Patrice Cazelles | Un corps simple

Je ne suis pas mort … je suis d’accord … je suis mon corps … je le suis partout … il est avec moi … sommes raccord … avec d’autres corps aussi qui me suivent … ils se le disputent … il se dispute les restes … je reste là … confié au corps confiné … mon corps s’est mis sur le côté … comme une voiture …(il a dû boire) … moi je dors couché comme une voiture … sur le côté … mais ce n’est pas un accident … c’est normal … je dors … même debout le corps n’est pas un arbre … parce qu’il bouge … le corps est vivant ou mort ou les deux en même temps on sait ça aujourd’hui … mon corps n’est pas encore mort … j’ai un corps humain humide humiliant … mon corps sait qui je suis mais il ne sait pas le dire … parler pour rien dire il sait … je ne comprends pas mon corps … on dirait une base de loisirs … les émotions éclaboussent dans tous les sens … comprends rien … trou dans la toile … chapiteau pourri … autour de mon corps les autres sont profonds … ils me noient dans leur regard … j’ai appris à nager dans l’eau des autres … sans qu’ils le savent … avec le temps je les nage bien … les autres nagent moins bien en moi car ils n’ont pas pied … sauf toi mais parce que je te tenais … au moins jusque-là … je tenais à ton corps comme un cadre au crochet … pas pour être vu mais pour tenir … le corps se répète … il est simple d’esprit … le monde change mais les corps restent … mes histoires n’ont qu’un corps … ça se voit à l’usage … les mêmes m’évitent … c’est avec ce corps que je vais mourir … si j’avais su j’aurais fait du sport … pour avoir un beau corps mort … qui regrettera mon corps ? … mes habits (pas tous) ma chaise mes habitudes … des gestes (pas tous) regretteront mon corps … mon corps a-t-il inventé quelque chose de différent qu’un autre corps n’aurait pas su à sa place ? … en tout cas je n’ai jamais dit à mon corps d’agir contre sa volonté … j’ai même été un peu laxiste … il a fait ce qu’il a voulu … ça se voit … plus aucun respect pour moi mais c’est trop tard pour sévir … à mon âge je risque une rupture de quelque-chose … longtemps j’ai cru que j’avais un ascendant sur mon corps … qu’il obéisse et c’est tout … qu’il serve … il s’est servi de moi de mes pensées de mes peurs de mes nécessités de mes manques pour assouvir ses désirs … je suis déterminé par mon corps du début à la fin … c’est écœurant cette soumission … même si des fois c’est bien le corps c’est quand même le corps … je trouve le corps déplacé … il m’attire des ennuis … ses intentions me blessent souvent … j’ai mal pour lui … on ne s’entend plus depuis longtemps mais on reste ensemble … un vieux couple mon corps et moi … pour me pourrir la vie … le corps fait les choses dans mon dos … je regarde dans la glace c’est muet … il attend que je me retourne pour partir … on s’éloigne comme ça sans avoir pu se parler … comme deux feuilles collées qu’on écarte avec le même dessin à l’encre au milieu … mon corps est un double … chaque pensée est une image du corps … une transparence … une fidélité … l’élaboration conceptuelle d’une aigreur gastrique est attendue au quai N° 12 plate-forme bleue … le corps … passer et repasser sur le corps à moudre de la dialectique … penser est un organe … dans l’isoloir mon corps est de droite ou de gauche … c’est ce qu’on appelle voter par procuration … il ne peut pas voter contre lui … si je vote à droite et qu’il est de gauche c’est qu’il sait des choses que j’ignore … l’appellation « corps électoral » est donc très juste … la pensée c’est le corps en mode « survie » … l’antarctique à portée d’une vessie … j’évalue les chances qu’on a de passer la frontière ensemble … de penser juste … de ce qu’il faut de corps pour remplir une tâche … sans gâcher … sans perdre du coup trop de corps à ça … le corps finit toujours ce qu’il a commencé ... il ne s’accorde pas de répit … le corps émet du corps à l’infini … c’est en soi un savoir-faire… une tradition perpétuée … le corps développe une pensée qui n’est pas la mienne … à elle il obéit … je ne la connais pas … elle correspond au corps … tutoie les globules … mon corps la suit … aveuglément … ils sont ensemble depuis le début … moi je suis venu après … j’ai pris mon corps en cours … on allait bien ensemble … comme si on avait quelque chose en commun … elle nous a laissés faire … elle savait que ça ne durerait pas … mon corps et moi.



Franc-comtois né en 1959 au Havre, poète et performer, Patrice Cazelles effectue des lectures publiques à voix dilatée avec accompagnement d’objets sonores. Il collabore à la revue en ligne Fémur qui associe écritures contemporaines et propositions visuelles. Il anime des Ateliers de Création Poétique et Graphique en Médiathèque auprès des publics en cours d’alphabétisation. Nombreuses collaborations avec plasticiens, musiciens, vidéastes.
Dernière parution : Tape recorder. Editions Tangerine Nights. 2018.
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1er juin 2018
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