Stefan Hertmans / Poétique du silence
Stefan Hertmans est un auteur prolixe ayant investi de nombreux genres littéraires. Dans Poétique du silence, un essai traduit du néerlandais par Isabelle Rosselin, il aborde la question des limites du langage à travers quatre textes posant chacun la question du silence selon un angle spécifique.
Le premier, Une fêlure dans la parole, appréhende le silence sous la forme d’une impuissance à dire confinant au pathologique. Le second, Un enfer tautologique, interroge la capacité du langage à témoigner d’une expérience. Le troisième, La glotte comme abîme, considère la césure chez Paul Celan en tant que faille identitaire individuelle et collective. Enfin le quatrième, La littérature en tant que restitution, questionne le rôle de la mémoire dans les textes de W. G. Sebald.
La réflexion de Hertmans se place sous les auspices de la modernité, autrement dit à une époque postérieure à la révolution française. Cet ancrage historique est d’importance car selon lui les manifestations du silence telles qu’on peut les rencontrer chez Hölderlin, Büchner, Hofmannsthal, Nietzsche, Celan ou Sebald sont inséparables du contexte historique dans lequel les œuvres desdits auteurs auront émergé. C’est considérer que les traumatismes individuels sont l’écho ou la traduction de traumatismes collectifs, et que la folie a toujours une dimension collective et sociale. On pourrait même dire que parmi les fonctions sociales que remplit la folie, il y en a notamment une qui consiste à libérer la parole, raison pour laquelle la littérature entretient avec elle des rapports assez étroits. Foucault va par exemple jusqu’à écrire que « la parole littéraire est un grelot dans notre monde » [1].
Définir le rôle du silence au sein de la littérature en sera d’autant plus complexe que celui-ci semble à la fois constituer le cœur d’une poétique et entraver l’écriture. Que les traumatisme personnels aient à voir avec les traumatismes collectifs est une chose qu’il sera d’autant plus facile à soutenir que certaines œuvres y feront explicitement référence (Celan, Sebald) ; mais on se gardera toutefois d’établir des rapports de causalité direct entre un drame historique et l’écriture d’un poème. Ne confondons pas le style ou la forme d’expression avec son contenu. Comme l’ont écrit Deleuze et Guattari, « l’erreur serait de croire que le contenu détermine l’expression, par action causale, même si on accordait à l’expression le pouvoir non seulement de « refléter » le contenu, mais de réagir activement sur lui » [2]. La singularité d’un style ne saurait par conséquent se dissoudre dans la généralité d’un événement, sans compter qu’un style évolue, au point peut-être de générer ses propres conditions de transformation. A un certain point, le passé cesse d’être une condition de possibilité de l’œuvre ; il devient au contraire une production de celle-ci, une relecture ou une recréation. Comme chez Proust par exemple, où le temps retrouvé n’est pas tant un souvenir émergé qu’un temps inventé, l’objet d’une véritable création poétique (rôle de l’imagination créatrice).
S’il est une problématique qui unifie ces quatre essais, c’est celle qui questionne la capacité du langage à restituer une expérience. Vieux dilemme qui tend à séparer le langage et la vie et auquel il ne peut être répondu qu’à la condition de reposer le problème qui le sous-tend. Ce à quoi s’emploie l’auteur.
I – Littérature et folie
Si le silence est absence de mots, « il existe deux formes d’absence de mots », écrit Hertmans à l’entame de son livre. L’une est extérieure à la langue, l’autre « survient après la parole ». Seule la seconde affecte les êtres parlants que nous sommes. Bien des écrivains conçoivent le silence comme un allié de l’écriture, ici le silence est plutôt envisagé comme un obstacle à l’écriture, une forme de mutisme aux résonances politiques. Hertmans pose cependant la question : « N’est-il pas absurde de vouloir distinguer ces deux formes d’absence de mots ? » Son idée étant que l’expérience douloureuse de la privation sinon du langage mais de la capacité de s’exprimer pourrait ramener l’humain à un stade de confusion telle que sa condition ne se distinguerait pas de celle d’un animal privé de langage. C’est une hypothèse qui ne manque pas d’intérêt dans la mesure où elle souligne la difficulté qu’il y a à assigner une place à un « dehors » du langage qui soit pour ainsi dire un autre avec qui dialoguer : analphabète, animal qui meurt, grand Autre, ou plus simplement pronom de l’altérité : toi, du en allemand, avec qui je parle, à qui je m’adresse, ou du moins l’imagine.
