Musique et poésie aujourd’hui : entretien avec Clara Olivares (et documents)


ENTRETIEN




Laure Gauthier : Vous avez composé à partir de nombreux poètes « anciens » comme Louise Labé, Percy Shelley ou, plus près de nous, Jenő Dsida mais aussi à partir de poèmes de la poétesse canadienne vivante Huguette Bertrand. Votre opéra de chambre Mary est également écrit à partir de la poésie de Mary et Percy Shelley. Qu’est-ce qui vous pousse vers la poésie davantage que vers la prose ?


Clara Olivares :
Je ne dirais pas que la poésie m’attire plus que la prose. Mais en général, je trouve dans l’écriture poétique un rapport plus travaillé à la sonorité des mots, ce qui est un terreau propice à la mise en musique. La poésie est, par essence, musicale. Ce n’est pas seulement le sens véhiculé par les mots qui m’intéresse mais aussi la forme, et la poésie, en ce sens, se prête parfois plus à la mise en musique que la prose selon moi. Sa structure, son rythme confèrent un cadre libérateur à ma créativité. Les rimes et les répétitions, par exemple, sont des éléments transposables à merci dans le cadre musical.

Une autre raison qui me pousse parfois à choisir la poésie est la suivante : lorsque je choisis un texte pour composer une pièce avec voix, j’ai tendance à vouloir un texte court, que je puisse traiter dans sa longueur totale, sens en extraire une partie seulement. Les textes poétiques m’offrent cela, tout en conférant beaucoup de malléabilité à ma façon de composer. Enfin, le travail sur le timbre des mots, leurs sonorités percussives, leur prononciation, est effectué préalablement par le ou la poète lors de la rédaction du poème, et je me permets de prendre la succession de ce travail en effectuant mes propres choix musicaux. Cette base me permet de mettre en valeur des sonorités, mots, syllabes ou, au contraire, en déconstruisant cela et en proposant une nouvelle façon de se confronter au poème, comme une deuxième lecture (par exemple, en faisant entendre certaines consonnes avec beaucoup de force et en en murmurant d’autres). Les textes poétiques sont pour moi des matières premières déjà pré-travaillées que je peux développer musicalement avec beaucoup de liberté et avec la possibilité de m’imposer un cadre structurel.


Laure Gauthier : Votre musique instrumentale propose un travail approfondi sur la texture sonore : la poésie permet-elle d’approfondir cette recherche ? Pour la pièce Nebula , vous affirmez dans la note de programme que les termes « clarté » et « transformation » ont guidé votre écriture et vous évoquez l’élément physique de la nébuleuse : comment la texture textuelle et la texture sonore dialoguent-t-elles ?


Clara Olivares : Clarté et transformation sont des éléments centraux de Nebula, mais ce sont aussi d’une façon plus générale des idées importantes dans mon travail. J’entends et j’écris ces mots comme une invitation à l’arrangement, à la re-disposition des éléments d’une matière, d’un tout, et la poésie dialoguant avec la texture musicale n’y échappe pas. La nébuleuse, résultat d’un processus physique, en est une métaphore. La texture textuelle est une texture sonore par elle-même.

Prenons l’exemple de votre question : “comment la texture textuelle et la texture sonore dialoguent-t-elles ?” Les répétitions de sonorités que contiennent cette phrase lui confèrent une dimension poétique. La façon dont on écoute les mots de cette phrase en les prononçant intérieurement, la manière dont certaines syllabes glissent tandis que d’autres s’entrechoquent, montrent la dimension sonore extraordinairement riche que l’on peut trouver derrière chaque organisation de mots. C’est ce travail d’extraction du timbre qui crée le dialogue entre texte et sons.




Laure Gauthier : Vous avez récemment écrit un mémoire de master qui s’intitule L’opéra augmenté : une extension de l’opéra traditionnel. Les traitements de la voix avec électronique en temps réel au service de la dramaturgie dans l’opéra . Travaillez-vous à la fois avec des voix non retravaillées et avec des voix avec électronique ? Cette extension technique que critique par exemple quelqu’un comme Michel Chion, est-elle pour vous une chance pour le traitement musical d’un texte poétique ? Est-ce une condition ou juste une possibilité ?


Clara Olivares : La plupart de mes pièces basées sur des poèmes ne contiennent pas de traitement ou de bande électronique. Lorsque cette possibilité du traitement électronique a lieu, elle répond à des besoins précis. Le cas de mon opéra Mary est très spécifique car le livret intègre des poèmes (en vers et en prose) ainsi que d’autres types de textes (extraits de journaux, par exemple). La raison d’être des traitements électroniques en temps réel de la voix, dans ce cas précis, est d’une part fonctionnelle, afin de distinguer plus clairement les différents personnages, mais aussi pour ouvrir un espace acoustique plus large et attaché au sens du texte par des effets de spatialisation propres à chaque personnage.

