Où la réalité s’avère une prison plus cruelle que la pire des fictions.

Je marche rue de Paris, àMontreuil, je suis invité par le salon du livre jeunesse, je dors dans un hôtel situé àtrente minutes du festival et, chaque matin, je m’y rends àpied. Prendre l’air me fait du bien avant les rencontres, les signatures ou les tables rondes, même si je dois passer par-dessus le périphérique et respirer plus que ma dose de particules fines. Le villageois que je suis aime arpenter les villes, flâner, regarder les gens, les architectures. Le paysage urbain a toujours quelque chose d’exotique àmes yeux.
Hier, il a neigé. Ce matin, les trottoirs sont boueux, le ciel est chargé. Le long de la rue que je remonte, j’aperçois une voiture ralentir, mettre ses warnings et s’arrêter. Un camion de livraison qui la suit klaxonne immédiatement.
A Montreuil, la rue de Paris est étroite. Ce matin, avant 10h, la circulation est dense dans les deux sens, le camion ne peut pas déboiter pour doubler la voiture maintenant arrêtée. Et nulle part, la voiture ne pourrait se garer pour ne pas perturber la circulation.
Côté passager, un homme sort et adresse un signe d’excuse au conducteur de la camionnette. Puis, il ouvre la portière arrière et aide une très vieille dame às’extraire du véhicule. Une dame qui a besoin de deux béquilles pour marcher.
A peine a-t-il tendu son bras vers la vieille dame que le conducteur de la camionnette klaxonne ànouveau, klaxonne furieusement, klaxonne avec fureur, coup sur coup, coup après coup, sans répit, sans repos, en donnant – j’ai continué àmarcher, je le vois nettement – de grandes claques sur son volant.
La vieille dame s’extrait du véhicule.
Le conducteur de la camionnette klaxonne avec rage.
La vielle dame s’agrippe au bras de l’homme qui l’aide.
Le conducteur de la camionnette klaxonne.
La vieille dame ajuste ses béquilles.
Le conducteur de la camionnette klaxonne.
La vieille dame rejoint lentement le trottoir.
Le conducteur de la camionnette klaxonne.
Je suis pile àleur hauteur. Le volume sonore des coups de klaxon gifle mes oreilles. C’est assourdissant, c’est pétrifiant, c’est absurde. Mon cœur bat très fort, ce qui se passe sous mes yeux a injecté une bonne dose de colère dans mes veines.
Le passager de la voiture laisse la vieille dame sur le trottoir, il court reprendre sa place non sans avoir adressé un nouveau geste d’excuse au conducteur du camion làoù j’aurais immanquablement tendu mon majeur.
Le conducteur de la camionnette écrase encore et encore et encore et encore et encore et encore son klaxon. Je vois son visage, je contemple sa fureur imbécile, je dévisage son incompréhensible violence.
J’ai envie d’envoyer Quichotte lui faire les pieds et lui expliquer les bonnes manières. J’ai envie que cet homme se prenne un coup de sabots de Rossinante et qu’il sache ce que cela fait de marcher avec deux béquilles. Mais je suis àun mètre de la portière de sa camionnette, je n’ai pas le temps d’employer des subterfuges littéraires. Je tape àla vitre, je crie àl’homme qu’il est malade.
Devant, la voiture démarre, et la camionnette part d’un coup. Le conducteur n’a pas tourné la tête vers moi, il part, en accélérant rageusement dans cette rue étroite où des groupes d’enfants se rendent au salon du livre jeunesse.
Faut-il tirer enseignement du fait que la veille dame est noire, que le conducteur de la camionnette est blanc, ou faut-il penser àun hasard ?
Je laisse Quichotte où il est.
Je laisse Panza bichonner son âne.
Ce ne sera pas une aventure pour eux.
Il n’y a rien ni personne qui puisse faire quoi que ce soit quand la colère tue la raison. Rien contre les hommes qui détestent les hommes.
Le monde dans lequel vit le conducteur de la camionnette est un enfer. Il en est certainement le pire damné, s’infligeant lui-même grill et géhenne. Inutile d’appeler un chevalier pour le rouer de coup, il s’en charge àchaque instant, enfermé dans la prison de sa trop humaine inhumanité.
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8 décembre 2017
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[1En écho à"Quichotte, autoportrait Chevaleresque" (àparaitre le 17 janvier 2018, Éditions Fayard). Illustration "Don Quichotte et Sancho Panza", Honoré Daumier - encre sur papier