Que cette figure s’absente, celle de l’autre, et c’est le silence ou l’impossibilité de s’exprimer, l’angoisse, le désœuvrement, l’errance parfois, des conduites aberrantes, des propos incohérents. Hertmans évoque le Lenz de Büchner, personnage égaré prenant des bains glacés la nuit, se jetant de sa fenêtre ; la dite folie de Hölderlin, son retrait social ; l’existence séquestrée de Kaspar Hauser… autant de destins différents mais tous affectés par un dérèglement qui amène l’auteur à dire que « quiconque a perdu la parole a perdu sa place dans le monde ». Ce qui est saisissant, c’est que dans le cas des écrivains cette expérience négative, dans la mesure où elle est dépassée ou convertie, participe de l’élaboration de cette poétique du silence à laquelle peut-être aucune écriture littéraire n’échappe véritablement. Ce point de bascule exerce une attraction évidente, c’est une pente que les soubresauts de l’histoire peuvent révéler mais qui existe certainement en dehors de son influence. N’est-ce pas le langage tout entier qui tend à devenir autre que ce qu’il est, silence, ou comme l’écrivait Daniel Heller-Roazen dans Echolalies, « sons animaux, bruits naturels ou mécaniques » [3], cette altérité voire cette altération exprimant alors mieux que toute chose l’être du langage et peut-être la tragédie de l’histoire (Celan évoque le bredouillement comme forme adéquate pour traduire l’époque qui est la sienne) ?
Pour Hertmans, « ce silence est une réplique critique à chaque tentative de prendre entièrement possession de la réalité », et c’est en quoi il est politique, c’est « l’arme du paria qui écrit malgré tout ». Sauf quand il est saisi par la tentation du renoncement, ainsi que Lord Chandos, le personnage d’Hofmannsthal auquel l’auteur répond.
II - Renoncer
Lord Chandos aurait renoncé à écrire en raison d’un constat : l’incapacité du langage à retenir ce qui passe, à fixer de manière satisfaisante l’expérience de la vie. L’écriture lui « semble une trahison du monde plus qu’une occupation convenant à une personne en quête d’équilibre mental », écrit Hertmans. Laissons de côté la finalité thérapeutique prêtée ici à la littérature. S’oppose ici l’idée d’une expérience pleine et immédiate de la vie et le langage, la vie écrite, comme si cette expérience originaire - la vraie vie - ne saurait souffrir la médiation des mots. Outre le fait que cette vie hors langage semble interdite à l’être humain, l’auteur de Poétique du silence précise bien qu’aujourd’hui (et non à l’époque fictionnée de Chandos, le XVIIè siècle), « l’écrivain ne craint plus d’être aliéné par l’écriture ». Il va même plus loin : actant le fait que le langage ne saurait restituer la complexité d’une expérience à laquelle il n’aurait aucune part, il affirme que celui-ci crée « une tout autre complexité ». Il ajoute : « Comme le langage ne correspond pas à l’expérience du réel, il crée une expérience propre, tout aussi radicale. » Et palpable. D’où la notion d’autonomie du texte, par ailleurs critiquée par Hertmans au nom de la référence ou de la mimêsis.
Il y a beaucoup de méprise autour de cette notion de mimêsis. Selon une certaine doxa, nous serions passés d’une ère magique où les mots décrivaient harmonieusement le monde à une époque désenchantée où le langage échoue à exprimer et peut-être donner un sens à l’existence. Mais si mots et corps ne correspondent pas, ce n’est pas en raison d’une insuffisance propre au langage ; cela provient de l’hétérogénéité irréductible des ces deux mondes ou domaines. Et si un texte est en mesure de faire monde, ce n’est ni en raison du fait qu’il se passerait du monde réel, ni en raison du fait qu’il s’y référerait. Une œuvre existe dans la mesure où elle crée une continuité de sens et de perception qui se donne comme un tout ou un bloc. Que le sens des mots d’un livre provienne d’une sédimentation d’expériences collectives antérieures est une évidence, mais ne perdons pas de vue qu’un sens n’est pas fixé une fois pour toutes et que c’est un des pouvoirs de l’œuvre que de déplacer le sens des mots, que d’ébranler la langue et de nous rappeler par le truchement des sens que rien n’est figé ou constant, pas même certaines règles de grammaire que l’on croyait intangibles. C’est de cette vitalité du langage dont dépend l’œuvre, bien plus que d’une référence au « dehors ».
