1/ Introduction : Olivier Steiner
Quand Jérémy Patinier m’a parlé de ce livre pour le Refuge, quand il m’a demandé si je voulais m’en occuper, j’ai d’abord pensé à ma pomme et je me suis dit que c’était une aubaine, une belle occasion d’enfin sortir d’une certaine solitude. Cela étant dit j’ai mis un peu de temps avant d’accepter la main tendue, une ribambelle de scrupules ralentissait mon élan. J’ai en horreur la charité ostentatoire, l’empathie compassionnelle, la mélasse des bons sentiments, bref la chose caritative trop consciente d’elle-même. Et puis soyons sérieux, des ateliers d’écriture ? Avec les jeunes du Refuge ? Allais-je sans rougir me pencher sur eux, la bouche en cœur, pour leur parler de Proust, de Duras ou de Guibert, comme si c’était ce dont ils avaient besoin, ce dont ils manquaient ? Ils n’ont pas de pain alors qu’ils mangent de la brioche ? Je tournais tout cela dans ma tête et je me préparais à dire non, non les écrivains ne peuvent pas se réunir, comme ça, pour la bonne cause, en spectacle. Non, je ne voulais pas de ça.
Puis je les ai rencontré, ces jeunes, et j’ai mis des prénoms sur des visages. J’ai vu des sujets là où j’imaginais des objets. Et ils m’ont plu, ces gamins, ils m’ont séduit. Je m’attendais à voir des êtres cabossés, en souffrance, victimes. J’ai vu de jeunes adultes – ils ont entre 18 et 25 ans – des garçons, des filles, des garçons-filles et des filles-garçons, pleins de morgue et de vitalité. Bien sûr, ils ont vécu des choses horribles, si je racontais tout ce que je sais je ferais pleurer dans les chaumières : imaginez le pire, c’est à peu près ça, en plus réel. Bien sûr, ils sont dans des situations et des stratégies de survie – il pansent à peine leurs plaies – certains n’ont même pas de papiers et d’autres apprennent le français. Bien sûr le contexte est rude, l’avenir incertain, mais ce que j’ai perçu, ce qui m’étonne encore, qui me surprend, comme une claque, c’est leur énergie, leur jeunesse et leur allure, sans mièvrerie, leur humour et même leurs petites méchancetés, délicieuses petites méchancetés. Le sel de la vie, le prodigieux instinct de survie… Il ne m’aura fallu qu’une rencontre pour dire oui, un grand oui, oui on fera ce livre, oui on fera tout pour bien le vendre, puisque tous les bénéfices seront reversés à l’association et donc aux jeunes, ceux qui sont déjà là et ceux qui arrivent, qui attendent qu’une place se libère, à la bonne heure. Ce livre, on l’appellera Les lucioles, clin d’oeil à Pasolini, à Georges Didi-Huberman, à Vincent Dieutre, à Eva Truffaut...
Dans un article paru en février 75 et intitulé « Le vide du pouvoir en Italie », Pasolini annonçait une catastrophe, celle de la naissance d’un nouveau fascisme paralysant, aveuglant, issu de la société de consommation et des « mass-média », se nourrissant d’ignorance, de peur et de confusion. Dans cet article de tragédie morale et personnelle, Pasolini, pour illustrer son propos, racontait la disparition des lucioles (à cause de la pollution) dans les campagnes italiennes. Pasolini, à cette époque, qui est aussi l’époque de son film Salo, n’avait plus d’espoir et que celui qui n’a jamais désespéré lui jette la première pierre. Comme s’il prophétisait son assassinat à venir, Pasolini décrétait la fin de l’espérance politique.
J’ai trop de respect et d’admiration pour Pasolini pour oser lui répondre sur le même terrain. De plus il serait hasardeux de comparer l’Italie de la fin des années 70 avec la France des années 2010. Ce que je veux croire en revanche, ce que je crois avoir entraperçu au Refuge, même si la nuit est bien noire et bien épaisse, c’est qu’il existe encore quelques lucioles, quelques petites lumières dans les ténèbres. Il y a de nouvelles générations de lucioles, elles survivent, clignotent, s’appellent Sitan, Damien, Mehdi, Michel, Arthur, Samuel, Trésor, Javanshir, etc. Elles viennent de Normandie, de banlieue, du Mali ou d’Azerbaïdjan, elles sont plein d’espoir et n’aspirent qu’à une chose, avoir elles aussi le droit de voleter et de briller. Et vous savez pourquoi les lucioles s’allument dans la nuit ? Pas pour nous offrir un beau spectacle, pour nous émerveiller, nous attendrir ou nous faire écrire, elles s’allument pour faire l’amour, envoient des signaux pour s’accoupler : c’est une parade nuptiale, c’est leur façon de se reconnaître entre elles.
