Victor Segalen | René Leys

Chou Ling : Illustration de René Leys



L’œuvre de Segalen est singulière. En raison de ses sujets et des formes multiples et variées qu’elle élabore. Explorateur des lointains - Polynésie et Chine pour l’essentiel -, il n’en reste pas moins poète au sens où prime sur la réalité du monde observé la voix par l’intermédiaire de laquelle le monde qu’il dépeint ne sera pas seulement fixé mais libéré. Segalen est artiste et artiste radical en ce sens qu’il postule que ce n’est que par l’intermédiaire de l’œuvre que le monde accèdera à l’existence. Une existence singulière, ambigüe, mystérieuse, en laquelle il faut croire pour espérer la voir, la saisir, la pénétrer. Rien ne semble plus étranger à cet auteur que l’idée d’une connaissance immédiate. Instruit, cultivé, Segalen l’est et ses connaissances l’aident à appréhender les univers qu’il découvre, mais pour autant il n’a pas la naïveté de croire que c’est par elles qu’il accédera à l’expérience qu’il semble guetter. Fasciné par des civilisations millénaires, Segalen semble à la recherche d’un lieu où se croiseront l’héritage du passé - la tradition - et le surgissement d’une nouveauté radicale - ce qu’il nomme exotisme. En un mot l’actualisation d’une origine et d’une différence [1]
Si l’auteur de Stèles était spiritualiste, il ne serait peut-être pas très loin d’être ésotérique ; or la révélation qu’il appelle de ses vœux ne dépend pas du décodage d’une réalité secrète mais d’une expérience esthétique. Il y a chez Segalen, et notamment dans René Leys, une poétique de l’indécidabilité qui fait qu’on ne peut jamais savoir si la chose de l’art existe ou n’existe pas. Ambiguïté dont elle tire son pouvoir. Si l’on sait que les Peintures de Segalen n’existent pas parce qu’il nous le dit (ce qui n’empêche pas le lecteur de les voir), c’est au lecteur qu’il appartiendra de dire si la Chine de René Leys est vraie ou fausse, ou plus certainement ni vraie ni fausse - ce que doit pouvoir signifier, entre autres choses, l’adjectif littéraire.

René Leys est un roman que Segalen qualifie de « vécu ». Son action se situe à Pékin en 1911, ainsi qu’il le signale d’emblée. Sa rédaction semble s’étaler de 1913 à 1916, s’inspirant de cahiers tenus antérieurement lors de ses séjours à Pékin. Roman-journal en quelque sorte, empruntant au genre sa progression chronologique (même si elle est immédiatement masquée) et puisant dans le réel une bonne part de son intrigue (révolution chinoise, conspiration...). Son personnage principal s’inspire d’un être bien réel, Maurice Roy. Pour autant vécu ne veut pas seulement dire ici autobiographique. Segalen exprime de fortes réserves à l’égard du genre romanesque qu’il juge paresseux et le fait qu’il veuille arrimer son histoire au réel est un moyen de résister aux facilités du genre. Il n’en reste pas moins qu’il donne une tournure policière à son ouvrage - concession -, même si, comme je l’ai évoqué plus haut, il ne construit d’un côté (solidité des faits) que pour mieux déconstruire d’un autre (pouvoir fallacieux de la parole).
De plus, ce qui ne manque pas d’être singulier, bien que le procédé ait été depuis très largement imité, c’est que Segalen expose son projet d’écriture et qu’en un sens ce qu’il nous donne à lire n’est rien d’autre qu’un livre potentiel dont il dénigre le résultat. Il l’appelle ainsi « le livre qui ne fut pas » en raison du caractère déceptif de son histoire mais aussi de son ambiguïté fondamentale. Ce qui ne l’empêchera pas de reprendre son manuscrit en Bretagne avant que la mort ne mette un terme à sa finalisation (mais le texte est achevé, quand bien même un auteur peut toujours reprendre une chose ou une autre).

Poète du mystère, Segalen est fasciné par la Chine et le mode de vie de ses habitants, ce qui ne l’empêche pas d’être critique et nullement idolâtre. Plus particulièrement par la Cité interdite dont en tant que narrateur il cherche à s’instruire des secrets soigneusement cultivés : politiques comme d’alcôve. Il écrit à propos de son roman hypothétique : « Mieux qu’un récit imaginaire, il aurait eu à chacun de ses bonds dans le réel l’emprise de toute la magie enclose dans ces murs, ... où je n’entrerai pas. » On appréciera le geste virtualisant qui tend à vider l’ouvrage que l’on tient en main d’une partie de sa consistance pour y introduire une part de rêve, de magie, de fumée. Mystère commun au réel et à la poésie, au réel en tant qu’il suscite le poème et au poème en tant qu’il franchit allègrement les limites de l’écrit pour se perdre dans le domaine de la pensée. Segalen n’est pas à proprement parler un théoricien - il ébauchera un essai sur l’exotisme et un autre sur le mystérieux, avancera des intuitions sur le renouveau du roman, toutefois sans jamais aller très loin - mais il affectionne cette forme qu’il nomme "Essai", et dans laquelle il voit non seulement une forme libre se renouvelant à mesure qu’elle prend corps mais également dépourvue de l’anecdote ou des commérages qu’il tient pour caractéristiques du roman. Il parle d’un germe qui se développerait jusqu’à former un grand œuvre. Ce rêve, Segalen ne l’a pas vraiment accompli, mais peut-être que Proust a réalisé cette chose dont Segalen eut l’intuition : un roman-essai démesuré à la fois narratif et spéculatif et ne cessant de muter à mesurer que ses progrès l’exigent, qui plus est projetant toujours l’image de ce qu’il deviendra (ainsi de la Recherche qui promet de commencer au moment où elle se termine).

