Fraternité avec une place vide

L’entretien ci-dessous est paru en février 2001 dans le dossier spécial du Magazine Littéraire , dirigé par Frédéric Martel, qui a proposé cet entretien


" Qu’est-ce que c’est que cette maison où vous me faites entrer, et qui forme un édifice si singulier ? Que signifie la hauteur prodigieuse des différents murs qui l’environnent ? Où me menez-vous ? "
Marivaux, La Dispute, cité dans Quai Ouest, p 94.


A quand remonte votre "rencontre" littéraire avec Koltès ? Comment cela s’est passé ?

La grande violence de découverte, ça a été simplement Solitude dans les champs de coton, chez Minuit, en 86. Je publiais chez Minuit, il y avait déjà eu la parution de Quai Ouest, on entendait parler de Koltès comme auteur de théâtre, et Nanterre, avec Chéreau, était un point de référence, mais j’étais trop enfermé dans mes logiques littéraires, ma vie de lecteur, pour l’avoir rencontré par le théâtre. Par contre, quand Solitude est parue, c’était le choc d’une écriture racinienne, et d’une construction sur rien, ce mirage flaubertien, juste un instant démultiplié, une construction uniquement tenue sur son vertige logique. Là, immédiatement j’ai pigé que c’était un grand. La nuit juste avant les forêts a confirmé le choc. En 88 j’ai eu une bourse pour passer un an à Berlin, c’était encore le mur. J’habitais juste à côté de la Schaubühne, et là le théâtre a commencé à être une interrogation pour moi, surtout pour voir cette salle le matin, en allant au marché, une salle souterraine qu’ils ouvraient pour aérer, juste au niveau de la rue. L’école de Nanterre est venue présenter un travail sur Tchékhov, et Chéreau jouait Solitude. Arrivé en retard à la Freiebühne pour voir le travail de Nanterre, on m’a bloqué dans le hall, et il y avait Chéreau qui regardait par l’entrebaîllement ses jeunes acteurs déjà en scène. Moi je regardais son cou, ses épaules, sa mâchoire, et j’essayais de faire le lien avec le texte de Solitude, que déjà je connaissais quasi par coeur. Voir là comme ça un acteur de tout près, et quel acteur, hors théâtre, mais dans sa musculosité, tout d’un coup c’était comme sortir de la littérature, comprendre que l’écriture de théâtre était un autre pays, un pays à côté. En plus, Chéreau, ça ne lui plaisait pas d’être regardé comme ça par ce type à lunettes, il me lançait des regards mauvais, mais ça aussi ça collait avec le texte, alors³ C’était comme si je regardais le livre en chair et en os. J’ai rencontré Koltès, seule et unique fois, peu après, en octobre 88. On a causé quarante minutes, ça a été un grand bonheur. Un bonheur de voix, de regard. Une très grande tendresse, quelque chose définitif. On a parlé de Balzac, et c’est tout. Mais longtemps. Après je lui ai écrit, mais il n’a pas répondu. Il lui restait cinq mois de vie. J’ai toujours ses yeux.

Comment son oeuvre fait-elle écho avec la vôtre ? La nourrit-elle ? L’accompagne-t-elle ? Quels rapports entretenez-vous avec elle ?

C’est difficile à penser, tout cela. On a eu cette oeuvre par bribes. Mais aussi, comme toute oeuvre qui dérange l’ordre institué des formes, cela ne devient lisible qu’après, bien après. À une toute autre échelle, ça a sans doute été pareil pour Proust. Beckett, par exemple, je ne suis pas sûr que la perception comme oeuvre complète ait déjà commencé. Il faudrait un Pléiade, ce serait de salubrité publique. Sans doute notre regard va-t-il sur Beckett encore beaucoup changer. Évidemment, quand on lit les entretiens donnés par Koltès, et en particulier ceux que Minuit a publié sous le titre Une part de ma vie, on doit se rendre à l’évidence : il était parfaitement conscient, Koltès, de ce qu’il faisait, pourquoi et comment. Voir comment il parle de Tchékhov ou Marivaux. Mais quand c’est la grammaire même des formes, des arrangements de syntaxe, de la composition de récit, qu’on déplace, sans doute il faut comme cela du temps : cette oeuvre s’impose aujourd’hui comme majeure, comme en avant de nous, mais c’est progressivement que nous la constituons dans cet au-devant, parce que nous savons désormais ce que nous y cherchons. Qu’est-ce qui s’y déplace par exemple de la notion de temps, de la notion de représentation. Maintenant c’est à la fois un champ neuf de travail, et un ensemble clos, qu’on peut relire. C’est la clôture qui induit la mise en travail.

Un dialogue littéraire est-il possible avec Koltès ? Sur quelles bases ?

