Toutes les fois qu’elle vient me voir, elle veut me raconter une histoire.


« Il était une fois un homme, ils étaient deux et le troisième c’était un cheval. »

Cette histoire-là, c’est toute ta jeunesse, celle où tu pleurais de rire en découvrant l’imparable absurdité du monde. Tu allais de salle en salle voir jouer les pièces de Ionesco. Béranger, le Roi, la Cantatrice te transportaient de joie. Tu répétais « Tiens, il est neuf heures. Nous avons mangé de la soupe, du poisson, des pommes de terre au lard, de la salade anglaise. Les enfants ont bu de l’eau anglaise. » et tu souriais. Aux anges. Puis tu rentrais chez toi, consolé que d’autres aient écrit ça, comme ça. Et que d’autres aient ri comme toi à ça. Avec tes amis, tu ne passais pas des heures à discuter de la pièce, juste tu savais que ce savoir de l’absurde vous liait, que ça ne s’oublierait pas et qu’un jour de grand vent, ça vous tiendrait debout.

Tu aimais les histoires. Tu aimes toujours les histoires, surtout celles qu’on dit sans queue ni tête. Comme l’alouette, gentille alouette, qu’on aura plumée.

Tu ouvres la radio. Tu entends :
C’est un cheval. Y‘a un cheval, il entre dans un bar et il demande au barman une bière pression ; le barman, il le sert le cheval ; il boit, … et puis il commande un whisky, il s’enfile son verre et après il demande de l’arak, il boit, et puis une vodka,… et puis une autre bière et… [1]
Et là, toi tu restes là, un pied en l’air, l’oreille tendue. La suite ? Y‘a pas de suite. C’est Grossman. C’est Grossman qui est fou de douleur parce que la guerre lui a fauché son fils. Alors il raconte des histoires. Des histoires à mourir de rire.

Tu laisses passer un ange. Ou deux. Ça ne fait pas un pli. D’autres guerres en profitent pour éclater. Toutes sorte de guerres. Partout, même ici.

La guerre ça rime bien avec l’absurde. La guerre, ça n’empêche pas d’aimer les histoires. D’en redemander même.
C’est alors que passe dans ton ciel une hirondelle. Une hirondelle à plier. L’hirondelle de Margret. Margret Kreidl.

Toutes les fois qu’elle vient me voir, elle raconte une histoire. Je connais déjà son histoire, mais elle ne cesse de me la raconter.
Il était une fois une femme. C’est aussi l’histoire de deux femmes. Mais toute cette histoire commence par une jeune fille.


(Tu te sens immédiatement chez toi dans cette histoire-là. )

Toujours la même histoire. Toujours elle raconte la même histoire. Puis elle remballe ses plumes et s’en va.
De plumes, on se nourrit,
de cet oiseau on s’honore
houch houch le plus beau buisson se défeuille.
Un, deux, trois, quatre, cinq. Trois, quatre, cinq. Sept, huit, dix.
Dix-huit mille.
Doigt, pouce, silence, crache dans tes souliers.
Pomme, poire, détonation, donne-moi un baiser.
Œuf et tartine beurrée, assomme l’oiseau.

 [2]

Tu demandes : « Ça va continuer comme ça ? » Oui, ça va continuer comme ça.

Toutes les fois qu’elle vient me voir, elle veut me raconter une histoire. Je vais te raconter une histoire. Il était une fois une femme, elle avait deux filles. Donc c’est l’histoire de deux sœurs. La belle porte une robe de papier et mange du pain dur. Au milieu de l’hiver, elle est obligée d’aller chercher des fraises. Il fait très froid, mais tous les jours elle sort, balaie la neige de la prairie, cueille des fraises et les rapporte à la maison. La méchante mange toutes les fraises. J’embellis et grandis de jour en jour. Chaque fois elle me raconte la même histoire.

 [3]

Tu n’en sors pas. Mais as-tu vraiment envie d’en sortir ?

C’est une boucle, tu es dans une espèce de boucle. Il y a quelque chose de faux, mais tu ne sais pas quoi. Tu n’en sors plus. Ce n’est pas ta faute. Ça va durer longtemps. Tu ne sais pas quel âge tu as. As-tu 14 ou 42 ans, 16 ou 48 ans, as-tu 30 ans ?

 [4]

Ce n’est pas une histoire à raconter, ce n’est pas une histoire à comprendre, c’est une histoire à traverser, les yeux grands fermés, les oreilles frémissantes.

Toutes les fois qu’elle vient me voir, elle me raconte une histoire. Je connais son histoire, mais elle ne cesse de la raconter. Dans un château loin à l’Ouest vit une femme, elle a deux filles, une grande fille et une petite fille. Toutes deux ont des visages de filles, mais des pieds et des ailes d’oiseau. Les filles chantent très bien, mais ne savent pas voler.

 [5]

Tu lis. Tu suis la courbe des mots, le vol des sons. Tu te laisses emporter. C’est qu’elle en connait un rayon, la Margret ! Question histoires, je veux dire. Question oiseaux aussi.

Houit hi lih tou i tli é ih tiéht tiéht tli o ii tsi ih tsviipp tiiip tiiip tiiip tviht hididi ti li tsir loui ti trié il tuli tsivu tsri tsri tsri tsière di iuh du hu hi hi lih li li li. Gracieux lori. Lori des montagnes bleues. Loriquet d’Arfak.Loriquet orné. Lori croquet à croupion bleu. Lori flammé. Loriquet à tête bleue. Loin des dames à plumage doré.

 [6]

Des fois, la Margret, elle suspend l’histoire. Elle fait des listes comme pour se planter toute droite dans le sol.

la tête rouge de l’oie à tête rouge
le front bleu de l’amazone à front bleu
les sourcils blancs de la mésange à sourcils blancs
les yeux jaunes du garrat à yeux jaunes
les joues grises de la grive à joues grises
le bec noir du coulicou à bec noir
le cou rouge de la bernache à cou rouge
la gorge brune du gorge-brun
la nuque noire de la glaréole à nuque noire
les ailes blanches de l’alouette à ailes blanches
la queue rouge de la buse à queue rouge
le ventre jaune du bruant à ventre jaune
les pattes vertes du chevalier à cuisses vertes
les pieds bleus du fou à pieds bleus

 [7]

Elle pose quelques questions essentielles.

Qui aime les enfants ?
Que voit un aveugle ?
Quand le lilas fleurit-il
Combien d’oignons ?
Pourquoi Mélusine pleure-t-elle ?
Comment s’appelle ce tableau ?
Où me suis-je arrêtée ?

Elle pense à s’occuper.

Regarder par la fenêtre
Ne pas faire signe
Penser à un arbre
Ne pas chanter
Boire un verre de lait
Ne pas trembler
Aimer une hirondelle

 [8]

Toi, tu regardes, tu écoutes, tu savoures. Une histoire, encore une histoire. Une autre encore. Pour la route. Ou ce qu’il en reste.

Toutes les fois qu’elle vient me voir, elle me raconte une histoire. Je connais déjà cette histoire, mais elle ne cesse de la raconter. Je vais te raconter une histoire, dit-elle. Donc il était une fois il y a longtemps. Puis elle me raconte toute l’histoire, de l’œuf jusqu’à la pomme. Toujours la même histoire. Puis elle emballe la pomme et s’en va.

 [9]

José Morel Cinq-Mars


Plier une hirondelle, Margret Kreidl, magnifiquement traduit par François Mathieu, éditions Les Inaperçus, 2020.

9 décembre 2020
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