René Leys est pour une bonne part le portrait d’un jeune européen ayant subtilement introduit les milieux chinois les plus fermés. Le narrateur, voyageur français désœuvré résidant momentanément à Pékin, ne cache pas son admiration pour celui qui est accessoirement son professeur de chinois, plus fondamentalement son intercesseur auprès des réalités qui se dérobent. Grâce à lui le monde caché des Palais prendra consistance et, tel un détective, le narrateur collectionnera les indices devant finir pour prouver l’existence de ce qui se trame derrière les murs d’enceinte de la Cité interdite. De nombreux dialoguent irriguent ce texte qui est essentiellement un essai sur le pouvoir des mots et la puissance d’ensorcellement de la parole en tant que chant émanant d’un être physique. Le narrateur semble amoureux de celui qui deviendra son jeune hôte, ce qui ne peut que le disposer à tout accueillir de ce qui vient de son jeune protégé. Jusqu’à la première déception, où Leys apparaît comme vénal aux yeux du narrateur quand il justifie ses visites auprès de l’Impératrice en invoquant sa situation financière, laquelle dépend effectivement d’Elle. Mais l’essentiel reste à venir.

Il est des moments où le monde change de forme, de couleur. C’est alors qu’il se désagrège ou se pare d’un éclat factice. Tout serait-il faux ? Tout était donc feint ? Qu’est-ce qui est le plus grave, de se leurrer soi-même, d’être trompé par quelqu’un ou bien de vouloir croire à un monde qui n’est plus, celui de la Chine impériale à l’heure de la révolution ?
L’hypothèse émise par le narrateur à la fin du livre est saisissante. La tromperie dont il a été l’objet - en admettant qu’elle soit réelle - n’aurait été que l’expression de son propre désir. Leys n’a pas voulu le décevoir, il aura donné corps à toutes ses projections - ou presque - mais sans que rien de tout cela ne soit vrai. Le jeune fils d’épicier a-t-il vraiment réussi socialement ou bien n’est-il, ce que prétend un personnage secondaire, qu’un fieffé noceur ? A-t-il fini par honorer la concubine que le Régent lui a offerte ou bien ne fréquente-t-il que des prostituées (il y a un mystère autour de sa sexualité comme si celle-ci pouvait révéler le chiffre d’une énigme qui le dépasse) ? Questions peut-être vaines. Sait-on seulement ce qu’est le réel ? Une perception doublée d’un sentiment ? Et si ce sentiment s’appuyait sur du vide ? Et si cette perception n’était elle-même qu’un spectacle ?

Le monde de Segalen est spectaculaire au sens où il disait de ses Peintures qu’elles devaient être pour le lecteur un spectacle. Et quand dans une lettre il dit avoir pénétré la culture maorie grâce aux peintures de Gauguin retrouvées dans sa cahute après sa mort, que nous dit-il sinon que rien n’est plus réel à ses yeux que ce qui relève de l’art, de la vision, des impressions qui affectent et pénètrent le corps tout en l’exposant au dehors, retournement intérieur qui transcende le visible, quand bien même on soutiendrait que tout est surface. La mort de Leys, pour prendre cet exemple, est bien exempte de blessure : corps lisse, mystère sans profondeur, comme tel impénétrable. On rêve de révélation mais tout est là et c’est peut-être cela qui est le plus vertigineux. J’ai conscience de n’avoir pas dit grand-chose de Leys et même presque rien. L’essentiel, je crois, n’est pas dans l’histoire. Il est dans la peinture et les impressions qu’elle suggère, quelque chose qui se donne aux sens et qui leur échappe fondamentalement. Un charme, un envoûtement, une écriture. Ce qui s’évanouit, voilà ce qui persiste, ce qui demeure. Une réalité sans mystère n’a pas d’avenir. La poésie de Segalen échoue volontairement à nous présenter un monde tangible pour qu’on ne l’oublie pas. Faute d’être sûr de l’avoir vu, touché, aimé, on repense au monde qu’il a esquissé comme à un amour éphémère ou impossible. Le mystère est une forme de hantise. On devient mystérieux à force d’être hanté, c’est vrai d’une œuvre comme d’un lieu ou d’une personnalité. Comme diront les surréalistes : dis-moi qui te hante, je te dirai qui tu es.

Pascal Gibourg

7 novembre 2021
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[1Dans un beau livre consacré à Segalen, L’origine et la distance, Christian Doumet a exprimé une pensée de l’origine dont nous nous rapprochons ici. Il écrit : « L’archè est justement le terme où se concilient la nouveauté absolue et l’écoulement d’une transmission. »