et de broc formé d’une base en plastique prolongée de planches et de bidons, bancal et improbable, rempli àras bord d’une autre masse humaine qui venait dans ce pays tenter sa chance.


14 septembre 2017
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