La question de la référence est d’autant plus trompeuse qu’on voudrait qu’un mot désigne un objet, un objet en général, alors qu’un poème ou un roman voit dans le mot une matière à modeler, une matière linguistique à éclairer plus qu’un concept à mobiliser. Comme l’écrit Hertmans, « sur le plan existentiel, l’expérience imaginée est aussi un fait ». D’une part il n’y a pas d’expérience qui ne soit traversée par le langage et l’on peut même soutenir que l’expérience n’a pas atteint sa plénitude tant qu’elle n’a pas fait l’épreuve de la nomination ; d’autre part il serait totalement absurde de reprocher à un langage de ne pas être un corps. Le contenu – la chose, les corps – ne sont pas l’expression. Chacun a sa forme, et comme l’écrivent Deleuze et Guattari : « Précisément parce que le contenu a sa forme non moins que l’expression, on ne peut jamais assigner à la forme d’expression la simple fonction de représenter, de décrire ou de constater un contenu correspondant : il n’y a pas correspondance ni conformité. (…) La forme d’expression sera constituée par l’enchaînement des exprimés, comme la forme de contenu par la trame des corps. [4] » Ne demandons donc pas au langage ce qu’il ne peut pas donner et sachons par ailleurs déplorer l’incapacité de faire monde de certains textes en raison du manque de vitalité de leur langue.
Ce point ne me parait pas très clair chez Hertmans, et la manière dont il mobilise la mimêsis et la référence laisse à penser que pour lui l’existence du monde extérieur aiderait à comprendre un texte. Il écrit ceci s’adressant à Chandos : « Vos mots m’incitent à me replonger dans le problème du texte renvoyant tout de même à quelque chose qui lui est extérieur, quelque chose que j’avais cru définitivement résolu par le postulat d’un monde langagier, comme me l’avait promis la philosophie récente. Mais on ne se débarrasse pas aussi facilement du monde. » C’est la virtualité du sens et la richesse émotionnelle et perceptive d’un texte qui lui confère une consistance, pas le fait qu’il existe un monde extérieur. On peut bien sûr s’interroger sur le contexte historique d’émergence ou de réception d’une œuvre, mais on parle alors d’autre chose, on est dans l’interprétation, on ne questionne plus cette aptitude du langage à se saisir d’une vérité singulière. Non seulement le texte est en mesure de saisir et fixer quelque chose de ce qui se passe mais il ne s’en prive pas. Qu’il le fasse avec brio ou non, une forme d’insatisfaction accompagne le plus souvent un tel processus. Mais qu’on me dise où l’insatisfaction ne se loge pas. Elle ne saurait être l’indice d’une impuissance à dire.
Une dernière précision : sur un plan pragmatique ou réel, les énoncés ont une influence sur les corps auxquels ils s’adressent. Un corps réagit à ce qu’on lui dit, il se lève par exemple, il répond. Au sein d’une œuvre littéraire aussi il y a des énoncés qui s’attribuent à des corps, des sentences de mort par exemple ou des promesses de mariage, mais ces corps ont une existence imaginaire. Le processus d’imagination du lecteur est réel, mais le corps du supplicié ou des amoureux n’existent que dans mon imagination de lecteur. On pourrait alors regretter que l’histoire tissée par le roman ne soit pas vraie ou que les corps des personnages n’existent pas réellement, mais une fois encore ce serait stupide, ce serait demander au langage d’être un corps, ce qui serait aussi peu raisonnable que de demander à un corps d’être une phrase.
Mais revenons sur ce qui pousse un écrivain à écrire, en dépit des obstacles qu’il rencontre.
III – Témoigner, devenir muet
Le point de départ de la pensée comme de l’écriture est l’affection. C’est l’affection des corps qui est au départ des œuvres. Une personne faiblement éprouvée par l’existence n’éprouvera sans doute pas le besoin d’écrire (Mais une telle personne existe-t-elle ? On devine que d’autres paramètres décideront d’une vocation). A l’inverse, une personne supérieurement éprouvée - pour parler comme Michaux - pourra avoir beaucoup de mal à s’exprimer, ne serait-ce que parce que la langue ordinaire lui semblera inapte à exprimer « l’indicible » qui le tourmente. Hertmans revient sur la Shoah, sur ce qu’en a dit Adorno quant à l’écriture poétique et surtout sur le travail effectué par Celan pour réformer la langue allemande, de sorte qu’elle puisse paradoxalement exprimer ce qui semble ne pas pouvoir l’être.
C’est l’usage que le poète fait de la césure, plus encore que son style paratactique (juxtaposition de termes sans mots de liaison), qui retient son attention. Le caractère brisé du vers et parfois du mot, ainsi qu’un sens affirmé de l’ellipse participent de ce que Hertmans appelle une « forme cryptée » ou un rapport à l’indicible. De quoi s’agit-il vraiment, d’une manière de dissimuler un « message », d’un refus de dire ou d’un constat d’impuissance à dire quelque chose – mais alors quoi ? Plus que du sort d’un « signifié », il semblerait que ce soit le sort de langue elle-même qui soit en jeu dans l’emploi radical de la césure chez Celan. Hertmans parle d’ « une crise du langage poétique » et d’une difficulté majeure à s’exprimer « dans la langue du bourreau ». Mais pourquoi parler d’hermétisme, ce terme n’est-il pas ambigu, ne sous-entend-il pas la volonté de cacher quelque chose ? L’auteur soutient l’idée que la poésie de Celan assurerait la « protection d’une image de l’être humain », en empêchant qu’elle se révèle et qu’elle se compromette en versant dans le cliché. Pourtant Celan écrit, il donne à voir et à lire, non pas une « représentation » mais une « exposition ». De quoi ? Des mots, de la langue, et non d’images passées. On peut essayer de soutenir l’idée que la poésie de Celan véhicule « le souvenir d’une catastrophe passée », sous forme de vision certes, et non d’information, mais ne doit-on pas aller plus loin dans l’évocation d’une poésie de témoignage en posant la question de savoir de quoi elle témoigne vraiment, qui soit perceptible et non dérobé ? Ce qui est à craindre, c’est que la catastrophe évoquée ait emporté avec elle les images du souvenir et la possibilité linguistique de les évoquer. Que c’est même de cette faillite que le poème tire son monde ou son perçu, s’il en reste un.
