Johan Grzelczyk | données du réel, épisode 4

« données du réel » est un feuilleton sans ordre (chrono)logique ni lieu préétabli. Trois premiers épisodes sont parus dans les revues "PLI" (n°6) et "Teste" (n°31) ainsi que sur le site internet La vie manifeste.


plutôt que de réparer le garçon on avait préféré fabriquer une fillette. sa tête émergeait du drap stérile comme d’une flaque d’eau croupie. le visage blême de n’être pas encore née. pas tout à fait. les cheveux entremêlés de pétales de duvet. bientôt elle allait éprouver le besoin de se remplir d’autrui. de le faire couler en sa bouche. de le sentir lui réchauffer la gorge. lui combler l’estomac. mais pour le moment ses lèvres blanches demeuraient verrouillées. la bouche close par déni. spontanément rétive à toute ouverture en direction de ce monde qui l’avait engendrée. comme on fait un cadeau par nécessité. un présent dont tout le monde se fout. bientôt oui elle allait devoir se déplier. offrir accès comme inviter. elle n’aurait pas le choix. si elle ne voulait pas qu’on la crochète il lui faudrait d’elle-même faire béance. laisser entrer l’étranger. que son regard inquisiteur se repaisse de son intime saccagé. on avait préféré faire une fillette. que du bout des doigts il fasse mine de redessiner son anatomie. qu’il ausculte son membre fantôme là où on l’avait creusée. qu’il la pelote à mains gantées. si elle ne voulait pas il lui faudrait. qu’il s’immisce en elle toujours un peu plus. qu’il la sonde en profondeur pour s’assurer. pour vérifier que sous la surface c’est bien de cela dont il s’agissait. d’un genre en devenir. d’un corps en pièces attitrées. plus tard encore il lui faudrait croître. croire en cette enveloppe évasée qui aura été modifiée. vérifiée. expérimentée. y croire cependant et s’ajourer cette fois pour augmenter. mettre à jour ce qu’elle sera devenue. une fille que l’on aura préparée.

il est issu de la société civile. il en est sorti. l’esprit de prostitution en plus. entre en compte une part de calcul. il en a conservé quelques attributs. quelques-uns seulement. de manière à asseoir son autorité. il en fut. on le devine. dorénavant il argumente. du dehors forcément. à distance pour tout dire. les questions c’est lui qui les pose. qui que quoi comment où. mais surtout pourquoi. pourquoi vous. pourquoi à nous. j’aimerai entendre ce que vous avez à dire. il est nécessaire de tout. sans rien omettre. des raisons pour lesquelles. vos motivations. avec le silence pour toute réponse. mais il nous faut avancer. main dans la main. mot à mot ce sont les siens. main dans la main. ma main dans sa bouche quand ça bave dans la mienne. parlons franchement. nous ne pouvons nous contenter de conjectures. vous pouvez nous aider. nous aider à vous aider. nous aider à vous cerner. il insiste. son regard dans mes yeux avec un ultime argument. nous sommes prêts à payer. à payer pour ça. comme s’il pouvait s’inviter dans la langue. doté d’une poignée d’argent. d’un peu d’argent pauvre. payer et faire parler. sommer et rencontrer. il dit je suis disposé à. à quelqu’un qui ne l’entend pas. terrassement et aspirations. ils ont ôté les mots de nos bouches. reste à parler avec toutes les lettres qui n’en sont pas. qu’aucune preuve non plus. de savoir en sourire en revanche. n’y pouvoir que et les croire en cagoule. tout à causer domination. domestication de derrière le dos les mains. à plaisanter les ignorants. à crier en premier lieu. suite de quoi la glotte comme rage manque et dédit. meurtre mais à la meute on dénie. de fureur s’alimenter. ouvrir lentement sans compter. c’est bien le moindre au ralenti des dents. tenir le propos. donner au dedans la plainte une maternelle diction. cesse cesse. abandonner d’avance. œuvrer en tout genre sinon des sens exhumés les ravir. a contrario de ce qui jaillit. polyglotte sans un son imbibé de nervures buccales. ou ce dont fait office lorsque mot manque à l’appel. rendre bouche à la brute. aux pelotons cadencés les rivages. en amont les bisser. emphase pour compléter. n’a qu’à danser au carnaval de l’imposture. palimpseste de la parole et de sa copie. chorégraphie du faux-semblant. défilé des alibis. massés sur les trottoirs les sans-dents font chahut. jettent à tous vents des fruits. debout la meute. armés de pierres et de bâtons ils se voient rouges et dansent. rouges vocifèrent. rouges et bientôt sifflent la fin de la parade. debout l’émeute. encore une fois sinon de sens. 

