Roissy, 22 septembre
La scène se déroule dans un avion.
Personnages :
- Brigitte, française frisant la cinquantaine
- tous les autres passagers.On entend la voix off d’une hôtesse
dans un micro :
" Mesdames, messieurs, nous vous informons que le départ de
notre vol à destination de Bamako est à nouveau légèrement
retardé, mais nous vous prions de rester à vos places dans
l’avion. Nous vous remercions de votre compréhension. Ladies
and gentlemen… " Brigitte traverse la salle, monte sur le plateau, et se tourne vers
le public. Elle est en short, un sac à dos sur les épaules.
Elle s’éponge le front.
Brigitte
Ladies, gentlemen, mesdames, messieurs, puisque nous ne partons toujours
pas, je vous demande un moment d’attention… Je… je ne
suis pas l’hôtesse… je suis conservatrice du patrimoine
spécialisée dans la sauvegarde des monuments historiques,
cela n’a rien à voir. J’en ai pour cinq minutes, si
vous voulez bien faire un peu de silence… merci. (A voix plus basse,
elle s’adresse à une personne située dans les premiers
rangs) Jean ! Jean ! est-ce que tu peux cesser de lire ton Monde, s’il-te-plaît
! (A tous, avec un petit rire forcé) Excusez-moi. Si vous êtes
plongés dans vos journaux, comme mon mari, vous n’entendrez
pas le message que je veux vous faire passer et qui est très important.
(En nage, elle pose son sac à terre) Ouh ! je n’ai pas l’habitude
de parler devant tant de personnes rassemblées… Excusez-moi.
Je voulais vous signaler qu’en cherchant les… en me promenant
dans l’avion, je suis allée jusqu’au fond, tout au
fond, derrière vous, et là, il y avait un rideau, que j’ai
tiré, bon. Seulement derrière ce rideau se trouvait un jeune
homme, un malien, mesdames messieurs, jusqu’à présent
rien d’extraordinaire, je suis d’accord avec vous… sauf
que ce garçon était menotté, coincé entre
deux policiers, immobile. Vous imaginez ma surprise, un homme attaché,
quasiment au milieu des voyageurs, sur un vol normal, régulier,
le jour où j’ai décidé de partir en vacances
- sans compter ce retard ! je me suis dit, décidément il
n’y a qu’à moi qu’il arrive des choses pareilles.
J’ai failli passer outre, et puis un des deux gendarmes, ou je ne
sais quoi, un des deux sbires s’est levé pour aller aux…
là où j’allais, et je l’ai questionné.
Il m’a répondu que le malien était en situation irrégulière,
" retour à la case départ… à la case tout
court ! ", en ricanant. Je lui ai tourné le dos et je suis
revenue sur mes pas… Le jeune avait les yeux dans le vague, l’air
absent, un gros sac en toile posé sur les genoux. " Quelle
chaleur ", je lui ai dit en m’asseyant à côté
de lui, à la place laissée vide, " c’est l’été
indien. Enfin, vous, vous êtes habitué, enfin, peut-être.
" On ne décollait pas, on a parlé.
Il s’appelle Youssef, je crois, ou Youssouf. Il est arrivé
en France il y a quelques années pour y faire des études
informatiques. Dès qu’il a obtenu son diplôme, boum,
plus de carte d’étudiant, donc plus de papiers. Il a fait
une demande d’asile, déposé un recours, saisi le Conseil
d’Etat. Ce beau jeune homme – c’est vrai qu’il
est… grand, élancé – eh bien, il est célibataire,
et cela ne facilite pas les choses, paraît-il. Alors il a continué
sa vie ici, continué à passer le balai-brosse, de nuit,
avec son diplôme d’analyste programmateur. Et il est devenu
clandestin. Voilà.
Ce qu’il veut, Youssouf, Youssef, c’est pourtant simple :
économiser de quoi s’acheter un ou deux ordinateurs, un peu
de matériel pour ouvrir une société de services informatiques
dans son pays. S’il embarque aujourd’hui, tous ses projets
tombent à l’eau. Voilà.
Moi, de mon côté, je ne fais pas de politique, je m’informe,
comme tout le monde, de l’actualité, je ne me sens pas toujours
concernée. Mea culpa. Avec le patrimoine, les enfants qui s’en
vont dès qu’ils grandissent, le budget de la culture qui
rétrécit dès que, tout le temps, ça, des problèmes,
quand on en cherche, il y en a, et la vie est déjà si courte…
fait chaud. Mais il m’a touchée, Youssef, vraiment. Je me
suis dit, mince, je pars au Mali, dans son pays, marcher une semaine au
beau milieu du désert du Tanezrouft, avec mon mari qui va râler
parce qu’il n’aura pas son Monde tous les soirs, je pars faire
le plein de silence, rencontrer la solitude, la nature, les fennecs. Et
pendant ce temps, mon pays expulse ce jeune homme qui n’a rien fait
de mal, les menottes aux mains ! Non, c’est impossible. (Prenant des accents d’avocat) Mesdames et messieurs les
passagers, il s’agit d’un garçon honnête qui,
consciencieusement, année après année, euro après
franc, a préparé son avenir. Un homme qui a vu son destin
chavirer quand il s’est fait arrêter et que son cas a été
réglé en cinq minutes, au tribunal, entre deux dossiers,
un innocent qu’on a enfermé en centre de rétention,
comme un malfaiteur, fouillé à nu comme un… comme
un animal. Alors il en a assez, Youssef, il n’en peut plus d’avoir
passé sa jeunesse à échapper à la police.
Autant rentrer au pays, il se dit, sur ce Paris-Bamako du 22 septembre.
Autant laisser tomber.
Non, vous ne pouvez pas baisser les bras, après tous vos efforts,
Youssouf, Youssef ! D’accord ? J’ai un plan… Et c’est
ici que vous pouvez intervenir, mesdames, mesdemoiselles et messieurs.
Je sais – je l’ai vu un jour aux informations – que
les passagers d’un avion, dans un tel cas, manifestent parfois leur
mécontentement en se levant, ou en refusant d’attacher leurs
ceintures. Le commandant de bord exige que les policiers débarquent
le sans-papier, qui sera ensuite rejugé… et qui sait, peut-être
régularisé… qui sait.
Aussi je demande solennellement à ceux qui le veulent bien de se
mettre debout, et de refuser de s’asseoir quand on leur en donnera
l’ordre. Allez, allez-y, c’est à vous. Vous ne risquez
absolument rien. Il suffit de quelques volontaires. C’est simple…
Ce n’est pas parce que les choses sont difficiles que l’on
n’ose pas, c’est parce que l’on n’ose pas qu’elles
le deviennent. Ce n’est pas de moi, c’est de Sénèque. (Improvisant suivant la réaction du public) Alors ? personne
ne veut se lever ? vous êtes si fatigués ? Je n’ai
pas dit une standing ovation mais vous êtes peut-être le dernier
espoir de Youssef… Jean ! Jean ! tu te bouges ? Bon, très
bien. Encore un ? Non ? Ah, si. Bon, je pense que cela suffit. Merci beaucoup,
ne vous relâchez surtout pas, maintenant que vous êtes debout,
je vais chercher le pilote. Pas un geste. Restez comme vous êtes
! Elle court le fond de la scène. Merci ! Et sort.