La littérature de la Shoah est conséquente, et même si elle l’était moins à l’époque de Celan, il ne s’agit pas pour lui de compléter un tableau de connaissances qui ne pourra jamais l’être ; plutôt de se demander ce que tel poème peut faire entendre de ce qui ne saurait être vu. Si l’on pense au poème intitulé « TÜBINGEN, JANVIER », on pourra dire un peu abruptement un bredouillement. Toutefois pas un bredouillement qui signifierait la fin de la poésie mais qui assignerait au poème la tâche de faire entendre ce qui ne peut pas s’articuler, et qui ne relève peut-être même plus du sonore. En un sens tout, sauf ce que la tradition hermétique pouvait vouloir cacher : un sens subtil ou une réalité pour initié. Ce que le poème abrite et expose – il ne le cache pas -, ce sont des mots, plus ou moins maltraités, et puis quand il touche à ses propres limites, le silence, voire le néant. Quand Hertman écrit que l’hermétisme de Celan exprime « la fracture entre le langage et le monde », il semble s’arrêter en chemin. La solitude du témoin comme du poète implique plus qu’une mise à distance, elle est synonyme de la disparition du monde dont il souhaite paradoxalement témoigner, et ce au point de rester seul avec sa langue. Lévinas, que cite Hertmans, a parlé, au sujet de cette langue poétique qui congédie toute possibilité de dialoguer, d’une langue de proximité. Hertmans exprime son scepticisme à l’égard d’une telle lecture, et voit plutôt dans la poésie de Celan « ce qui manque toujours chez l’autre ». Mais si la défection de l’autre implique la défection de soi (disparition des pronoms Je et Tu, selon Celan), et si le souvenir même n’a plus de consistance et se confond avec une absence ou une perte, c’est à un autre constat qu’il faut parvenir, plus radical : la poésie met face à une langue devenue muette. Qui en témoignerait ? Le poète ou plutôt son texte. Comment ?
Giorgio Agamben, qui a médité ces questions , qui plus est en s’appuyant sur les mêmes références qu’Hertmans, à savoir Hölderlin et Celan, parle d’une « langue qui se tait » et de la « sublime mimique » qui attesterait son devenir muet, comme si seul un geste pouvait exprimer une perte aussi fondamentale que celle qui accompagne une catastrophe. Cette expérience poétique que partagerait le poète avec le témoin reviendrait donc non pas à assister à la renaissance d’une langue sous la forme d’une intuition sonore, fût-elle inouïe, mais plutôt à la naissance de ce que le philosophe italien nomme « le silence d’une dicibilité » [5]. On peine à se représenter une telle chose, et c’est bien en cela que la notion de « souvenir » semble inadéquate pour parler de ce que véhiculerait la poésie de Celan. Mais c’est une chose que de reconnaître une impuissance – celle de dire - et c’en est une autre que de reconnaître une puissance : celle d’entendre le silence, quand bien même il faudrait en passer par une image, un geste, esquissé, étouffé, pour se faire comprendre.
Les épreuves de la vie, les traumatismes de l’histoire, ne relèveraient donc pas, pour le poète appliqué à en extraire quelque chose, d’un indicible – mythe romantique - mais participeraient de ce devenir muet au cœur de toute poétique du silence, sans que cela ne renseigne en rien sur la forme d’expression dans laquelle se coulera l’expérience du poète (mais s’agit-il de témoigner de ce qu’on a vécu ou d’autre chose, de ce qu’ont vécu d’autres être humains, d’autres vivants ?). Les formes de bredouillement et de bégaiement, pour marquantes qu’elles furent, n’ont pas signé le terme de la création poétique, pas plus que le dodécaphonisme n’a figé le devenir de la musique. Il y a un avenir de la poésie, quand bien même peinerions-nous à en écrire le nom.
