Félix Fénéon

À la galerie Aller Simple, présentation de Félix Fénéon et lecture, par des membres du GEM, de l’audience de son procès. Parmi les trente inculpés, soupçonnés « d’association de malfaiteurs  », Fénéon était le seul accusé « de détention d’engins explosifs et de substance pouvant servir àles composer  ».
Lors de sa comparution, devant la cour d’assises de la Seine, ses échanges avec le juge Dayras sont bien connus ; ses reparties ont d’ailleurs contribué àla « légende  » du personnage. Pour qui ne le connaîtrait pas, la séance ressemble às’y méprendre àune représentation théâtrale. En réalité, Fénéon risquait des années de travaux forcés. Ceci dit, il avait demandé, lors de son transfert àla Conciergerie, l’autorisation pour deux de ses amies d’assister au procès. Au juge, estomaqué, qui avait rétorqué que tel n’était pas l’usage, il avait répondu : « On ne fait donc pas de service aux acteurs dans votre théâtre ? C’est cependant nous qui jouons les premiers rôles.  »

Fénéon, acteur majeur du monde artistique et littéraire de la fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle, est mieux connu du grand public depuis l’exposition Félix Fénéon – Les temps nouveaux, de Seurat àMatisse, au musée de l’Orangerie (d’octobre 2019 àjanvier 2020). L’hommage peut sembler tardif (soixante-quinze ans après la mort de Fénéon), mais ce dernier n’a eu de cesse de cultiver l’anonymat, de se tenir en retrait, de brouiller les pistes, d’aspirer « aux travaux indirects  », autant de caractéristiques qui – soit dit en passant – ont largement cessé d’être de mise.

Voilàun homme qui était capable d’assumer, en toute intégrité, une double, voire une triple existence, dans sa vie privée comme professionnelle : « ennemi d’État  » et employé modèle au ministère de la Guerre (« ses rapports étaient des façons de chefs-d’œuvre, nets, précis, d’une langue administrative parfaite  » aux dires de ses collègues interrogés par Octave Mirbeau après l’arrestation de Fénéon). Et ce n’est pas tout : antimilitariste, Fénéon occupait le poste de commis principal au bureau des exemptions.
Alfred Jarry l’a surnommé « celui qui silence  », et, d’après Guillaume Apollinaire, Fénéon « n’a jamais été très prodigue de sa prose  ». Effectivement, un seul livre est signé de son nom : Les impressionnistes en 1886, dont il a toujours refusé la réédition. On lui connaît une traduction, Catherine Morland, premier roman de Jane Austen, Northanger Abbey, traduit par Fénéon durant son incarcération. Mais en réalité, il n’a cessé d’écrire (15 collaborations àdes ouvrages collectifs, 14 préfaces dans le cadre d’expositions, pas moins de 331 textes disséminés dans des revues et des journaux). Difficile de s’y retrouver d’autant qu’il recourait souvent àdes pseudonymes : Élie (son second prénom), Élie-Manéon, Émile Hilde, Frédéric Moreau (héros de Flaubert), Porphyre (nom du juge dans Crime et châtiment de Dostoïevski), Ottoman Phellion, Gil de Bache (un pirate portugais), Hombre, Thérèse, Denise, Félicie – la liste est loin d’être exhaustive et en huit ans de Revue Blanche, Fénéon n’a signé que trois fois de son vrai nom.
Toulouse-Lautrec l’a surnommé « le bouddha  » (allusion àun bouillonnement intérieur sous des dehors imperturbables). Dans « La danse mauresque  » (Baraque de la Goulue), il l’a représenté àcôté d’Oscar Wilde – la silhouette longiligne de Fénéon parfois confondu avec celle de Valentin le Désossé (homme d’affaires le jour, danseur et contorsionniste la nuit). Ce fut le cas dans une guinguette de Saint-Fargeau, Bois de Boulogne des prolétaires situé sur les hauteurs de Belleville, où accompagné d’amis peintres et écrivains (Seurat, Signac, Alexis et Adam), une jeune mariée avait demandé àFénéon : « C’est pas toi qui faisait l’Engliche au Ba-Ta-Clan ?  »

