Florent Perrier | A la virgule près (Jean-Luc Nancy, Le poids d’une pensée, l’approche)

Florent Perrier nous a déjà confié un texte sur Jean-Michel Palmier à l’occasion de la parution posthume de Walter Benjamin, Le chiffonnier, l’Ange et le Petit Bossu, occasion de rappeler le dossier Jean-Michel Palmier ouvert par remue.net.

Participant aux éditions La Phocide, on a pu l’entendre échanger avec Éric Vigne lors d’une précédente rencontre remue.net.

Les éditions de La Phocide ont publié en 2008 Le Poids d’une pensée, l’approche de Jean-Luc Nancy. Nous en avons parlé ici.

Le lundi 17 novembre 2008, Laurent Evrard et Martin Arnold dans leur librairie Le Livre à Tours ont invité Jean-Luc Nancy, Andrea Potesta et Florent Perrier à dialoguer autour de ce livre. Florent Perrier nous a confié l’introduction qu’il a rédigée à l’occasion de cette rencontre. (SR)




A la virgule près
(Jean-Luc Nancy, Le poids d’une pensée, l’approche)




Si la pensée a du poids et qu’elle procède de l’approche, c’est qu’elle vient, à force de gravité, à toucher. Il y a là une inclination, ou une inclinaison, comme une pente naturelle dont Jean-Luc Nancy, dans ce recueil de textes notamment, expose toute la dynamique sans jamais succomber pourtant à l’attraction de coller, d’adhérer par sa pensée à cette disposition, mais en maintenant au contraire, dynamique elle aussi, c’est-à-dire mouvante aussi bien que vigilante, réactive, une distance nécessaire, un écart, une forme de dénuement vierge des lourdeurs assénées par le discours, le dénuement d’une pensée dérobée à toute sujétion et non pas abandonnée à une légèreté factice, mais libre de peser sans imposer, par touches accumulées dont chaque avancée creuse comme l’écart infime d’une rencontre à la limite, à même la limite, de la vérité — rencontre amicale pour une vérité fraternelle, confraternelle.

Revenant au Livre [1] et à l’ouvrage, à sa construction même, nous voudrions exposer combien cette distance, cet écart, cette forme de dénuement y sont comme préservés, à la virgule près.
Cela selon quatre points saillants : autant d’interrogations, de sollicitations tournées vers et adressées à Jean-Luc Nancy : la virgule, le laps, les scènes, les images.

* virgule

D’abord publié en 1991, Le poids d’une pensée, ce recueil de textes aujourd’hui épuisé, a été proposé par Jean-Luc Nancy à Andrea Potesta [2], avec pour premier ajout l’article « L’approche » et à l’exception de « Péan pour Aphrodite », aujourd’hui rattaché à « La Naissance des seins ».
Un volume recomposé dont le titre atteste désormais les changements : Le poids d’une pensée, l’approche. Au cours du travail de relecture, nous avons suggéré à Jean-Luc Nancy d’ajouter en outre son magnifique texte « Rives, bords, limites (de la singularité) » et nous souhaiterions montrer que si après son accord, le titre du recueil n’en fut pas pour autant changé à nouveau, c’est aussi que les rives, les bords, les limites (de la singularité) sont, à la virgule près, ce qui, dans l’approche, résiste au poids de la pensée pour ne s’ouvrir qu’à sa pointe, à son éclat : sa fulgurance.
Le poids d’une pensée, l’approche : le poids d’une pensée conjointement à l’approche, mais entre les deux cette virgule comme l’esquisse d’une rive, d’un bord, d’une limite : de ce qui vient résister un instant, un laps de temps, à la jointure ou au jointement, à la soudure comme à l’accolement : une virgule ici posée non comme un cataplasme de vulnéraires, mais tel un corps étranger qui s’oppose à la fermeture, à la cicatrisation, au comblement : une virgule comme cette pente contraire au poids de la pensée et qui, discord, divergence ou bifurcation, en relance pourtant le geste, le mouvement, pour que nulle approche ne vienne à achopper à un point d’ancrage ou de fixation mais qu’elle navigue plutôt incessamment, tirant des bords pour ne pas accoster mais pour préserver, à la virgule près, la possibilité d’un écart ou d’un jeu : l’écart ou le jeu d’une singularité plurielle.