Le premier, Une fêlure dans la parole, appréhende le silence sous la forme d’une impuissance à dire confinant au pathologique. Le second, Un enfer tautologique, interroge la capacité du langage à témoigner d’une expérience. Le troisième, La glotte comme abîme, considère la césure chez Paul Celan en tant que faille identitaire individuelle et collective. Enfin le quatrième, La littérature en tant que restitution, questionne le rôle de la mémoire dans les textes de W. G. Sebald.
La réflexion de Hertmans se place sous les auspices de la modernité, autrement dit à une époque postérieure à la révolution française. Cet ancrage historique est d’importance car selon lui les manifestations du silence telles qu’on peut les rencontrer chez Hölderlin, Büchner, Hofmannsthal, Nietzsche, Celan ou Sebald sont inséparables du contexte historique dans lequel les œuvres desdits auteurs auront émergé. C’est considérer que les traumatismes individuels sont l’écho ou la traduction de traumatismes collectifs, et que la folie a toujours une dimension collective et sociale. On pourrait même dire que parmi les fonctions sociales que remplit la folie, il y en a notamment une qui consiste à libérer la parole, raison pour laquelle la littérature entretient avec elle des rapports assez étroits. Foucault va par exemple jusqu’à écrire que « la parole littéraire est un grelot dans notre monde » [1].
Définir le rôle du silence au sein de la littérature en sera d’autant plus complexe que celui-ci semble à la fois constituer le cœur d’une poétique et entraver l’écriture. Que les traumatisme personnels aient à voir avec les traumatismes collectifs est une chose qu’il sera d’autant plus facile à soutenir que certaines œuvres y feront explicitement référence (Celan, Sebald) ; mais on se gardera toutefois d’établir des rapports de causalité direct entre un drame historique et l’écriture d’un poème. Ne confondons pas le style ou la forme d’expression avec son contenu. Comme l’ont écrit Deleuze et Guattari, « l’erreur serait de croire que le contenu détermine l’expression, par action causale, même si on accordait à l’expression le pouvoir non seulement de « refléter » le contenu, mais de réagir activement sur lui » [2]. La singularité d’un style ne saurait par conséquent se dissoudre dans la généralité d’un événement, sans compter qu’un style évolue, au point peut-être de générer ses propres conditions de transformation. A un certain point, le passé cesse d’être une condition de possibilité de l’œuvre ; il devient au contraire une production de celle-ci, une relecture ou une recréation. Comme chez Proust par exemple, où le temps retrouvé n’est pas tant un souvenir émergé qu’un temps inventé, l’objet d’une véritable création poétique (rôle de l’imagination créatrice).
S’il est une problématique qui unifie ces quatre essais, c’est celle qui questionne la capacité du langage à restituer une expérience. Vieux dilemme qui tend à séparer le langage et la vie et auquel il ne peut être répondu qu’à la condition de reposer le problème qui le sous-tend. Ce à quoi s’emploie l’auteur.
I – Littérature et folie
Si le silence est absence de mots, « il existe deux formes d’absence de mots », écrit Hertmans à l’entame de son livre. L’une est extérieure à la langue, l’autre « survient après la parole ». Seule la seconde affecte les êtres parlants que nous sommes. Bien des écrivains conçoivent le silence comme un allié de l’écriture, ici le silence est plutôt envisagé comme un obstacle à l’écriture, une forme de mutisme aux résonances politiques. Hertmans pose cependant la question : « N’est-il pas absurde de vouloir distinguer ces deux formes d’absence de mots ? » Son idée étant que l’expérience douloureuse de la privation sinon du langage mais de la capacité de s’exprimer pourrait ramener l’humain à un stade de confusion telle que sa condition ne se distinguerait pas de celle d’un animal privé de langage. C’est une hypothèse qui ne manque pas d’intérêt dans la mesure où elle souligne la difficulté qu’il y a à assigner une place à un « dehors » du langage qui soit pour ainsi dire un autre avec qui dialoguer : analphabète, animal qui meurt, grand Autre, ou plus simplement pronom de l’altérité : toi, du en allemand, avec qui je parle, à qui je m’adresse, ou du moins l’imagine.