Fénéon est le premier critique àpromouvoir les Å“uvres de Georges Seurat (leur relation interrompue par la mort du peintre, emporté par la phtisie à31 ans), de Paul Signac (qui a réalisé le portrait le plus célèbre de Fénéon, Opus 217), de Henri-Edmond Cross (autre adepte du néo-impressionnisme) et de Maximilien Luce (d’origine ouvrière, autodidacte, comme Fénéon incarcéré et jugé lors procès des Trente). Il ne cessera de les défendre, organisant des expositions et des ventes (dans les locaux de La Revue Blanche, puis, àla galerie Bernheim, en tant que directeur artistique, durant près de deux décennies). Selon Fénéon, « d’inertes mots ne peuvent que grossièrement rendre compte d’un tableau  ». Il préfère laisser parler la toile, attentif àla lumière, aux couleurs, aux formes de composition et aux impressions suscitées. Il crée des mots, recourt àdifférents registres selon les peintres : « Les marines de M. Seurat s’épandent calmes et mélancoliques, et jusque vers de lointaines chutes du ciel, monotonement, clapotent. Un roc les opprime.  » Avec Claude Monet, son style elliptique, ponctué de mots rares ou nouveaux, se fond dans l’intimité du tableau : « vue illucescente au proche horizon  », « masses térébrées  », « ciel pâlement vert où filent des vents étésiens  ».

Rédacteur en chef de La Revue indépendante et de La Vogue, Fénéon publie des poèmes inédits de Mallarmé (confiés par ce dernier) et de Jules Laforgue (qui avait dit de Fénéon qu’il était « droit et toujours froid, comme la statue du Commandeur  » et qui meurt de tuberculose en aoà»t 1887, à27 ans). On doit àFénéon d’avoir déniché et publié les Chants de Maldoror de Lautréamont, de même Les Illuminations de Rimbaud : « Å’uvre hors de toute littérature, et probablement supérieure àtoute.  » En décembre 1890 (année de la mort de Vincent Van Gogh, qu’il n’a pas connu, contrairement àson frère Théo), Fénéon affirme : « Mais non, je n’écris rien, et je crois n’avoir jamais rien écrit. Je suis un simple passant àtravers les lettres, un vague promeneur.  »
L’acuité de son sens critique est toutefois bien connue de ses contemporains, de même son écriture lapidaire et subtile, rehaussée d’humour et de trouvailles linguistiques. Ainsi, sa réponse concernant les graffitis dans les vespasiennes parisiennes : « Å“uvre d’artistes ignorés qui manquent de moyens d’expression et sont desservis par les circonstances.  » Ou encore, aux écrivains et aux dramaturges gagnés àla cause anarchiste, il rappelle que ce ralliement n’est « pas une excuse pour mal écrire  » : « Nous préférons la dynamite, plus prompte et plus propre  » dit-il après avoir lu La Meule de Georges Lecomte. Plus de trois décennies plus tard, à63 ans, il se déclarera « mà»r pour l’oisiveté  », quittera la galerie Bernheim-Jeune, puis rédigera le dernier numéro d’une revue qu’il avait conçue et que finançait cette même galerie :

Le Bulletin de la vie artistique s’interrompt avec l’année 1926.
Les lecteurs voudront bien – du moins on les en prie – considérer que voilàune bonne nouvelle. Quoi de plus triste que ces revues qui maniaquement s’obstinent pendant un siècle et dont les fascicules épars gisent, hantés des araignées dans des greniers de province ? Avec les quatorze brefs volumes de sa collection complète, compris entre la mort de Renoir et celle de Monet, le
Bulletin restera àportée de la main dans la bibliothèque des curieux d’art. À cela trente centimètres sur un rayon suffisent. Ambitionner plus d’espace eà»t été impertinent.