* laps

Il y aurait donc chez Jean-Luc Nancy, à la virgule près, un entre-deux ménagé, préservé : un entre-deux vies (la syncope), une entre-deux eaux (l’étal), un no man’s land comme ce lieu autre du limes ou de l’utopie — « un hors-lieu qui travaille au cœur du réel, non pas pour le crever et pour le néantiser, mais au contraire pour dégager l’espace de sa pulsation, le jeu d’un jointement qui ne se laisse pas souder parce qu’il doit faire partage et relance du sens [3] » —, soit cette figure de l’écart où l’équilibre est non pas figé, assigné, mais où le déséquilibre est plutôt suspendu un instant, le temps d’un laps — ce court espace de temps avant que la parole n’en vienne à chuter, à glisser ou à s’écouler subitement (lapsus), avant que le corps ne tombe ou ne s’affaisse brutalement (collapsus), avant que de retomber (relaps) dans l’écart, l’hérésie relancée. Laps, espace-temps : l’espace d’un temps, juste le temps de cet espace pour frayer un passage, faire advenir une respiration, un intervalle, maintenir ouvert l’interstice où viennent à s’offrir, in extremis, les possibles — ceux de l’art par exemple « suspendu dans cet “entre-deux” de la dialectique révélante » (50), les « œuvres des Muses », ces fruits « présentés, exposés sur un plateau […] détachés de leur arbre […] suspendus […] entre deux vies » (58). Pas de maturité ni de mûrissement menés à terme, mais un détachement précoce, un écartement du présent, l’entre-deux d’une chute maintenue pendante, laps où « le temps lui-même est espace. Espace de temps : ouverture d’un topos au présent » (87) et Jean-Luc Nancy de préciser encore : « Tout passe dans le temps, sauf le temps lui-même. C’est donc bien le temps “lui-même” qu’il faut espacer, écarter, ébranler. L’ouvrir et se glisser en lui d’un va-et-vient. A tout instant. » (88) Laps avant la bascule du temps, avant que l’espace ne le renferme et l’enclose : trouées intempestives, clairières ajourées, scènes d’exposition au passage, pour un passage à découvert, à vue comme à vif, le temps d’une impression fugitive mais cependant présente au regard tactile — persistance du passager.

* scènes

« On ne détermine pas la finalité d’un lieu » écrit Jean-Luc Nancy — « On peut seulement laisser un lieu se disposer pour ses possibles. On peut donner lieu au lieu. Cela se nomme habiter ou contempler. » (116) Ces possibles, autant de scènes provisoires : éclaircies exposées au passage d’une présence soudain alourdie des photons qui la font voir fugitivement dans l’orbe de cet espace et avant sa rétractation dans l’ombre — scènes philosophiques, littéraires, photographiques, théâtrales ou chorégraphiques : espaces de traversée pour le poids d’une pensée alors mise à nue, mais cependant alourdie de son exposition même et qui pesant de cette pointe ainsi appuyée, soulignée, en vient — à force de pesanteur — à tendre la membrane du lieu, à la distendre et l’élonger au point de la trouer, crever, percer, de passer au travers, car ce qui pèse pousse aussi, puis perce — et perçant se dérobe au fondement de cette pesanteur là : chute, échappée, déséquilibre ainsi prorogé, le temps d’un poids retrouvé, l’instant d’une gravité repensée. Des scènes en cataracte donc (le lac dans « L’approche », le partage des voix dans « Vox clamans in deserto »), non pour asséner, mais pour les images seules qu’elles mettent en lumière et permettent : pour ces instantanés données à voir le temps d’une ouverture, surexposée ou sous-exposée — opacité à force de lumière qu’il reste à traverser, à révéler sans fixer : ouverture surannée pour une évanescence d’images pourtant immarcescibles : images en reste, reste d’images.

* images

Jean-Luc Nancy l’indique entre parenthèses : « (ce livre aimerait être tout entier un livre d’images) » (18). Retenons-en une pour finir : non pas le « tronc de l’arbre » (7) de la Préface inédite ou le « sapin isolé » de « L’approche » (112), non pas la glycine en bourgeons derrière « Georges » (96) ou les iris des Boutards (65), non pas « la pré-venance de la fleur dans le fruit » (110) dans « Naître à la présence » mais, revenant à « L’approche » comme à la virgule près, l’herbe sensitive de Descartes, cette mimeuse pudique « qui se rétracte lorsqu’on la touche ». Images de toute une botanique chez Jean-Luc Nancy, une botanique du détachement, c’est-à-dire de la dissémination, de proche en proche, mais encore de la contraction, de la rétractation lorsque le déploiement se conjugue au retrait, à l’écart au moment du toucher, à son approche : « Mais le toucher se rétracte : c’est le tact même. Il ne pénètre pas, il ne dérange rien de la surface à laquelle il se fait tangent. Mais en touchant, en y touchant, en se faisant tangent, il rétracte ses bords comme fait le mimosa, la plante mimétique qui se rétracte lorsqu’on la touche. » (119) Contraction, rétractation qui sont aussi celles de ce livre-sensitive, Le poids d’une pensée, l’approche ; densité de la pensée qui, à la virgule près, repousse les bords, se ramasse et se dresse pour passer outre, outrepasser les limites d’une approche pesante et discursive au profit de son écart même — un livre qui se dérobe et se dérobant nous entraîne à sa suite, dans son mouvement même : flux et reflux de notre dénuement ici saisi sans trêve, radicalement.


Florent Perrier

7 mai 2009
T T+

[1C’est-à-dire à Laurent Evrard et à Martin Arnold qui nous accueillèrent avec une générosité grande et un soutien de poids, pour oser cette bizarre expression qui convient également à la générosité, grande elle aussi, de Jean-Luc Nancy pour La Phocide.

[2A l’initiative de La Phocide.

[3Jean-Luc Nancy, « Au lieu de l’utopie », dans Les utopies et leurs représentations (coll.). Quimper, le Quartier, 2000, p. 23.