Que cette figure s’absente, celle de l’autre, et c’est le silence ou l’impossibilité de s’exprimer, l’angoisse, le désœuvrement, l’errance parfois, des conduites aberrantes, des propos incohérents. Hertmans évoque le Lenz de Büchner, personnage égaré prenant des bains glacés la nuit, se jetant de sa fenêtre ; la dite folie de Hölderlin, son retrait social ; l’existence séquestrée de Kaspar Hauser… autant de destins différents mais tous affectés par un dérèglement qui amène l’auteur à dire que « quiconque a perdu la parole a perdu sa place dans le monde ». Ce qui est saisissant, c’est que dans le cas des écrivains cette expérience négative, dans la mesure où elle est dépassée ou convertie, participe de l’élaboration de cette poétique du silence à laquelle peut-être aucune écriture littéraire n’échappe véritablement. Ce point de bascule exerce une attraction évidente, c’est une pente que les soubresauts de l’histoire peuvent révéler mais qui existe certainement en dehors de son influence. N’est-ce pas le langage tout entier qui tend à devenir autre que ce qu’il est, silence, ou comme l’écrivait Daniel Heller-Roazen dans Echolalies, « sons animaux, bruits naturels ou mécaniques » [3], cette altérité voire cette altération exprimant alors mieux que toute chose l’être du langage et peut-être la tragédie de l’histoire (Celan évoque le bredouillement comme forme adéquate pour traduire l’époque qui est la sienne) ?
Pour Hertmans, « ce silence est une réplique critique à chaque tentative de prendre entièrement possession de la réalité », et c’est en quoi il est politique, c’est « l’arme du paria qui écrit malgré tout ». Sauf quand il est saisi par la tentation du renoncement, ainsi que Lord Chandos, le personnage d’Hofmannsthal auquel l’auteur répond.
II - Renoncer
Lord Chandos aurait renoncé à écrire en raison d’un constat : l’incapacité du langage à retenir ce qui passe, à fixer de manière satisfaisante l’expérience de la vie. L’écriture lui « semble une trahison du monde plus qu’une occupation convenant à une personne en quête d’équilibre mental », écrit Hertmans. Laissons de côté la finalité thérapeutique prêtée ici à la littérature. S’oppose ici l’idée d’une expérience pleine et immédiate de la vie et le langage, la vie écrite, comme si cette expérience originaire - la vraie vie - ne saurait souffrir la médiation des mots. Outre le fait que cette vie hors langage semble interdite à l’être humain, l’auteur de Poétique du silence précise bien qu’aujourd’hui (et non à l’époque fictionnée de Chandos, le XVIIè siècle), « l’écrivain ne craint plus d’être aliéné par l’écriture ». Il va même plus loin : actant le fait que le langage ne saurait restituer la complexité d’une expérience à laquelle il n’aurait aucune part, il affirme que celui-ci crée « une tout autre complexité ». Il ajoute : « Comme le langage ne correspond pas à l’expérience du réel, il crée une expérience propre, tout aussi radicale. » Et palpable. D’où la notion d’autonomie du texte, par ailleurs critiquée par Hertmans au nom de la référence ou de la mimêsis.
Il y a beaucoup de méprise autour de cette notion de mimêsis. Selon une certaine doxa, nous serions passés d’une ère magique où les mots décrivaient harmonieusement le monde à une époque désenchantée où le langage échoue à exprimer et peut-être donner un sens à l’existence. Mais si mots et corps ne correspondent pas, ce n’est pas en raison d’une insuffisance propre au langage ; cela provient de l’hétérogénéité irréductible des ces deux mondes ou domaines. Et si un texte est en mesure de faire monde, ce n’est ni en raison du fait qu’il se passerait du monde réel, ni en raison du fait qu’il s’y référerait. Une œuvre existe dans la mesure où elle crée une continuité de sens et de perception qui se donne comme un tout ou un bloc. Que le sens des mots d’un livre provienne d’une sédimentation d’expériences collectives antérieures est une évidence, mais ne perdons pas de vue qu’un sens n’est pas fixé une fois pour toutes et que c’est un des pouvoirs de l’œuvre que de déplacer le sens des mots, que d’ébranler la langue et de nous rappeler par le truchement des sens que rien n’est figé ou constant, pas même certaines règles de grammaire que l’on croyait intangibles. C’est de cette vitalité du langage dont dépend l’œuvre, bien plus que d’une référence au « dehors ».
La question de la référence est d’autant plus trompeuse qu’on voudrait qu’un mot désigne un objet, un objet en général, alors qu’un poème ou un roman voit dans le mot une matière à modeler, une matière linguistique à éclairer plus qu’un concept à mobiliser. Comme l’écrit Hertmans, « sur le plan existentiel, l’expérience imaginée est aussi un fait ». D’une part il n’y a pas d’expérience qui ne soit traversée par le langage et l’on peut même soutenir que l’expérience n’a pas atteint sa plénitude tant qu’elle n’a pas fait l’épreuve de la nomination ; d’autre part il serait totalement absurde de reprocher à un langage de ne pas être un corps. Le contenu – la chose, les corps – ne sont pas l’expression. Chacun a sa forme, et comme l’écrivent Deleuze et Guattari : « Précisément parce que le contenu a sa forme non moins que l’expression, on ne peut jamais assigner à la forme d’expression la simple fonction de représenter, de décrire ou de constater un contenu correspondant : il n’y a pas correspondance ni conformité. (…) La forme d’expression sera constituée par l’enchaînement des exprimés, comme la forme de contenu par la trame des corps. [4] » Ne demandons donc pas au langage ce qu’il ne peut pas donner et sachons par ailleurs déplorer l’incapacité de faire monde de certains textes en raison du manque de vitalité de leur langue.