Lors de son procès, Fénéon, âgé de 33 ans, a joué la carte de l’esthète et du dilettante, laquelle s’est avérée payante. Fonctionnaire au ministère de la Guerre depuis 1881, Fénéon, sans assister aux meetings anarchistes, était engagé dans « la propagande par la parole  » (ses écrits publiés dans la presse libertaire), mais aussi favorable à« la propagande par les faits  » (les explosions qui « réveillent les bourgeois de leur torpeur  » a-t-il écrit sous un pseudonyme). Il voyait également d’un bon Å“il « la reprise individuelle  », c’est-à-dire « récupérer ce qui appartient aux opprimés et aux démunis, ce qui leur a été pris, quitte àvoler si nécessaire  » (les voleurs travaillant modestement àla redistribution des richesses, en cambriolant les riches propriétaires et les exploiteurs de tout poil).
Durant ses trois ans et demi d’activité clandestine, Fénéon a collaboré, entre autres, au Père Peinard (ses chroniques artistiques intitulées « Chez les barbouilleurs, les affiches en couleurs  » et « Déballage aux Champs-Élysées), ainsi qu’àL’En-Dehors de Zo d’Axa (avec « Hourras, tollés et rires maigres  », chronique dans laquelle étaient brocardées les exactions comme la bêtise de l’État et de ses institutions). Fénéon avait rencontré Zo d’Axa (Alphonse Gallaud de son vrai nom) grâce àGeorges Darien, l’écrivain libertaire et antimilitariste qui venait de publier Bas les cÅ“urs ! et Biribi. Quand Zo d’Axa est contraint de fuir en Angleterre, c’est Fénéon qui prend la direction de L’En-Dehors, son domicile, rue Lepic, servant de boîte aux lettres àplusieurs exilés anarchistes. Ses amis peintres – Signac, Luce, Van Rysselberghe, Pissarro – sont aussi convaincus de l’avènement d’un monde meilleur grâce àun art sans hiérarchie ni préjugé. Un tableau de Signac intitulé Au temps d’anarchie, rebaptisé après l’assassinat de Sadi Carnot Au temps d’harmonie, l’âge d’or n’est pas dans le passé, il est dans l’avenir, représente cet Eden moderne où règne un nouvel ordre esthétique et social.

Fénéon est arrêté le 25 avril 1894 et accusé d’attentat terroriste. Dans les colonnes du Journal, Bernard Lazare crie « au mensonge et àl’infamie  », Octave Mirbeau s’insurge et publie deux articles : « Malgré son aspect volontairement froid, sa politique un peu roide, le dandysme spécial de ses manières, réservées et hautaines, il a un cÅ“ur chaud et fidèle. Mais il ne le donne pas àtout le monde, car personne n’est moins banal que lui. Sa confiance une fois gagnée, on peut se reposer en lui comme sous un toit hospitalier.  » Séverine, toujours dans Le Journal, leur emboîte le pas, dénonçant « un procès de tendance  », « une atteinte àla liberté de conscience  » et raillant le « flot de racontars malveillants  » répandue dans une presse qui « s’en donne àcÅ“ur joie.  » Mallarmé, interrogé lors de l’arrestation de Fénéon, répond : « On parle, dites-vous, de détonateurs. Certes, il n’y a pas de meilleurs détonateurs que ses articles  ». Fénéon a un excellent avocat, Edgar Demange, qui deviendra, quelques mois plus tard, le défenseur du capitaine Dreyfus.
Contrairement àdeux autres célèbres inculpés – Jean Grave (fondateur du journal La Révolte, auteur La Société mourante et l’anarchie) et Sébastien Faure (orateur réputé, qui publiera dans son hebdomadaire Le Libertaire, « Le procès des Trente. Notes pour servir l’histoire de ce temps  ») – les déclarations de Fénéon ont été publiées dans la presse. De toute évidence, les législateurs ne redoutaient pas, dans la divulgation des échanges, de « porter atteinte àl’ordre public  » ni d’encourager la propagande d’idéaux anarchistes. Dans les faits, l’audience a rapidement pris des allures de mascarade, les réponses de Fénéon provoquant des éclats de rire dans la salle. Son sens de la répartie et son humour àfroid ont impressionné, de même son physique : « roide comme la justice, droit comme un soldat au port d’armes. La lèvre supérieure s’abaisse et se relève automatiquement sans qu’aucun muscle du visage ne bouge. Seule la longue barbiche américaine de M. Félix Fénéon se dresse diabolique et moqueuse àchaque mouvement. C’est un jeu de physionomie tout àfait extraordinaire  » écrit un journaliste du Figaro.

