Denis Guénoun / L'image du mort  

Denis Guénoun, ex-acteur, toujours auteur dramatique, ex-directeur de théâtre, toujours philosophe, enseigne à la Sorbonne

le texte ci-dessous est un extrait de Le théâtre est-il nécessaire?, Circé / penser le théâtre - 1997

retour page théâtre

Reprenons. L'expérience théâtrale était montrée comme nouée autour d'une double identification : identification de l'acteur, et du spectateur aussi. Et le spectateur est lui-même l'effet d'une identification. Il est remarquable que spectateur et acteur, dans ce système, s'identifient l'un et l'autre à une figure unique : le personnage.

Faisons ici deux observations. La première est que le primat de l'action (sur les caractères) posé par Aristote semble bien s'être renversé. Dans ce théâtre commandé par l'identification, c'est le personnage qui est la clé de l'édifice. Mais la deuxième est plus importante. C'est une question. Nous avons posé, à la suite de nos auteurs (Diderot, Freud), que la réalité du personnage était imaginaire. Mais qu'est-ce à dire au juste ? Où est situé cet existant bizarre ? Quel est son mode d'être, son plan de réalité ? Car le corps de personnage, sur la scène, n'est rien d'imaginaire : corps réel, d'acteur. Ses paroles sont effectivement prononcées. Dans la relation théâtrale, où est le personnage ? Le plus simple est de répondre que le personnage existe comme imaginaire dans l'activité mentale " du " spectateur, et de l'acteur. C'est dans l'esprit du comédien qu'il existe imaginairement, et dans l'esprit " du " regardant aussi. L'acteur imagine le rôle, et en donne à voir des substituts bien réels, actes, paroles, mouvements du corps, lesquels provoquent dans la pensée " du " spectateur une re-figuration imaginaire analogue, au moins compatible, avec celle qui habitait le comédien. C'est ce que le modèle suppose : selon ce schéma, la relation théâtrale se construit comme conjonction mentale de ces deux imaginaires. Le théâtre est dans la tête. Son existence est immatérielle. Matériellement, il n'y a sur scène que des acteurs, Floridor ou Beau-Chasteau, avec costumes, accessoires, mouvements et paroles qui sont des effectivités. Devant la scène, des spectateurs, effectifs eux aussi. Le théâtre se forme en eux, mentalement, par la rencontre supposée de leurs fantaisies. C'est toujours, au bout du compte, un théâtre intérieur.

C'est en ce point qu'il nous est, peut-être, arrivé quelque chose, qui nous transforme. Je formule ici une hypothèse, que nous allons tenter de filer. Ce qui nous est arrivé, à ce moment de notre histoire, s'appelle le cinéma. Car le cinéma donne à l'imaginaire une existence effective, l'existence d'images. Tout se passe comme si le cinéma avait été en position de capter l'imaginaire engendré par le théâtre, ou au moins formé dans la relation théâtrale à une phase de son histoire, et de conférer au produit de cette capture une existence effective, matérielle, réelle, l'existence des images. Le cinéma réalise l'imaginaire en images. Images foncièrement différentes, par leur statut, de celles que produisait le théâtre : car au théâtre, ce qui se montre, ce sont des hommes, du bois, de la toile, des gestes et paroles réels, posés comme " images " analogiquement, par métaphore. Dire de l'acteur qu'il est une image n'est pas exact, sinon par métaphore. Tandis que les images du cinéma sont, en effet, des images. Il ne suffit pas de présenter l'analogue d'un objet pour que ce substitut aie droit, proprement, au nom d'image. Cela ne suffit plus : quelque chose du statut de l'image a changé. Les images du cinématographe sont, désormais, des images effectives, des images de plein droit, qui procurent à l'imaginaire son ex-istence appropriée, l'ex-tériorisation qui lui convient, rejetant toutes les autres sortes d'images au range d' " images " par métaphore. Essayons de nous expliquer là-dessus.

Une image n'est pas une fiction. Imago n'est pas fictio. Ni une allégorie, n un symbole, ni un signe, ni un lieu-tenant figuré de la chose. L'imago est d'abord l'empreinte prise sur la tête d'un mort. Cette structure initiale du sens du mot produit deux conséquences. Tout d'abord, elle induit que quelque chose passe, directement, du corps à l'image. Certes, l'empreinte demande un opérateur, un manipulateur armé ne technique intermédiaire entre ce dont on veut garder la forme et l'image obtenue. Mais cet opérateur n'intervient par aucune subjectivité formatrice, il n'est pas constructeur, organisateur de point de vue. Le corps dépose sa forme dans l'image, de façon censément directe, immédiate. L'image est le produit du contact de la chose avec la matière dont elle sera faite. Ce par quoi elle diffère de la peinture d'un visage dans une fresque, de sa figuration sur une vasque. La figuration représentative suppose l'extériorité constituante d'un voyant, dont le regard structurera la forme re-présentatrice. L'image résulte d'un transfert de mesures, de lignes oud e volumes, par contact, par contiguïté du corps à la forme déposée. C'est pourquoi l'image ne servira (métaphoriquement) de nom pour les autres figures (peintures, dessins imitatifs, formes sensibles, etc.) que lorsque cet emploi sera commandé, de façon plus ou moins avouée par une conception de la représentation comme impression, empreinte de la chose sur un réceptacle &endash; éventuellement par le relais des sens, pensées comme récepteurs d'impressions sensibles.