Ce point ne me parait pas très clair chez Hertmans, et la manière dont il mobilise la mimêsis et la référence laisse à penser que pour lui l’existence du monde extérieur aiderait à comprendre un texte. Il écrit ceci s’adressant à Chandos : « Vos mots m’incitent à me replonger dans le problème du texte renvoyant tout de même à quelque chose qui lui est extérieur, quelque chose que j’avais cru définitivement résolu par le postulat d’un monde langagier, comme me l’avait promis la philosophie récente. Mais on ne se débarrasse pas aussi facilement du monde. » C’est la virtualité du sens et la richesse émotionnelle et perceptive d’un texte qui lui confère une consistance, pas le fait qu’il existe un monde extérieur. On peut bien sûr s’interroger sur le contexte historique d’émergence ou de réception d’une œuvre, mais on parle alors d’autre chose, on est dans l’interprétation, on ne questionne plus cette aptitude du langage à se saisir d’une vérité singulière. Non seulement le texte est en mesure de saisir et fixer quelque chose de ce qui se passe mais il ne s’en prive pas. Qu’il le fasse avec brio ou non, une forme d’insatisfaction accompagne le plus souvent un tel processus. Mais qu’on me dise où l’insatisfaction ne se loge pas. Elle ne saurait être l’indice d’une impuissance à dire.
Une dernière précision : sur un plan pragmatique ou réel, les énoncés ont une influence sur les corps auxquels ils s’adressent. Un corps réagit à ce qu’on lui dit, il se lève par exemple, il répond. Au sein d’une œuvre littéraire aussi il y a des énoncés qui s’attribuent à des corps, des sentences de mort par exemple ou des promesses de mariage, mais ces corps ont une existence imaginaire. Le processus d’imagination du lecteur est réel, mais le corps du supplicié ou des amoureux n’existent que dans mon imagination de lecteur. On pourrait alors regretter que l’histoire tissée par le roman ne soit pas vraie ou que les corps des personnages n’existent pas réellement, mais une fois encore ce serait stupide, ce serait demander au langage d’être un corps, ce qui serait aussi peu raisonnable que de demander à un corps d’être une phrase.
Mais revenons sur ce qui pousse un écrivain à écrire, en dépit des obstacles qu’il rencontre.
III – Témoigner, devenir muet
Le point de départ de la pensée comme de l’écriture est l’affection. C’est l’affection des corps qui est au départ des œuvres. Une personne faiblement éprouvée par l’existence n’éprouvera sans doute pas le besoin d’écrire (Mais une telle personne existe-t-elle ? On devine que d’autres paramètres décideront d’une vocation). A l’inverse, une personne supérieurement éprouvée - pour parler comme Michaux - pourra avoir beaucoup de mal à s’exprimer, ne serait-ce que parce que la langue ordinaire lui semblera inapte à exprimer « l’indicible » qui le tourmente. Hertmans revient sur la Shoah, sur ce qu’en a dit Adorno quant à l’écriture poétique et surtout sur le travail effectué par Celan pour réformer la langue allemande, de sorte qu’elle puisse paradoxalement exprimer ce qui semble ne pas pouvoir l’être.
C’est l’usage que le poète fait de la césure, plus encore que son style paratactique (juxtaposition de termes sans mots de liaison), qui retient son attention. Le caractère brisé du vers et parfois du mot, ainsi qu’un sens affirmé de l’ellipse participent de ce que Hertmans appelle une « forme cryptée » ou un rapport à l’indicible. De quoi s’agit-il vraiment, d’une manière de dissimuler un « message », d’un refus de dire ou d’un constat d’impuissance à dire quelque chose – mais alors quoi ? Plus que du sort d’un « signifié », il semblerait que ce soit le sort de langue elle-même qui soit en jeu dans l’emploi radical de la césure chez Celan. Hertmans parle d’ « une crise du langage poétique » et d’une difficulté majeure à s’exprimer « dans la langue du bourreau ». Mais pourquoi parler d’hermétisme, ce terme n’est-il pas ambigu, ne sous-entend-il pas la volonté de cacher quelque chose ? L’auteur soutient l’idée que la poésie de Celan assurerait la « protection d’une image de l’être humain », en empêchant qu’elle se révèle et qu’elle se compromette en versant dans le cliché. Pourtant Celan écrit, il donne à voir et à lire, non pas une « représentation » mais une « exposition ». De quoi ? Des mots, de la langue, et non d’images passées. On peut essayer de soutenir l’idée que la poésie de Celan véhicule « le souvenir d’une catastrophe passée », sous forme de vision certes, et non d’information, mais ne doit-on pas aller plus loin dans l’évocation d’une poésie de témoignage en posant la question de savoir de quoi elle témoigne vraiment, qui soit perceptible et non dérobé ? Ce qui est à craindre, c’est que la catastrophe évoquée ait emporté avec elle les images du souvenir et la possibilité linguistique de les évoquer. Que c’est même de cette faillite que le poème tire son monde ou son perçu, s’il en reste un.