Mes autres pièces poétiques ne font pas intervenir de musique électronique, car elles sont en duo avec un instrument acoustique pour la plupart et cette interaction entre voix et instrument, ainsi que celle entre texte poétique et texte musicale, ne requiert pas la présence additionnelle de traitement électronique dans ces cas précis. Je ne suis en revanche pas contre l’idée d’utiliser des traitements électroniques sur la voix avec des textes poétiques, mais jusqu’à maintenant je ne l’ai que rarement fait. Par contre, il m’arrive souvent de m’appuyer sur des textes poétiques dans mon pièce qui ne contiennent pas la voix. Être entourée de sources artistiques non-musicales me permet d’être inspirée par des médiums différents, et la poésie - comme la peinture - en fait partie. Ce travail d’inspiration se fait aussi bien grâce au sens des poèmes que grâce aux sonorités proposées par la lecture du poème.




Laure Gauthier : A l’écoute de vos pièces vocales, je pense notamment à Nu le monde à partir du poème de Huguette Bertrand extrait de son recueil Strates amoureuses (éd. Lamarge, 2000) ou A una lagrima (« A une larme »), pièce pour soprano et violoncelle écrite d’après le poème éponyme de José Campo-Arana, on remarque chez vous un retour vers une forme d’intelligibilité du texte. Depuis les années 1960, on pense à Berio, Maderna ou Aperghis, cette notion avait volé en éclat au profit de recherches phonologiques au moins partiellement asémantiques. Chez vous l’intelligibilité du texte poétique interprété est-elle essentielle ?


Clara Olivares :
La question de l’intelligibilité est très importante dans mon travail, car il s’agit en permanence de faire des choix entre se libérer du sens pour travailler sur le timbre des mots de façon prioritaire et laisser moins de possibilité pour la compréhension du sens (à moins, bien sûr, que l’audience soit munie du texte poétique original), ou prioriser le sens au détriment du timbre. On retrouve dans mes pièces une forme d’intelligibilité du texte, et cela s’explique par la raison suivante : j’aime conférer à la voix humaine un rôle narratif, autour duquel les instruments sont libres de se confronter, s’expriment sans barrières de sens et expérimentent des matériaux rythmiques, harmoniques de façon plus affranchie, voir autonome.


La voix est comme une pierre fixée autour de laquelle les éléments peuvent se déchaîner avec rage sans la déstabiliser. La question de l’intelligibilité est donc pour moi la question du rôle de la voix dans ma musique. Cette attirance pour la préservation d’une narration claire par la voix humaine autour de laquelle les instruments peuvent développer leurs propres sonorités et interactions est ce qui m’a amenée à m’intéresser de façon plus poussée à l’opéra, où l’on retrouve cette dimension de la voix lyrique préservée, planant au-dessus du reste de l’appareil orchestral.




Laure Gauthier : Vous dites au sujet du texte de A una lagrima que le texte doit être interprété avec « beaucoup d’exagération dans les nuances, presque théâtralement » : Comment concevez-vous les partitions ? Donnez-vous beaucoup d’indications aux chanteurs ? Qu’est-ce que ce « théâtralement » ? Une exagération ? Un retour à l’affect ou au lyrisme ou au contraire un détachement exagéré du texte ?


Clara Olivares : Je ne donne pas forcément beaucoup d’indications aux chanteurs, mais j’interagis énormément avec eux, lorsque les conditions le permettent, de façon orale, avant même que les répétitions avec les autres instruments ne commencent. Ecrire pour la voix humaine n’est pas anodin, car on écrit pour une configuration très particulière et unique. Chacune de mes partitions pour voix est intimement liée à la chanteuse ou au chanteur pour qui elle a été écrite. C’est moins le cas pour mon écriture instrumentale, plus facilement transposable d’un instrumentiste à l’autre.


Oui, par “théâtralement” j’entends une exagération de tout ce qui constitue la part d’interprétation : nuances, souffles, regards, énergie. Cette connexion de la théâtralité et de l’exagération me permet d’atteindre une couche supplémentaire de sens : le texte et la performance sont alors liés par la poésie, au-delà même du sens premier du texte poétique, comme si un autre angle de vue était créé pour apprécier l’interaction entre musique et poésie.


La théâtralité est inhérente à la voix. Comme je l’évoquais précédemment, il s’agit de continuer à faire jouer à la voix le rôle de protagoniste central. Chaque pièce avec poème que j’ai écrite peut-être vue comme un petit morceau d’opéra. Cette théâtralité de la performance vocale est ce qui permet à la voix de transcender la narration.




