Paris, le 3 novembre 1994.
De Montluçon, cette lettre, et non pas
de Sarajevo où en ces jours je devais être -- convié
par ses habitants à participer, comme quelques uns d'entre nous,
à un colloque sur "La citoyenneté en Europe"... Je m'étais
laissé convaincre d'aller penser-agir, pensais-je, au milieu
des ruines, avec ceux qui avaient résisté au siège,
qui résistaient encore à la guerre honteuse ; d'aller
penser-agir, pensais-je, cette chose impensable de la citoyenneté,
là-bas, dans cette ville qui en désignait de fait, monstrueusement,
la défaite à grande échelle, les limites abyssales
-- aussi l'espérance-(violente)-on-peut-toujours-espérer.
Voici les faits : je n'y suis pas. Il y a eu, comme on dit, "des difficultés
de dernière minute". Et je n'y suis pas. Ou plutôt, nous
n'y sommes pas, moi et les deux ou trois acteurs du Groupe T'chan'G
qui devaient y partir avec moi. Essayer de penser-agir ensemble, avec
ceux-là du Groupe T'chan'G, cela pouvait vouloir dire quelque
chose. Sans eux, je n'y suis pas. Je ne pouvais pas y aller sans eux.
Cela ne signifiait plus rien pour moi d'y aller sans eux comme on me
le proposait encore il y a peu, n'y représentant plus que moi-même,
quand bien même écrivain, quand bien même metteur
en scène. Non. Rien. Une vanité de trop sans eux, sans
ces acteurs qui me sont devenus indispensables en ce lieu qu'est le
théâtre -- indispensables aussi pour autre chose que ce
lieu. Là où ils se tiennent, dans l'alentour incertain,
tremblé, face à l'obscur, face à l'énigme
du monde. Là, comme ils se tiennent, exigeants et, osons le mot,
fraternels. Mais être le représentant de rien-d'autre-que-soi,
là-bas. Non. Pas dans ces conditions, me disais-je. On l'est
déjà bien trop, je me disais. Je suis à Montluçon.
À l'invitation du Théâtre des Fédérés.
Un stage. Rien, vraiment. J'ai seulement dit oui à cela qui me
paraissait essentiel après ce refus : un stage de théâtre
avec de très jeunes gens et des moins jeunes, des amateurs, on
dit ; des qui n'en ont jamais fait ou peu, ou mal. Oui. L'essentiel.
La ville sent l'été des cités ouvrières.
Essence et poussière. Et des corps peu nombreux, comme raréfiés
par l'été, cherchent l'ombre. Puis disparaissent. Rien.
L'essentiel. Le chômage et l'exclusion qui frappe aussi durement
si ce n'est plus durement ici qu'ailleurs ne débordent pas dans
les rues comme où je vis habituellement. Le chômage et
l'exclusion demeurent au-dedans des H.L.M. comme un paysage d'hiver
; se tiennent -- évidemment, avec la désespérante
évidence des fiches de renseignement qu'on s'oblige à
remplir pour chacun -- au beau milieu de ce groupe qui essaie de travailler
à quelques rudes balbutiements de théâtre ; fichés,
oui, les deux avatars du libéralisme, en plein au-dedans de ce
groupe réuni pour dix jours -- pour trop peu de temps, crois-je,
et pour trop compliqué, sans doute. Ça ne fait rien. Il
y a le désir de ceux-là qui m'étonne et me bouleverse
; ce désir qui s'empare d'eux face à des langues et des
états comme des terres inconnues, comme des fleuves jamais envisagés
; ce désir d'explorer avec la peur et avec la conscience -- étonnante
quand on sait d'où la plupart viennent -- qu'il se joue là
bien autre chose que la simple envie de briller de ceux qui voudraient
devenir des acteurs (il y en a) ou "d'occuper", comme on dit, "ses loisirs"
(il y en a aussi). Je suis au travail comme le paysan au champ et, de
ce qui se cultive ici, le fruit (s'il y a un fruit), je ne le verrai
pas. Nous sommes au travail du théâtre et c'est le mieux
dans ce monde qu'ils nous font de communicants virtuels et de guerriers-de-chair-à-éventrer-d'autres-chairs
(non virtuelles, celles-là, on sait bien). Nous sommes au lent
travail qui tente d'imiscer entre fascination des starlettes télévisuelle
et dégoût de soi comme individu à force de soumission
(revendiquée ou navrée, voilà le choix) aux sourires
des mêmes starlettes (émissions stars, présentateurs
stars, cuisiniers stars, tous stars, système tout star -- et
surtout système à faire fonctionner à plein la
machine à évider le sens poétique, et à
remplir les tiroirs caisse), qui tente, disais-je, ce travail, d'imiscer,
ou plutôt d'inoculer le poison des questions d'êtres (morts,
le plus souvent), de corps (fantômes à apprivoiser en son
propre corps, peuple-personnage des théâtres ombreux) de
langues (comme mortes, langues mortes des anciens, poèmes à
déchiffrer des modernes, comme déjà morts à
dormir dans des manuscrits, des livres que si peu lisent, précieux,
grattés et regrattés, jeunes-vieux palimpsestes, vivaces
et vains) qui ne désignent ni jouissance immédiate, ni
gain assuré. Ils font cela et c'est déjà énorme
: celui qui passe ses journées à monter des téléphones
et celle qui vient de porter plainte contre son père pour sévices
sexuels, celle avec la belle voiture rouge et celui-celle -- l'inconnu(e)
-- qui depuis le début du travail, se sert dans les portefeuilles
des autres, et ceux qui ont fait le choix du théâtre en
filière scolaire (la classe des zonards, disent-il), et tous
les autres, encore des autres, encore des différents. Ils n'ont
presque rien en commun, dirait-on. Mais ils font, ils agissent l'un
avec l'autre, un moment, sur le plateau du théâtre qui
se tient là où du texte est convié avec des voix
et des corps ; du texte de théâtre avec des voix et des
corps d'êtres humains pour dire sont fait au monde, pour faire
pièce aux écoeurantes et sacro-saintes réalités.