La seconde conséquence de la charge étymologique du terme découle de sa détermination comme image du mort. Par là, l'image est, d'abord, attestation du passé. Forme relevée sur le défunt, trace d'une présence enfuie, empreinte dans le présent de ce qui a été, et qui n'est plus. Une image est d'abord conservatrice, dépôt mnésique dont la valeur de mémorial conditionnera, en retour, toute une série de conceptions de la mémoire comme stock d'images. L'image témoigne de, et pour, ce qui est passé, a passé. Telle est sa singularité parmi les figures. Toutes les figures montrent l'absent, qui manque, mais l'image en témoigne précisément en tant que l'absent qui fait défaut a été là, a été présent au lieu actuel et déterminé de son absence. L'image est dans le creux du référent : pas à distance de lui, comme l'évocation analogique d'un lointain, mais au lieu typé, empreint de son absence, au lieu de sa présence révolue.

Or, l'invention de la photographie a produit dans notre histoire une réactivation d'une extrême puissance de ce schème.. La puissance procède évidemment de la capacité de reproduction, quasiment infinie, du résultat. Quant au schème, il résulte du fait qu'une photographie se forme par impression sur un support de radiations lumineuses provenant de l'objet lui-même. Il y faut bien une machine, et un opérateur : mais l'opérateur ne fait qu'agencer le dispositif qui permet à la lumière issue de l'objet de frapper la matière du support et d'y laisser son empreinte. L'opérateur tente de prévoir, et contrôle, le processus : mais le processus se passe de lui &endash; l'instant de la prise étant celui de l'obturation du viseur, comme s'il fallait, pour que l'appareil enregistre sa marque, que l'opérateur cesse de voir, et donc de recevoir la sienne. Le photographe reçoit directement l'empreinte de la luminosité de l'objet. Aucune reconstruction dans le processus même, quoiqu'il s'en produise à l'évidence dans les dispositifs d'agencement. L'opérateur n'est pas entre la chose et la photographie ; il agit au-dessus, à l'entour, à côté de leur lien. C'est ce qui confère à la photographie cette valeur irréductible, neuve, d'attestation de présence. Barthes dit : " J'appelle référent photographique la chose nécessairement réelle qui a été placée devant l'objectif, faute de quoi il n'y aurait pas photographie. La photo est littéralement une émanation du référent. Toute photographie est un certificat de présence. " On peut penser avec lui que cet avènement marque une césure dans l'histoire des pratiques figuratives &endash; et, par là même, dans l'histoire. Peut-être ne s'était-on jamais trouvé précédemment devant un tel basculement de la représentation vers présentation pure &endash; si ce n'est dans l'imago, les masques mortuaires, les embaumements. Or, cette caractéristique est solidaire du fait que la photographie atteste sans réfutation possible la présence de ce qui a été là, et qui s'est absenté. La photographie donne à voir la présence par défaut de ce qui est mort, ou au moins de l'instant irrémédiablement en allé. Barthes encore : " dans la photographie, je ne puis jamais nier que la chose a été là. Il y a double position conjointe de réalité et de passé. Ce que je vois, c'est le réel à l'état passé : à la fois le passé et le réel. " Ce qu'illustre son abyssale remarque à propos de la photo, plus que centenaire d'un condamné à mort avant son exécution : il est mort, et il va mourir. À la fois imago du mort, et quasiment imago de l'instant d'avant la mort, ce qu'aucun masque mortuaire jamais ne donna. Ces deux traits (d'empreinte, et de trace du passé) confèrent à toutes les photographies, de façon éminente, et radicale, le caractère d'images. Par eux, les photographies se singularisent parmi toutes les autres sortes de figures : peintures, tailles, mimes. Les photographies sont, en un sens, les premières images véritables. Même si le terme d'image leur est antérieur de beaucoup. Après tout, il n'est pas impossible que le terme ait précédé la chose : peut-être avait-on l'idée d'image avant de disposer d'images effectives. L'image photographique serait venue accomplir un processus dont le concept d'image avait accompagné la marche : ici, comme peut-être ailleurs, l'invention technique aurait répondu programme exprimé dans la notion qui la précédait.

la suite, et ce qui s'en induit pour le théâtre, p 114 de

"Le théâtre est-il nécessaire?"

Circé / penser le théâtre - 1997