Par déplacement de repères. On écrit nous aussi dans son hangar. On écrit dans ce temps disjoint de Solitude, avec cet effet de lumières. Dialogue non, parce que l’autre ne répond pas. Et qu’on ne peut pas se contenter de suivre une piste, mettre quelque chose en plus ou à côté. Mais dans cette tension de la nuit, la manière de dire la pluie, une violence, et puis toujours ce chant très doux de la voix : là on a comme un agrandissement de scène. À nous d’agrandir notre travail. C’est manifeste par exemple pour Jacques Séréna, un grand auteur du contemporain.

Vous avez consacré l’un de vos ouvrages à Koltès. C’est un hommage ? Une reconnaissance de dette ?

Hommage évidemment, à cause de ces quarante minutes de 1988, et de la trace. L’idée de dette est là aussi, parce qu’on ne peut pas rendre. Mais s’interroger sur cela, qui est troublant et aussi dangereux : pourquoi c’est lui, qui l’a payé de sa vie, qui a été à cette place de l’invention radicale, géniale ? Qu’est-ce qui fait qu’à ce moment-là, ces années-là, la grande oeuvre c’était la sienne et pas la vôtre, pourtant peut-être plus visible, mieux repérée ? Revenir à l’invention de Koltès, à comment sa forme, son chant, se sont dessinés, imposés à lui, c’est se remettre soi-même en cause à vingt ans de distance. Les Éditions de Minuit ont refusé ma petite étude sur Koltès en disant que " ça intéresserait deux cents personnes " : les Solitaires intempestifs en sont à leur deuxième édition de l’ouvrage. Pour moi, c’était entrer dans le laboratoire. Il y a dans Koltès des choses absolument surprenantes : cette faute de grammaire incroyable dans le premier paragraphe de Solitude, texte pourtant parfait, ou bien ce rituel décrit dans les Carnets de Combat de nègre et de chien, que Koltès joint à son texte dès la première publication aux Amandiers en 83, qui est indispensable à la compréhension de la pièce, mais n’en fait pas partie. Une pièce de théâtre, qui a depuis attesté de sa solidité, fonctionne sur un sens absent. Ça mérite quand même d’y regarder de près.

Pourquoi faut-il inciter les étudiants, les écrivains etc... à lire Koltès ? Quel texte conseillerez-vous pour commencer ?

Je me sers souvent des textes de Koltès pour faire écrire des étudiants, voire des lycéens. Pour introduire à ces manipulations du temps : le récit qui revient toujours surgir au même point zéro, comme par boucles concentriques qui se recouvrent. Ou bien pour entrer dans ce rapport très étrange de la construction des personnages, où l’obstination vers le concret et la réalité se transforme en fable et fiction par incomplétude. Travail aussi sur la géométrie des formes de la ville contemporaine, c’est une mine, extrêmement condensée. Autre chose qui m’a étonné : Koltès rêvait de roman, et en a publié un : La fuite à cheval très loin dans la ville, qui est peut-être son seul texte non miraculeux. Hors il rassemble dans un récit sans titre, Prologue 2, qui se passe dans un café, quelque part près d’un aéroport, une invention romanesque plutôt stupéfiante. Les portes d’entrée sont multiples : il suffit de voir comment il est ressaisi, pièces dites de jeunesse comprises, dans toutes les classes de théâtre. Mais ma stratégie est plutôt d’en revenir toujours aux points culminants, Solitude et La nuit juste avant les forêts : parce que ce sont deux poèmes. On n’a pas tant de poèmes et de poètes, pour dire notre temps. Et c’est de poètes qu’on a besoin.

Au-delà des questions d’âge et de génération, vous sentez-vous "fils de Koltès" ?

Idée qui me répugne, m’est étrangère. Les fils, chez Koltès, c’est ceux de Retour au désert, ils ne me plaisent pas. Le mot frère est beaucoup mieux honoré. Il nous laisse cette fraternité en manque, cette fraternité avec une place vide. Ceux qui ont connu Kafka en parlent quelquefois aussi un peu comme ça. Seule chose sûre : à ce niveau d’invention, et nous sommes encore au bord d’avoir tout exploré, par ce déplacement des repères du champ littéraire - je ne parle même pas de théâtre - , par ce déplacement de l’inscription par exemple du corps dans l’acte narratif, ce type-là a poussé d’un coup d’épaule toute la littérature, comme un Lautréamont ou un Proust. Et pourtant, un tout petit coup d’épaule, une poignée de petits bouquins blancs. Je pense à Marivaux, qu’il révérait, et qu’on lit autrement depuis lui : les figures majeures ne sont pas toujours les plus imposantes.


http://www.solitairesintempestifs.com/fr/ouvrage2.html

13 mai 2005
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