Ces ateliers d’écriture, je les ai commencés seul, au radar, sans cadre défini, comme on prend un train en marche. J’ai trouvé un rythme de croisière, chaque samedi de nouveaux jeunes arrivaient et des têtes disparaissaient. J’ai décidé d’inviter à chaque séance un auteur, un témoin différent. L’idée était d’incarner non pas la littérature, cette grande dame avec un grand L, mais de partager l’écriture en train de se faire... Il serait fastidieux de citer ici tous les auteurs invités en un an, de Laurence Tardieu à Edouard Louis la liste est longue et grande la communauté. Je les remercie tous du fond du coeur. Merci pour leur(s) présence(s), le temps qu’ils ont bien voulu donner, merci pour les textes offerts. Petit à petit, naturellement, c’est une petite communauté qui s’est dessinée, une « communauté inavouable », un certain goût pour la vie commune, des moments d’utopie. Oui, l’utopie peut ne pas rimer avec mièvrerie.
Quoi qu’ils disent les jeunes n’ont aucun mal à écrire, et peu importe les fautes d’orthographe, elles sont anodines les fautes d’orthographe ou de syntaxe. A la fin de l’atelier chacun lisait son texte à voix haute, c’était à chaque fois le moment des rires et de l’émotion. Car ils écrivent bien, ces petits cons ! Et ils ne le savent pas. Ils écrivent bien parce qu’ils ne se regardent pas écrire, il n’y pas d’enjeu, pas de vouloir bien dire, leur moi ne fait pas interférence, il y a juste le besoin de dire certaines choses, au plus près.
Je me méfie des discours empathiques sur les vertus thérapeutiques de la littérature. Pour moi ni l’écriture ni la lecture ne sont des médicaments, aussi parce que celui qui écrit ou lit n’est jamais un malade tandis qu’il écrit ou lit. La littérature partagée avec mes « lucioles », je l’ai toujours conçue comme un lieu de rencontre possible, un lieu proposé, un peu à l’écart du monde, une parenthèse. Ce que j’ai voulu leur dire c’est qu’il ne tenait qu’à eux de prendre un certain pouvoir, celui du stylo, dire « je », ne pas se censurer, ne pas s’interdire, écrire pour s’écrier, pour s’autoriser à être. J’ai essayé de leur montrer que ce stylo pouvait être une arme et une caresse, les deux en même temps. Certains n’étaient pas prêts pour entendre ce discours, d’autres n’avaient pas envie de l’entendre mais je sais qu’il s’en est trouvé quelques uns pour le recevoir. Je pense à Damien.
Quand j’ai fait la connaissance de Damien, 18 ans, il était le tout nouveau, le petit dernier, hébergé au Refuge depuis quelques heures. J’ai remarqué son silence, le fait qu’il ne se soit pas assis autour de la grande table, restant en retrait, près de la fenêtre. A la pause j’ai été le voir, je lui ai offert une clope et lui ai posé quelques questions. Il disait « vous, monsieur », comme un petit oiseau tombé du nid. Je lui dis qu’il pouvait me tutoyer, dire Olivier, il répondit en s’excusant, m’expliquant les yeux baissés que « vous c’est le respect ». Je ne sais plus comment nous en sommes arrivés là mais il m’a raconté qu’il avait un problème cardiaque, faisant de la tachycardie car « son coeur est trop gros ». Aussitôt j’entendis coeur gros, lourd, en avoir gros sur la patate, je poétisais dans ma tête, j’enjolivais, bêtement. Damien m’expliquait que son coeur était trop enflé, qu’il avait gonflé, qu’il devait faire attention. Je regardais son torse, discrètement, si mince, si fin, c’était plus fort que moi je me disais qu’il contenait peut-être tout le coeur, que Damien avait donc le coeur sous la peau, derrière les os, prêt à exploser. Damien m’apparaissait comme un gros coeur avec une tête posée dessus, deux jambes dessous, un sourire au milieu, des yeux mouillés. Mes élucubrations romantiques me faisaient honte. J’avais un livre dans les mains, Damien me demandait ce que c’était. « Mes mauvaises pensées » de Nina Bouraoui. Il dit qu’il ne connaissait pas, mais