nous sommes déjà demain. nous sommes ici déjà demain. jouant de nos restes. disposant les ruines à notre gré. comme des briques de lego que l’on aurait rongées. déformant les souvenirs selon notre bon vouloir. ne manquent que des bibelots pour en témoigner. avec le reste nous les avons cassés. depuis c’est déjà la nuit. peuplée d’étranges silhouettes muettes. formes informes qui ne veulent rien dire. qui se refusent à parler. c’est la nuit prématurée. pas même noire. habitée et grouillante de sons dont nous ignorons la langue. bruit du sable en crachin sur le visage. bruit du givre dans les yeux. bruit du cœur qui s’ébat. ce bruit qui serre et qui oppresse. ce bruit-là qui empêche. oui qui empêche que la nuit ne se répète. au jour d’après nous voici. nullement décontenancés. les cheveux salis par la suie des gravats. nos bouches recouvertes d’une croûte salée. nos gestes paresseusement lents. lourds de nonchalance. hirsutes et puant la lie de l’espèce. têtes et corps inclinés. n’y voyez pas un signe de repentir non. au lendemain on ne regrette rien. il n’est déjà plus temps. nous sommes sans héritage. nous demeurerons sans succession. car à quoi bon reconstruire ce que nous n’avons pas eu plaisir à détruire. nous faisons nôtre notre pâle compagnie. nous nous en contenterons. nous ne sommes pas même convaincus de nous survivre. la vie d’ici a cédé sous nos coups. l’effondrement a eu lieu. bien entendu nous avons violé les mères. tué les pères. c’était inscrit dans les livres que nous ne prenions plus la peine de déchiffrer. nous errons dorénavant parmi les débris. des outils mal forgés à la main. à la recherche de quelques choses de quelque goût. vestiges du monde dont nous nous sommes libérés. décombres dont nous pourrions aujourd’hui nous contenter. trouver matière à nous distraire pour peu qu’ils aient encore assez de consistance. un semblant de résistance à opposer à notre génie.

depuis qu’il est partout on a perdu le nu. la peau est devenue insuffisante. il nous faut agir en rageur hégémone. d’abord se baver dans la bouche d’un seul tenant. comme pour se nourrir on trempe la face dans une soupe épaisse. les liquides n’ont pas de rongeur. ça n’empêche pas de sortir les dents. d’adjoindre un peu de sang aux baisers. couper les lèvres par le milieu. du lièvre on fouille la gueule à la pointe des ciseaux. avant de jeter au chat l’œil en offrande. la bouche ouverte dans les deux sens. se repaître des joues riches en lipides. cependant que la main leste qui malaxe. le corps las de mais. qui se love en sa paume. irradie en son creux chaud. le soupir sourd du cuir que la main détend. la peau des cuisse en lignes de partage. des pointillés à suivre pour la découpe en quartiers. zones à cartographier comme sur son billot le boucher. maintenant les jambes sont des pattes prêtes à flancher. tout à l’heure mettra de la couleur. d’une manière ou d’une autre ajouter quelques centimètres de chaire aux corps. avant de l’engourdir. corne ossements visage. avant de l’engloutir. débris opulents. restes entiers. reliques pornographiques. souvenir du porc qui s’écroulait dans l’arrière cours.

elles ne savent pas. elles ne savent jamais quand. alors elles se cachent. elles ont des corps de jeunes filles vêtus de maillot une pièce. comme pour aller à la piscine. elles sont dans la forêt et portent des masques. des figures animales complètement disproportionnées. peut-être qu’elles étouffent. elles sont des lapins ou des loups. elles se cachent derrière les arbres maigres. elles se cachent dans les fourrés. les épines abîment leur peau sans pelage. elles se cachent mal parce qu’elles tremblent. parce que leur corps et ses mouvements. elles sont repérées. il y a des signaux. des cris qu’elles ne comprennent pas. autour d’elles des cow-boys à cheval. avec des chewing-gum et des chapeaux. des carabines. des rires et des bruits de pétard. elles sont traquées. elles sont des proies. elles prennent des coups. de lourdes étoles rouges s’écoulent de leur bouche jusqu’à leur maigre poitrine. elles pleurent d’autre part que leurs yeux. elles s’essoufflent. elles sont piégées dans la nasse. elles halètent. c’est un jeu qui finit mal. une course poursuite et une domination. le sommeil et les larmes.

