Le temps de la comédie
La lumière arrive sur le théâtre nu.
Un homme est là, costume bariolé, ceinture à la taille,
feutre sur la tête et visage dissimulé sous un masque noir.
Il est seul. À la recherche de la forme dArlequin, il observe
son corps en mouvement. Il réalise une succession de postures dont
certaines reflètent fidèlement des gravures de commedia
dellarte du XVIIIe.
Sa déambulation dans lespace finit par dessiner une chorégraphie
indolente qui explore les limites de léquilibre de son corps.
Lorsquil arrive face au public, sa marche saccélère
pour devenir rapide et primesautière. Le masque sillumine.
Lacteur a trouvé le ressort de la mécanique de son
personnage, comme un montreur de marionnettes actionnerait les fils de
son pantin de bois. Il incarne Arlequin.
commencer
Arlequin marque un rythme avec ses pieds qui sapparente
à un pas de claquette, puis il se place au centre du plateau pour
exécuter une révérence.
Tout-à-coup, il est surpris par un son étrange et sourd.
Il cherche du regard la provenance de ce petit cri. Le phénomène
se produit une seconde fois. Arlequin esquisse à nouveau une révérence,
mais il est surpris par un troisième gémissement ; il se
retourne dun bond pour en trouver la provenance, et se met même
en garde à la manière dun boxeur. À la quatrième
reprise, réalisant que le bruit provient de son propre corps, il
appuie de son index droit sur son buste, puis sur son abdomen et enfin
sur son estomac, le petit cri devient alors instantanément un hurlement
: cest là que se cache lauteur de ces borborygmes.
avoir faim
Il enfonce alors sa main droite dans ses entrailles, pour se saisir
de ce bruit. Puis, il brandit ostensiblement devant lui le fruit de sa
recherche. Mais, interrompu par un nouveau cri, il réalise alors
quil nest parvenu quà attraper son propre cur.
Il sempresse de le replacer dans sa poitrine. Apaisé, il
soupire profondément, lorsque trois coups sont frappés de
lintérieur de son ventre. Il brandit un trousseau de clés,
lintroduit dans la serrure et ouvre la porte de son ventre. Son
estomac apparaît pour sexclamer :
manger...
Il lutte avec cet estomac récalcitrant, referme la porte
et soutient son ventre. Le mystère est dissipé : il a faim
et les gargouillis sont des crampes stomacales.
mendier
Il sapproche alors des spectateurs, le regard implorant.
Il sort une serviette de derrière lui quil accroche à
son cou pour être prêt à manger. Regardant les spectateurs,
il mendie un morceau de la nourriture. Ne parvenant à rien obtenir
de substantiel, il mime un chien pour essayer démouvoir les
spectateurs sensibles aux bêtes. Il respire, renifle et gémit
à la manière dun chien ; il se dresse même sur
ses pattes arrières... sans succès. Vexé, il tourne
le dos au public et séloigne vers le fond de la scène.
cueillir une marguerite
Il aperçoit une marguerite à ses pieds. Il sapproche
delle. Il la cueille, la respire, puis arrache un pétale
quil engloutit aussitôt. Puis un deuxième pétale,
et enfin, tous les pétales restants. Lorsquil ne reste plus
que le cur de la fleur, il le gobe dune seule bouchée,
mais son estomac gémit toujours. Il a encore faim ! Dépité
une seconde fois, il se détourne à nouveau vers le fond
de la scène.
chasser une mouche
Une mouche apparaît. Arlequin la repousse du revers de la
main et continue sa route. Dans un sursaut, il réalise quil
pourrait se repaître de cette mouche. Il se lance à sa poursuite.
Tâche difficile qui le conduira à sassommer involontairement.
Assis sur le sol, jambes écartées, il ne parvient pas à
rattraper la mouche qui finira par séchapper pour disparaître
à lhorizon.
chasser un cafard
Découragé, il laisse ses mains retomber sur ses jambes.
Puis, à nouveau, un bruit survient. Arlequin cherche puis suit
du regard ce son qui bouge. Il lattrape pour regarder de plus près
lintrus. Lorsquil réalise quil est en présence
dune blatte, il sen détourne, dégoûté,
mais son estomac le rappelle à lordre. Il maintient alors
linsecte entre le pouce et lindex de chacune des deux mains.
Mais lorsquil sapprête à engloutir le cafard,
les deux mains se décalent sur sa droite. Les doigts de la main
droite tremblent ; la main gauche sapproche, mais elle est aussitôt
saisie du même tremblement. Puis, tout sarrête et les
mains retombent au sol.
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Le personnage dArlequin est lun des plus emblématiques de notre théâtre occidental : on en retrouve souvent le masque sur le fronton de nos théâtres et lencadrement de nos scènes classiques porte encore le nom de " manteau darlequin ". Il est aussi entré dans la ville depuis bien longtemps : son costume avive les couleurs de nos mardi-gras denfance, alors que son nom sert denseigne à de nombreuses pizzerias ou de surnom aux rappeurs.
Je travaille depuis plusieurs années sur ce personnage. Dans mon précédent spectacle, monnaie de singes, je lui ai même fait rencontrer deux personnages des théâtres traditionnels chinois et japonais.
Avec le petit arlequin, je voudrais lui rendre un hommage particulier, à lui, ce petit personnage qui nous fait rire et qui symbolise parfois lessence même du comique burlesque. Je voudrais rendre hommage à son histoire, à tout ce qui se cache de nous-même derrière chacune de ses pirouettes facétieuses ; car derrière le mystère dArlequin, cest la fin de notre Moyen-Âge qui pousse ses dernières ramifications (sa première apparition sur la scène date de la moitié du XVIe siècle).
Puis, il y a aussi le masque qui est lessence du théâtre : un procédé archaïque et artisanal qui est né avec le besoin de re-présenter. Un individu dissimule son identité pour simprégner du réel et mieux le transcender ; le visage masqué, lindivisibilité de la personne devient celle de tous et de chacun et la catharsis devient un jeu denfant.
Mais ce spectacle est surtout le fruit dun plaisir nécessaire. Le plaisir de côtoyer un peu plus longtemps sur la scène ce personnage mystérieux ; le plaisir de défendre ce théâtre du présent, fondé sur le partage de linstant ; et enfin, la nécessité intuitive de passer par ce travail-là pour avancer et progresser.
Le petit arlequin ne pouvait être quun soliloque. Dabord, pour concentrer le sujet sur le sujet Arlequin, le sujet du spectacle ; mais aussi pour lui offrir, pour une des premières fois de sa vie de théâtre, loccasion de sexprimer seul ; sans tribut à lintrigue, à laction, et au rôle damuseur qui est le sien, en qualité de second zanni de la commedia dellarte, depuis la fin du XVIe siècle. Dans le petit arlequin, Arlequin nest pas que drôle, il est aussi inquiétant et tragique.
Didier Galas