Fabien Neyrat | Le scintillement de la mer

Ils (les poètes) reproduisent l’univers, qui se reflète dans leurs œuvres, étincelant, varié, multiple, comme un ciel entier qui se mire dans la mer avec toutes ses étoiles et tout son azur.
Flaubert – Lettre àLouise Colet – 23 octobre 1846.

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Supposons une petite fille en vacances àla mer.

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Le soleil s’éblouissait dans la mer qui frémissait de cristaux. De puissants bras de vague repoussaient galets et algues qui s’accumulaient en tas àla limite exacte où disparaissait l’écume. Les pieds s’enfonçaient àdemi dans cette partie intermédiaire laquée par l’eau des vagues descendantes, puis, après un dernier choc au niveau des genoux qui faisait vaciller àpeine, une soudaine dépression ne permettait plus de soutenir le corps, alors totalement pris en charge par l’élément liquide. La zone sableuse que n’atteignait pas la mer opérait comme un sas de dépouillement pour gens de ville, qui défait les vêtements pour les retisser différemment, comme si la quantité de tissu était conservée, mais répartie autrement pour des corps qui veulent jouir d’une intimité confortable avec l’eau et le soleil, au seuil précis de pudeur permettant àd’autres corps, dans une proximité visuelle immédiate, de bénéficier de cette intimité pour eux-mêmes.

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Elle serait partie trois semaines auparavant d’un immeuble de peu d’étages, immédiatement entouré de maisons au toit caramel, puis d’autres immeubles semblables, mais qui paraissaient de construction plus ancienne (fenêtres en long rectangle étiré avec garde-corps et façades en briques orangées), que l’on pouvait encore apercevoir jusqu’au bout de la rue que longeait deux paires de rails. Comme pour tous les enfants, le jeu était le mode majeur d’expérience du monde. Son jeu àelle, c’était d’échapper aux noms du dictionnaire par la lecture libre de son regard. Elle l’appelait sa leçon .Ça lui avait pris un jour de pluie dans la cour de récréation. Les flaques miroitaient le soleil revenu. Elle tournait et retournait sa main dans les rayons chauds, au dessus de l’eau docile qui la reflétait comme une étoile de mer. La lumière finit-elle sa course àtravers tout le cosmos pour caresser ici cette main ? se demanda-t-elle. Il lui en était venu une sorte d’intimité avec l’azur, le croisement opportun et rare entre le flot intérieur parfaitement adapté àson cÅ“ur et la lumière extérieure qui lui déroulait le monde sous le ciel. Elle était entrée dans le langage autant que le poète, dorant la transparence des mots des traits de soleil qui frappaient tout ce qui attirait son attention matin et soir sur le trajet de l’école : « Â ballast entre les rails , « Â plaine de fougères  », « Â porte de service  », « Â train bondé de voyageurs  ». Mais toutes ces expressions elle ne les employait pas, préférant, disait-elle, sa leçon . Ce qu’elle lui enseignait, c’était que des pierres avaient été grossièrement jetées là, pourtant depuis la grille de séparation que l’on aurait dit toutes de même taille, et qu’elles remplissaient les deux espaces intérieurs dessinés par chacune des paires de lames de métal, et également, mais dans une moindre mesure, les deux parties délimitées par la première et la quatrième lame avec deux lignes de longs pavés rectangulaires. Ces bordures ressemblaient àcelles qui partagent le trottoir de la route, mais, ici, elles étaient enfoncées àdemi dans une grosseur de terre, suffisamment marquée pour contenir les pierres comme dans une cuvette. Au pied du grillage, côté trottoir, làoù se tenait habituellement la petite fille pour regarder, des herbes, et quelques fleurs qu’on aurait dit aux ailes de papier rouge, avaient réussi àpercer. De l’autre côté, une coulure comme de craie blanche descendait de dessous les rectangles, puis disparaissait sous une nappe de végétaux. Ils possédaient tous identiquement une tige centrale piquée d’ensembles coniques de petites feuilles de taille régulièrement décroissante, chaque ensemble lui-même étant reproduit àl’identique selon la même règle de diminution jusqu’àun dernier, dans le prolongement cette fois-ci de la tige, qui finissait de donner une vague forme pyramidale àla plante. Après, le regard était libéré sur un bois immense.