que le titre lui parlait, ça oui. Il demandait si c’était bien. J’essayais de lui raconter le livre, je n’y arrivais pas. Damien écoutait, sagement, concentré, je m’aperçus qu’il souriait et rougissait très facilement. D’un coup je demandais comment il était arrivé là. Il dit père mort, que sa mère l’avait jeté à la rue à 15 ans, plus d’école, ça s’était passé dans le Nord. Je dis : mais tu as 18 ans ? Qu’as-tu fait entre 15 et 18 ? Il dit qu’il était chez des mecs, le dernier le frappait, un bi de 40 ans violent, jaloux, possessif. Il dit que le mec l’avait beaucoup frappé samedi dernier, que cette fois-ci c’était trop, il était parti. Les poches vides et sans téléphone, il avait pris un train, il était arrivé à Paris, presque par hasard. Paris attire les solitudes et les lucioles, c’est connu, c’est la ville lumière. Il dit qu’il a marché toute la nuit, ne sachant pas où aller, qu’il s’est tailladé les bras sans parvenir à ouvrir les veines, pas très grave mais ça saignait beaucoup, et la tête tournait, ça bourdonnait dans les oreilles. Il a marché de Vincennes à Boulogne, je n’ai pas demandé pourquoi Vincennes, pourquoi Boulogne. Il dit qu’il avait les pieds en sang, qu’il se sentait comme s’il avait bu, alors qu’il n’avait pas bu. Il a arrêté une voiture de flics qui passait, la police a dit qu’elle ne pouvait rien faire. C’est là que la patronne d’un bistrot est venue à lui, elle l’avait remarqué sur un banc, elle le fit entrer, lui offrit quelque chose de chaud, de quoi désinfecter les bras. La patronne lui donna du fric pour louer une chambre d’hôtel, acheter une carte téléphonique et des tickets de métro. Elle lui donna enfin le numéro du Refuge en disant d’appeler le lendemain. Vous connaissez la suite. Damien est là depuis 5 jours. Il dit qu’au début il s’est senti comme un morceau de viande. Je demande si ça mieux, maintenant. Il dit que oui, qu’il a beaucoup de chance, « peut-être un ange gardien ». J’ai envie de lui dire que l’ange gardien c’est lui mais je me tais. La patronne du bistrot l’engage à l’essai, il va faire le barman. CDD mais si tout se passe bien CDI possible. Il dit qu’il commence demain à 8 heures, qu’il a acheté un réveil pour être à l’heure, qu’il a déjà révisé des recettes de cocktails trouvées sur le net. Il me demande si j’aime le mojito, il le fait très bien. Je demande l’adresse et le nom du bistrot. Je me dis intérieurement que la patronne est une juste, faudrait lui offrir des fleurs, un beau bouquet de roses roses. Je lui propose d’écrire, tu voudrais ? Son oui est spontané, grand sourire comme s’il n’attendait que ça, je suis surpris. Il dit qu’il écrit souvent sur des bouts de papier, que ça lui fait du bien, qu’après il les jette. Il ajoute qu’à la psy il n’a pas tout dit, il préfère tout dire sur des bouts de papier. Je demande s’il voudrait « tout dire », là, cet après-midi ? Il rougit encore et me prévient, il dit qu’il écrit mal. Je lui dis que je me contrefous des fautes, bien écrire n’est pas ne pas faire de fautes. Il dit : alors je pourrais dire ce que j’ai sur le coeur ? Je dis, voilà, c’est exactement ça, écrire ce que tu as sur le coeur. Il dit qu’il préfère s’isoler, demande s’il peut aller dans la rue et revenir. Bien sûr, prends ton temps, sens toi libre. « D’accord, j’y vais, vous avez un stylo à me prêter, et une autre cigarette ? » Il revient une petite heure plus tard, me donne son papier noirci, écriture d’enfant, lettres rondes et bouclées, appliquées, un peu penchées. Je lis et je suis bouleversé, je ne le montre pas. Il a mis un titre à son texte : « Les pieds en sang ». Je demande si les pieds vont mieux, maintenant. Il sourit et dit que oui, qu’il a encore des ampoules qui font mal mais que ça va bien mieux.
Oui, les ampoules de Damien ont disparu, Damien va mieux, il a même quitté le Refuge, il vit à Paris désormais. Bonne soirée.