Le Président : - Êtes-vous anarchiste, M. Fénéon ?
Félix Fénéon : - Je suis un Bourguignon né àTurin.
Pr. : - Votre concierge affirme que vous receviez des gens de mauvaise mine.
F. : - Je ne reçois guère que des écrivains et des peintres.
…….
Pr. : - Lorsqu’on vous a arrêté, on vous a demandé si vous connaissiez Matha
(anarchiste soupçonné d’être l’auteur de l’attentat au restaurant Foyot) ; vous avez répondu que non.
F. : Je n’étais pas habitué àce qu’on me mît les menottes, et dès le premier moment, j’ai voulu me donner le temps de réfléchir.
Pr. : - À l’instruction, vous avez refusé de donner des renseignements sur Matha et Ortiz
(collaborateur àL’En-Dehors, adepte d’une forme de banditisme révolutionnaire, surnommé dans la presse « le Rocambole de l’anarchie  »).
F. : - Je ne me souciais de rien dire qui pà»t les compromettre. J’agirais de même àvotre égard, monsieur le Président, si le cas se présentait.
Pr. : - Il est établi que vous vous entouriez de Cohen
(journaliste néerlandais, ami de Fénéon, expulsé de France en décembre 1893) et d’Ortiz.
F. : - Pour entourer quelqu’un, il faut au moins trois personnes.
……….
Pr. : - On vous a vu causer avec des anarchistes derrière un réverbère.
F. : - Pouvez-vous me dire, M. le Président, où cela se trouve derrière un réverbère ?
Pr. : - On a trouvé dans votre bureau, au ministère de la Guerre, onze détonateurs et un flacon de mercure. D’où venaient-ils ?
F. : - Mon père était mort depuis peu de temps. C’est dans un seau àcharbon qu’au moment du déménagement j’ai trouvé ces tubes que je ne savais pas être des détonateurs.
Pr. : - Interrogée pendant l’instruction, votre mère a déclaré que votre père les avait trouvés dans la rue.
F. : - Cela se peut bien.
Pr. : - Cela ne se peut pas. On ne trouve pas des détonateurs dans la rue.
F. : - Le juge d’instruction m’a demandé comment il se faisait qu’au lieu de les emporter au ministère, je n’eusse pas jeté ces tubes par la fenêtre. Cela démontre bien qu’on pouvait les trouver sur la voie publique.
……………

Pr. : - Voici un flacon de mercure que l’on a retrouvé également dans votre bureau, le reconnaissez-vous ?
F. : - C’est un flacon semblable, en effet. Je n’y attache pas l’ombre d’une importance.
Pr. : - Vous savez que le mercure sert àfonctionner un dangereux explosif, le fulminate de mercure.
F. : - Il sert également àconfectionner des thermomètres, baromètres et autres instruments.

Déclaré « non coupable de possession d’explosifs  », 6 voix contre 6, Fénéon échappe de justesse aux cinq ans de travaux forcés requis par l’avocat général, Bulot, bête noire des anarchistes, qui avait requis la peine de mort pour un manifestant du 1er mai 1891, àClichy (épisode emblématique des brutalités policières et coup d’envoi des attentats anarchistes, dont ceux de KÅ“nigstein, dit Ravachol). Bulot, qui venait de conduire àl’échafaud Émile Henry (le 21 mai 1894), pour un double attentat (au commissariat du Palais Royal, puis au café Terminus, gare Saint-Lazare), a dit de Félix Fénéon qu’il s’agissait « d’un homme àdouble face ; fonctionnaire muet et solennel le jour, il recevait la nuit, chez lui, Ortiz et Émile Henry. Il écrivait dans les journaux anarchistes et avait acquis dans quelques feuilles décadentes une sérieuse autorité auprès de certains jeunes gens aux préoccupations maladives et curieuses d’étrangeté en matière littéraire.  » Cette dernière allégation prête àsourire, mais Bulot n’était pas dupe, de nombreuses questions étaient restées sans réponse, notamment au sujet des explosifs. Il n’en a pas moins conclu : « Il a nié, contre toute évidence. À sa place, j’en aurais fait autant.  »
Quant àsavoir si Fénéon avait déposé la bombe, dans un pot de fleurs, au restaurant Foyot, rue de Tournon, les avis divergent. Joan Ungersma Halperin, biographe de Fénéon, en est convaincue, mais rien ne permet de l’affirmer et ce dernier l’a toujours nié. Entre le fait d’être partisan de « la propagande par le fait  » et de passer àl’acte, le fossé est immense – ce que les lois « scélérates  » ont tenu ànier, établissant un singulier raccourci entre l’intention et l’acte afin de poursuivre les prétendus « cerveaux  » des attentats, c’est-à-dire les intellectuels anarchistes, àcoup de vastes perquisitions et d’arrestations, ceci en se défendant de toute atteinte àla liberté d’expression… À supposer que, face àl’iniquité de telles lois et aux pleins pouvoirs octroyés àla police, Fénéon ait choisi de passer àl’acte, pourquoi le choix d’un restaurant ? Une hypothèse parfois avancée est que la bombe visait le sénat, situé àdeux pas, mais que le bâtiment se serait avéré trop bien gardé. Quoi qu’il en soit, l’attentat a fait deux blessés, dont l’écrivain Laurent Tailhade, ami de Fénéon, qui a perdu un Å“il lors de l’explosion. Soupçonné d’en être l’auteur, il eut même droit àun interrogatoire en règle, au restaurant Foyot même, au grand dam de Mirbeau qui a crié au « supplice  » du poète. Tailhade, qui n’allait pas renier ses convictions, s’était exclamé, après l’attentat de Vaillant àla Chambre des députés (une bombe artisanale qui avait fait des blessés légers, Vaillant toutefois guillotiné le 5 février 1894) : « Qu’importe de vagues humanités pourvu que le geste soit beau !  »