avec ce trou au beau milieu ça ne ressemble plus à rien. ça ne fait plus peuple. y a comme un vide c’est sur. un espace vacant à remplir d’effroi. la populace manque. de la réflexibilité des masses populaires. c’est par pans entiers qu’elles fuitent. qu’elles creusent des fosses à renversement. pour une désertification volontaire. l’absence est une arme de destruction plaintive. et ce n’est pas en disposant des plots oranges pour empêcher l’anarchie qu’ils changeront quelque chose au peuple qui s’estompe. cette déportation là oui. à force d’interstices bientôt ne reste plus que les bonshommes du pourtour. un vrai papier à musique. perforé de partout. la mélodie du dépeuplement va bientôt grincer aux oreilles. ils vont finir par entendre. par le voir ce grand trou du milieu. mais il sera trop tard. trop tard pour rapiécer la cause perdue du peuple qui n’y est plus. trop tard pour remplacer le peuple disparu. à supposer qu’il n’y en ait jamais eu.

à chien-fer contre chien-feu chien-fer est sans rappel ni retour. une bête tout droit tombée des enfers pour goûter du diam’ avec la gueule. mâcher de la caillasse comme si de rien. un putain de fauve des terrains vagues. bouffeur de rats crevés. bâfreur de limaille. chien-fer qui de ses crocs mord les mots. la babine lâche pour en extraire un rare alliage de poussière. en vain chien-fer fouille. au risque de la casse. car les crocs le fer le diamant pour rien. inutile morsure jusqu’au sang la babine. taillade minerais et compresse de langue. cataplasme de chair pour chien imberbe. la gueule fermée sur ses crocs. que plus rien ne filtre du sens en coulure. le sang de chien-fer anti-coagulé à la lèche. chien-feu lui ne craint rien. il impose l’idée du brasier. l’audace du bûcher. la hantise du feu pour tous. quand chien-feu fait incendie se lève. sa pisse un acide ardent. ses selles une boue radioactive. et lorsque chien-feu crache à la gueule de chien-fer c’est sous une cendre rougeoyante que ce dernier disparaît. chien-feu ne craint rien. pas même l’acier froid des armes fumantes. ni la mâchoire poignard de chien-fer. à chien-feu contre chien-fer c’est chien-feu qui gagne à tous les coups. nature ne se dédit. chien-feu l’incandescent. des orbites l’étincelle. du museau la lave. de la gueule les flammes. les flammes de chien-feu que rien ni personne. les flammes de sa rage qui ne s’étouffe. sa rage qui jamais ne s’éteint. la rage de chien-feu est son atout. son atout contre la haine froide de chien-fer. c’est un feu sans fin qui le consume. qui transforme en brasier ce qu’il approche. chien-fer à babine. limaille de diam’. et mots minerais compris à proportion qu’indiqué.

dire dit que tout ça c’est du blabla. de la langue bavarde pour parlottes. philosophie ou poésie. des choses qu’on dit ou qu’on écrit pour ne rien faire. et que quand bien même le cadavre serait exquis. dire n’est pas un charognard. pas féru de rimes et de strophes pour un sou. dire dit qu’il y a des limites de huit ou de douze pieds à ne pas dépasser. qu’on va quand même pas bousiller l’humanité pour quatre vers ou un sonnet. pas pour si peu. dire exige que tu racontes une histoire effective. et que ce soit ton histoire. avec ta voix. l’histoire de celui qui dit. celle qui t’appartient. l’histoire de ce celui qui fait. dire veut t’entendre dire. dire ce que tu es. dire ce que tu fais dans le récit qui est le tien. comment tu te nommes. quelle est ton identité. quelles sont tes préférences. de quoi sont faites tes journées. à quoi tu les occupes. dire aussi la nature et la fréquences de tes contacts. de tes relations avec le monde extérieur. avec autrui. tes agissements et leurs motifs. dire attend de toi que tu sois précis. que les personnages soient nommés. genrés. caractérisés. de manière à ce que dire puisse les imaginer. les distinguer les uns des autres. que leurs actes soient décrits et motivés. que l’ensemble du récit soit daté et géolocalisé. de manière à ce qu’il puisse vérifier. mais aussi qu’il soit pleinement conforme à ce que tu souhaites en dire. qu’il réponde à tes attentes et à celles de dire comme on répond à une question. avec des mots qui forment des phrases que l’on dit. avec des mots qui peuvent. qui veulent. qui pourraient vouloir dire. qui pourraient vouloir faire. merci c’était. il finit par dire.

18 septembre 2018
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