Ils ont ce désir qui ne cesse et qui n'a pas de nom.. Ce désir
qu'on ne peut (qu'ils ne peuvent) nommer que par défaut ou par
dénégation. Mais quelque chose s'est mis à les
traverser, quelque chose qui porte un nom à leur insu, qui les
effraie et les soutient en même temps, toujours instable, toujours
dérobé, fuyant devant : un geste de poétique, une
geste microscopique d'ouverture tout à la fois personnelle commune,
une petite danse fugace les traverse et fuit déjà, quelque
chose où rien du commerce habituel des rapports, des sentiments
tous faits, des paroles formatées, n'habite. Alors ils disent
qu'il n'y a pas de mots pour ça mais commencent à les
chercher quand même, malgré tout. Un pas gagné sur
l'obscur, sur l'évidence niaise des réalités. Alors
ils tentent un mouvement pour lui même et pas pour ce qu'il signifie
-- c'est à dire dans la peur qu'il ne soit pas reconnu, dans
la peur de n'être pas reconnu -- ils tentent un mouvement (de
voix, de corps), un mouvement pas évident. Il ne s'agit peut-être
que de cela, d'accepter le mouvement pas évident, d'apprivoiser
la non-évidence et son danger. Voilà ce que je me dis.
A certain d'entre eux, je le dis. Puis je leur souhaite d'oublier cela
car l'existence, pour nombre d'entre eux, dès demain, sera encore
plus brutale après avoir eu cette conscience, après avoir
vécu avec cette conscience d'autre. Puis je leur souhaite de
ne jamais oublier comme on veut qu'ils oublient pour demeurer à
leur place, c'est à dire nulle part, des productifs ou des improductifs
tels que nos sociétés les fabriquent, les classifient,
les marquent. Puis c'est plus tard. Avignon. Un débat sur "les
auteurs dramatiques et le monde d'aujourd'hui". Et qu'est-ce que vous
en pensez ? Je pense à eux. Ce n'est pas simple de penser à
eux au milieu des joyeuses fanfares funèbres à enterrer-différer
la mort du théâtre, des machines rutilantes à fabriquer
du consensus-parce-qu'il-en-faut-quand-même, et des joies des
rencontres de haut niveau-comme-il-y-a-des-sportifs-de-haut-niveau.
Je pense à eux. A cet atelier comme pour rien que nous avons
vécu, à ce labeur invraisemblable mais consenti comme
s'il y avait tout (oui tout) à reconquérir du moindre
souffle de soi parlant pour soi simplement pour n'être pas, ne
serait-ce qu'un instant, une de ces machines à ânonner,
ressasser, répéter du même télévisuel,
du même formaté à avoir peur du lendemain avec les
traites et pire, qu'est-ce que je ferai si j'ai même pas de quoi
me payer un crédit, la honte, je te dis. Ce n'est pas simple
de continuer à penser à eux dans les touffeurs protégées
d'une nuit à La Chartreuse de Villeneuve Lès Avignon.
Derrière le haut mur de pierre comme celui d'une prison, mais
c'est, du côté où je me tiens un havre, un îlot
de beauté pour quelques jours et un peu de force. Non, ce n'est
pas simple, c'est juste nécessaire de continuer à penser
à eux, déjà rejetés derrière le haut
mur, de l'autre côté, à la rue, à nouveau,
rendus à eux-mêmes, des gens, des sujets assujettis aux
contraintes violentes du marché, à ses prégnances
diffuses mais si efficaces. C'est avec eux que j'avais envie de parler
de citoyenneté mais heureusement, me dis-je, je ne l'ai pas fait.
J'ai juste fait un peu de théâtre comme j'en aurais fait
avec les acteurs du Groupe T'chan'G. Avec les mêmes exigences
et le même goût pour ce qui n'advient pas sans mal, qui
n'advient peut-être même pas du tout. Moi, je vais me coucher
avec de (hautes) questions sur le (bas) monde tel qu'il va (c'est à
dire, s'entend, ne va pas) -- toujours les mêmes questions, toujours
le même monde ; moi, je vais me coucher derrière le haut
mur de pierres multi-centenaires, acteur-spectateur de mes propres défaites
et des leurs, tentant de penser-agir sur cela (la saloperie, la boucherie,
la machine à broyer de l'humanité qu'on appelle le monde)
avec cela (quelques gestes précieux, très rares, très
vains, très improductifs) qui est d'eux aussi maintenant, qui
est avec eux qui m'accompagnent et me hantent, et dans l'espérance
que quelque chose du théâtre maintenant les accompagne
et les hante. Si peu que ce soit : un regard dévié, un
regard louche, sur ce qui se donne, majoritairement trompeur, comme
l'évidence
D.G. Gabily. 15 Juillet/ 21 juillet 1994.