Renvoyé du ministère de la Guerre, Félix Fénéon se voit confier le poste de secrétaire de rédaction de La Revue Blanche – fonction occupée jusqu’en avril 1903, date àlaquelle cette aventure littéraire, artistique et politique prend fin. La finesse des choix de cette revue d’avant-garde en matière littéraire et théâtrale a contribué àson rayonnement grâce àla participation de Gustave Kahn, d’Alfred Jarry, d’André Gide, de Charles Péguy, de Marcel Proust et de Claude Debussy pour la musique. On trouve dans ses pages Toulouse-Lautrec, Félix Vallotton et Pierre Bonnard, les fers de lance, qui collaboraient parfois directement avec les écrivains. La Revue Blanche s’est aussi distinguée par sa dénonciation du colonialisme, des massacres d’Arméniens dans l’Empire ottoman et, plus encore, par son engagement en faveur du capitaine Dreyfus.
La Revue Blanche a sa maison d’édition, dirigée par Fénéon, qui a publié, entre autres, Journal d’une femme de chambre d’Octave Mirbeau, le premier livre de Léon Blum (Nouvelles conversations de Goethe avec Eckermann), deux livres de Jarry (Messaline et Le Surmâle), de même Guillaume Apollinaire, Paul Claudel, Tristan Bernard, Mark Twain, Tolstoï, Dostoïevski (dont L’Adolescent, traduit par J. Wladimir Bienstock et Félix Fénéon). Cinq ans après son procès, ce dernier a rassemblé et publié en un volume, Les lois scélérates de 1893-1894, trois brochures d’abord publiées La Revue : « Notre loi des suspects  » de Francis de Pressensé (futur fondateur de la Ligue française des Droits de l’Homme et du citoyen), « Comment elles ont été faites  » d’un juriste (qui n’est autre que Léon Blum), et « L’application des lois d’exception de 1893-1894  » d’Émile Pouget (fondateur du Père Peinard, qui avait dà» fuir àLondres et avait été condamné par contumace, lors du procès des Trente, àtrente ans de travaux forcés). En publiant, au plus fort de l’affaire Dreyfus, Les lois scélérates de 1893-1894, Fénéon entendait défendre les droits et les libertés de toutes les victimes d’injustice et de répression, en l’occurrence, d’obtenir la libération des « oubliés du bagne  », les anarchistes forçats condamnés cinq ou six ans plus tôt.

Acquitté, Fénéon est toutefois resté étroitement surveillé, la police ne partageant pas le verdict des jurés. Du temps de La Revue Blanche, des policiers en civil le suivaient jusque dans les loges du Théâtre-Libre. En 1908, selon un rapport de la préfecture, il continuait « Ã militer activement dans les milieux anarchistes de la capitale  » et collaborait à« plusieurs organes de propagande libertaire.  » Si tel était le cas, on ignore lesquels. En revanche, bien connue, une curieuse chronique, « Nouvelle en trois lignes  », non signée et qui renouvellent le genre du fait-divers, qui paraît en 1906 en troisième page du Matin. Les sujets proviennent de dépêches, de journaux de province, d’appels téléphoniques comme de courriers de lecteurs. Leur particularité, comme leur titre l’indique, ne pas dépasser trois lignes, soit 130 signes. Les procédés mis en Å“uvre sont concision, rapidité, effet de sidération, absurde, humour froid et grinçant, le tout sous forme de compte rendu distant et impersonnel. Comme l’avait remarqué Mirbeau, Fénéon a un talent particulier pour de « curieux déhanchements de la phrase  » et pour les « concordances de rythmes bizarres  ».
Dans mon essai sur les Chiens des rues d’Istanbul (Bleu Autour, 2008), j’avais cité cette « nouvelle  » : « Aux environs de Noisy-sous-École, M. Louis Delilieau, 70 ans, tomba mort : une insolation. Vite son chien Fidèle lui mangea la tête.  » Plusieurs fois, en passant du côté de la place de la République, m’est revenue en mémoire cette autre « nouvelle  » : « 200 résiniers de Minizan (Landes) sont en grève. Trois brigades de gendarmes et 100 fantassins du 33e les observent.  » Fénéon était maître dans l’art de jouer avec les mots, mais il a aussi dénoncé, comme du temps de L’En-Dehors, l’effroyable misère de la « Belle époque  », l’injustice sociale, les violences policières, les combines et les diverses entourloupes des politiciens. À la galerie Aller Simple, et bien que les sujets ne manquent pas en cette rentrée 2020, personne ne s’est risqué àrédiger de semblables nouvelles. Il faut dire que le procédé s’avère beaucoup plus difficile qu’il n’y paraît, a fortiori quand on ambitionne d’atteindre un tel brio.