Laure Gauthier : Vous avez travaillé sur des poètes anciens et une seule poétesse vivante mais vous n’avez pas travaillé « avec elle ». Qu’est-ce qui a changé alors du fait qu’elle soit votre contemporaine ? Auriez-vous envie de travailler à une œuvre en collaboration avec un poète ou une poétesse ? Qu’est-ce qu’une collaboration pourrait modifier dans votre approche de l’œuvre vocale ? Avez-vous en travaillant à partir d’auteurs défunts déplorés leur absence quant à des questions posées par le texte poétique ?


Clara Olivares :
Je n’ai pas déploré la mort des auteurs sur lesquels j’ai travaillé, et ce pour plusieurs raisons. Leur œuvre et non leur personne est présente et a une atemporalité qui fait qu’il importe peu qu’il ou elle soit ou non présente. Les poèmes d’amour de Louise Labé ne sont plus aujourd’hui liés à une époque, la poétesse incarne la souffrance amoureuse, a mis des mots sur des sentiments humains qui dépassent l’espace et le temps. Par ailleurs, je fais beaucoup de recherches avant de travailler avec un poème. Je lis des sources secondaires, des analyses de textes - lorsqu’elles existent - et cela me permet de ne pas partir à l’aveugle lorsque je travaille après un poème existant.


Parfois, il arrive que le processus d’écriture fasse partie de la composition que je réalise. Par exemple, pour la pièce Nebula, j’ai écrit une sorte de poème basé sur des onomatopées, en travaillant d’abord sur la sonorité des mots, puis en combinant des syllabes pour dévoiler certains mots. L’écriture du texte poétique s’est faite pendant que je composais la musique, et non précédemment.

Pour l’opéra Mary, même si le livret se base sur des textes existants du poète Percy Shelley et de l’autrice Mary Shelley, j’ai effectué le travail de tri, collage, parfois de réécriture, d’adaptation, et ai complété le texte par mes propres écrits. Pour cette raison, je ne suis pas gênée par l’idée de travailler sans poser de questions ou sans interagir avec le ou la poète. J’aime explorer les textes et les sonorités dans la solitude créative, avec ma propre expérience du texte et en m’appuyant sur les ressources qui me sont disponibles à ce moment.


Néanmoins, si l’opportunité de travailler avec un poète vivant se présentait, je profiterais de cette occasion d’échange. Je pense que ce travail serait différent selon si l’écriture du poème se faisait en parallèle de l’écriture musicale, ou juste en amont mais en prévision de la mise en musique, ou si le poème a été écrit préalablement sans intention d’être mis en musique. Ce que je retirerais de cette collaboration enrichirait très certainement mon écriture musicale.



Laure Gauthier : La question de la traduction semble importante pour vous. Concevez-vous votre travail musical avec ou à partir d’un poème comme une traduction ? En quoi alors est-il traduction ? Vous interessez-vous aussi à la traduction en général, la traduction de la poésie d’une langue à l’autre ?

L’opposition communément faite entre une langue poétique, liée à des langues particulières, et le langage musical abstrait vous semble-t-il pertinente ?



Clara Olivares : La question de la traduction m’est en effet importante, car j’ai travaillé avec des poèmes dont je connaissais la langue, des poèmes dont la langue m’était totalement étrangère, certains étaient écrits dans un français ancien, d’autres dans une langue dont je maîtrisais les contours mais pas la subtilité et la nuance que je serais capable de percevoir dans la langue française. Cette expérience de travail avec différentes langues m’a fait réfléchir sur la nécessité ou non de maîtriser parfaitement la langue du poème pour pouvoir travailler musicalement avec.


La mise en parallèle de la langue poétique et la langue musicale me paraît intéressante. La musique est un autre langage, la mise en musique est le passage d’un langage textuel à une autre forme de langage (la musique). Les vecteurs sont différents. Néanmoins, ils se rejoignent avec la voix humaine, prononciatrice, chanteuse, qui permet une association du discours poétique (écrit) au discours musical (sonore).


En revanche, je ne parlerais pas forcément de traduction du discours poétique au discours musical, car cela conférerait une dimension figuraliste et illustrative à la mise en musique. Or, comme nous l’avons discuté précédemment, le texte poétique n’est pas seulement porteur de sens, mais aussi de tout un monde sonore articulé, pour l’instant couché sur le papier mais préparé par le ou la poète. Je parlerais donc plutôt de transcendance du texte vers une autre matière.




DOCUMENTS



1/ Nu le Monde (2009)
Musique : Clara Olivares
Interprété par le Duo Atomos : Sarah Brabo-Durant (voix) et Ronan Gil (percussion).
Enregistré en octobre 2015 à Goiânia (Brésil) Goiânia (Brésil)Goiânia (Brésil)
A écouter ici

2/ Poème des Ténèbres, d’après Jenő Dsida, pour soprano et piano

28 décembre 2018
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