La littérature de la Shoah est conséquente, et même si elle l’était moins à l’époque de Celan, il ne s’agit pas pour lui de compléter un tableau de connaissances qui ne pourra jamais l’être ; plutôt de se demander ce que tel poème peut faire entendre de ce qui ne saurait être vu. Si l’on pense au poème intitulé « TÜBINGEN, JANVIER », on pourra dire un peu abruptement un bredouillement. Toutefois pas un bredouillement qui signifierait la fin de la poésie mais qui assignerait au poème la tâche de faire entendre ce qui ne peut pas s’articuler, et qui ne relève peut-être même plus du sonore. En un sens tout, sauf ce que la tradition hermétique pouvait vouloir cacher : un sens subtil ou une réalité pour initié. Ce que le poème abrite et expose – il ne le cache pas -, ce sont des mots, plus ou moins maltraités, et puis quand il touche à ses propres limites, le silence, voire le néant. Quand Hertman écrit que l’hermétisme de Celan exprime « la fracture entre le langage et le monde », il semble s’arrêter en chemin. La solitude du témoin comme du poète implique plus qu’une mise à distance, elle est synonyme de la disparition du monde dont il souhaite paradoxalement témoigner, et ce au point de rester seul avec sa langue. Lévinas, que cite Hertmans, a parlé, au sujet de cette langue poétique qui congédie toute possibilité de dialoguer, d’une langue de proximité. Hertmans exprime son scepticisme à l’égard d’une telle lecture, et voit plutôt dans la poésie de Celan « ce qui manque toujours chez l’autre ». Mais si la défection de l’autre implique la défection de soi (disparition des pronoms Je et Tu, selon Celan), et si le souvenir même n’a plus de consistance et se confond avec une absence ou une perte, c’est à un autre constat qu’il faut parvenir, plus radical : la poésie met face à une langue devenue muette. Qui en témoignerait ? Le poète ou plutôt son texte. Comment ?
Giorgio Agamben, qui a médité ces questions , qui plus est en s’appuyant sur les mêmes références qu’Hertmans, à savoir Hölderlin et Celan, parle d’une « langue qui se tait » et de la « sublime mimique » qui attesterait son devenir muet, comme si seul un geste pouvait exprimer une perte aussi fondamentale que celle qui accompagne une catastrophe. Cette expérience poétique que partagerait le poète avec le témoin reviendrait donc non pas à assister à la renaissance d’une langue sous la forme d’une intuition sonore, fût-elle inouïe, mais plutôt à la naissance de ce que le philosophe italien nomme « le silence d’une dicibilité » [5]. On peine à se représenter une telle chose, et c’est bien en cela que la notion de « souvenir » semble inadéquate pour parler de ce que véhiculerait la poésie de Celan. Mais c’est une chose que de reconnaître une impuissance – celle de dire - et c’en est une autre que de reconnaître une puissance : celle d’entendre le silence, quand bien même il faudrait en passer par une image, un geste, esquissé, étouffé, pour se faire comprendre.
Les épreuves de la vie, les traumatismes de l’histoire, ne relèveraient donc pas, pour le poète appliqué à en extraire quelque chose, d’un indicible – mythe romantique - mais participeraient de ce devenir muet au cœur de toute poétique du silence, sans que cela ne renseigne en rien sur la forme d’expression dans laquelle se coulera l’expérience du poète (mais s’agit-il de témoigner de ce qu’on a vécu ou d’autre chose, de ce qu’ont vécu d’autres être humains, d’autres vivants ?). Les formes de bredouillement et de bégaiement, pour marquantes qu’elles furent, n’ont pas signé le terme de la création poétique, pas plus que le dodécaphonisme n’a figé le devenir de la musique. Il y a un avenir de la poésie, quand bien même peinerions-nous à en écrire le nom.
Pascal Gibourg
20 septembre 2022
[1] Michel Foucault, Folie, langage, littérature, Vrin, 2019, p 63
[2] Deleuze et Guattari, Mille plateaux, Minuit, 1997, p 113
[3] Daniel Heller-Roazen, Echolalies, Seuil, Librairie du XXIè siècle, 2017
[4] Mille plateaux, p 109
[5] Voir Quand la maison brûle, chapitre intitulé Témoignage et vérité, Rivages, 2021