Zone bleue (10 310)

Deux voix de femme, une voix d’homme — « Vous savez, nous sommes nés dans cette forêt. Notre peuple s’est constitué au fil des siècles, dans l’espoir d’une vie meilleure. Nous avons érigé des charpentes, fondé des familles. Nous nous sommes multipliées, pour coloniser de nouvelles aires de la Zone… près des puits, le long des murs d’enceinte, àcôté des grandes maisons. Tout cela a été détruit, il y a longtemps.

Nous vivons maintenant au plus profond des bois. Làoù l’énergie est la plus forte. Nous dormons rarement plus de deux nuits au même endroit, parfois même dans les branches. Les gens disent que nous sommes des saints. D’autres, des sauvages. Mais nous savons écrire. Nous taillons les arbres. Nous enterrons nos morts.

Lorsque la lumière tombe, nous allumons de grands brasiers, et les images nous viennent. Nous voyons l’histoire passée. Nous voyons l’histoire future. Certains viennent ici nous écouter. D’autres ne nous écoutent pas.

Sous cette forêt, repose une lumière aux pouvoirs illimités. La source de tous les biens et de tous les maux, enterrée au fond d’un puits, pour se prémunir de sa force.
Mais un jour une femme est venue là. Une femme forte. Elle avait traversé les montagnes, traversé les fleuves et les mers. Elle s’est glissée entre deux arbres. Elle s’est allongée près de nous. Elle a couché là. Son corps était rond et chaud comme une lune.
"Nous ne sommes pas condamnés àvivre ainsi, disait-elle. Personne n’est condamné àvivre ainsi."
Elle s’est baignée dans les ruisseaux, toujours plus forte.
“Je sais que ce sanctuaire est très ancien, disait-elle. Son énergie est bonne, elle est faite pour nous consoler.â€
Et les gens se sont allongés dans l’eau, tout autour d’elle. Près des trous, au bord des puits, elle parlait aux plantes, aux arbres. Elle célébrait les dieux terribles du sous-sol, les bras levés.
Le soleil est sous nos pieds, disait-elle, nous allons le faire germer.
Certains se sont alors mis àgratter le sol, àcouper les arbres. Ils ont découvert une porte. Une porte qui ouvrait sur une galerie, et la galerie sur un gouffre. La femme leur a crié : “C’est là.â€
Et ils sont rentrés, les uns derrière les autres. Ils sont entrés sans réfléchir. Nous entendions leur chant, qui résonnait au fond de la terre.
C’est alors que nous avons refermé la porte derrière eux, et rebouché le trou.

Depuis, lorsque les nuits sont calmes, nous venons poser notre oreille par terre. Ont-ils trouvé le rayon bleu ? Sont-ils plus forts ? Ou sont-ils morts ? Morts de ne pas nous avoir écoutés. Morts de ne pas avoir écouté la vraie parole. Morts d’avoir enfreint l’ordre le plus sacré. Mort d’avoir ouvert le sol et d’être descendu. »

16 août 2021
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