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La petite fille avait remarqué depuis longtemps, dans la grille côté bois, une armature plus épaisse qui formait un rectangle, dont les deux largeurs étaient, l’une, plus basse, l’autre, plus haute que les lignes régulières des extrémités du grillage. Dans le cadre du rectangle, elle avait compté cinq barres parallèles àla longueur. Au milieu du cadre, àgauche, une tige partait perpendiculairement jusqu’àla seconde barre. Oh ! Comme j’aurais voulu la saisir, de cette même main qui s’était baignée dans la source lumineuse, et m’élancer au travers des fougères pyramides ! L’ensemble s’intégrait parfaitement àla continuité du grillage, le bois en arrière plan imprimant un fond de couleur similaire qui occultait les vides, la rendant peu visible dans la progression du regard depuis la rue ou le train. Seule une attention attirée par la légère irrégularité de niveau de la partie supérieure aurait pu interroger sa présence.

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Elle voyait passer tous les jours sur les lames de métal l’enchaînement de grosses capsules propulsées àcoup de piques électriques. Certains dedans lisaient, passant leurs yeux au papier encré pour panser les futures plaies digitales. Seule une intrigue robuste pouvait maintenir le regard dans le cadre du livre. Le lecteur devait s’y reprendre plusieurs fois pour faire sonner àplein chaque mot, pour répandre toutes les figurations de l’absence dans la cage fracassante. Pouvaient-ils remarquer la porte de service àla lisière de la forêt ? Les flux continus d’hommes et de tunnels mêlés fragmentaient l’attention, qui se recomposait une cohérence selon les désirs simples et communs de cet hécatonchire social : faim croissant, femme fesse, parfum pisse, passe bloque, tout àl’image des mosaïques sales qui revêtaient les couloirs souterrains, régulièrement illuminées par le désir d’accouplement associé àune évolution technologique. Mais tous avaient dà» envier au moins une fois, se disait-elle, les jardiniers qui longent les tuyaux cachés derrière les haies des parcs, les pieds fouillant les feuilles qu’épluche le vent d’automne. Et eux, au moins, ils ont toujours dans leur poche les clés des portes de services.

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Une série d’immeubles de peu d’étages s’étiraient parallèlement àla ligne de la plage. Ils ressemblaient àdes briquettes ajourées et finement superposées, comme dans ces jeux en kit où l’on colle tous les détails de la vie matérielle en miniature. Uniformément orange pour celui-ci, bleu ciel pour un autre ou encore lignée blanc et rouge, la couleur du tissu qui recouvrait d’ombre les balcons n’avait pas été choisie par chaque occupant en particulier. Elle se figurait qu’un oncle lointain avait passé ses vacances chaque été ici, àregarder aux jumelles sous le tissu bleu passer les bateaux.

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Tissus tintés dessus le sable, tissus tirés sur la peau, àla taille, aux seins ou noués au chapeau, tissus octogonaux dessus le soleil, et dessous le sable, les petits bouts de verre, bleus, blancs, ou verts, arrondis par la mer. La petite fille passait plusieurs fois par jour du sable au sel. Elle franchissait àchaque fois pas même vingt mètres dans l’écume, moins qu’un plancton pour l’immensité baleine de la mer, jusqu’aux bouées jaunes régulièrement espacées de la zone de baignade. Sa journée de plage se terminait quand elle gagnait dans son appartement la petite surface carrelée entourée de panneaux plastique, où se projetait l’eau douce qui dessale la peau. Cette cabine d’alchimie opérait la séparation de l’eau salée et du feu solaire, apaisant les brà»lures, mais imprimant plus profondément en elle, comme l’eau versée sur le fer forgé, l’image du miroitement que les vagues prestigieuses portaient inlassablement aux pieds des hommes. Le scintillement de la mer, dont elle se sentait maintenant le seul témoin dans la mousse blanche de son peignoir, c’était le signal lumineux de l’écrasement des vagues dans les cheveux sableux des algues, des goélands suspendus dans l’air saturé de vent, de tous les rapports présents concourant au présent de la plage et ciel. Un fenestron ouvert laissait voir des gaufres de tuiles orange, comme celles des maisons de sa rue. Dessous, elle imaginait d’autres pièces essuyées d’eau douce, où la mer se priverait de la mer au rythme des impressions vagues, jusqu’àperdre le scintillement dans le sentiment de l’eau douce continuée.

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Né en 1972, il a publié Le plus clair du jour (Carnet des Sept Collines n°40 - Huguet édition). Après une courte carrière dans l’enseignement des lettres classiques, il part en poste àl’étranger (Ukraine et Arménie), et travaille actuellement àParis au Ministère des outre-mer.

14 janvier 2019
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