C’est par le biais des Nouvelles en trois lignes, maintes fois rééditées, que Félix Fénéon est sorti de l’anonymat. Du temps où, étudiante, je travaillais comme vacataire àla Bibliothèque nationale, galerie Vivienne, un ami m’avait offert le recueil de ces « nouvelles  » publié en 1990 aux éditions Macula. Séducteur et volontiers provocateur, ce lecteur assidu, plus connu àRichelieu que bon nombre de conservateurs, avait pour surnom « monsieur bonbon  ». Je n’étais pas amateur de sucreries chinoises qu’il distribuait aux employés, mais durant des années, y compris quand nous deux vivions tous deux àParis, nous communiquions par lettres. Les siennes (qui se terminaient toujours par « Votre vieux R.  ») étaient remarquables compte tenu de la calligraphie et de la concision du propos, le plus souvent en rapport avec mon travail d’écriture. Ainsi cette missive, sur papier marbré, reçue dès mon installation àl’étranger : « Je sais que vous êtes encore loin de vous-même, aussi je vous souhaite de prendre patience et d’être l’ouïe et la vue de celle que vous êtes appelée àdevenir.  » Autre particularité, les timbres qu’il s’appliquait àconfectionner et qui n’étaient pas du goà»t de certains employés des PTT. Ainsi, biffé et portant la mention « FAUX  », ce timbre composé d’un dessin de deux rhinocéros en plein accouplement au-dessus duquel figure l’inscription : « La bourgeoisie ne peut pas concilier l’automatisation de la production avec le plein emploi.  » Pourtant, àcoté du « faux  », figurait, comme àl’accoutumée, un authentique timbre…

Ma découverte des Nouvelles en trois lignes m’avait conduit àlire les deux volumes des Å’uvres plus que complètes de Fénéon, textes présentés et rassemblés par Joan Ungersma Halperin, ainsi que sa biographie, Félix Fénéon. Art et anarchie dans le Paris fin de siècle. Récemment, j’ai découvert les Lettres & enveloppes rimées àNoura, soit les lettres enjouées et érotiques adressées par Félix Fénéon àune « jeune danseuse de caractère  », Suzanne Alazet, née Des Meules et dite Noura. Cette correspondance révèle une relation libre et tendre qui a duré jusqu’àla mort de Fénéon, en février 1944.
Les enveloppes rimées, sous forme de jeu de piste amoureux, sont également de petits bijoux. Ainsi, celle adressée le 11 mai 1936, le cachet de la poste faisant foi, peu après la victoire du Front Populaire qui a conduit Fénéon, du haut de ses 75 ans, a hissé le drapeau rouge sur le toit de son immeuble, près de l’Opéra :

Dans la rue où Perrin Sollier inscrit son nom,
A Marseille, cent deux, zèbre postal, arrête !
C’est làque sourit, dame de haut renom,
Suzanne Alazet dont la tête
Se nimbe d’un nuage blond.

Le 3 aoà»t 1936, tandis que son ami Léon Blum a accédé àla présidence du Conseil et que son ministère s’est lancé dans une série de réformes (reconnaissance du droit syndical, semaine de 40 heures, début d’une forme de congés payés), Fénéon ne se donne plus la peine de fournir l’adresse exacte. Un employé de la poste appose le tampon : INDIQUEZ ADRESSE, mais un collègue écrit àl’encre rouge : « Voir Mme Veuve Alazet des Meules, 102 rue Perrin Sollier  » :

À tire d’aile, ivre d’azur, bravant tout risque,
O enveloppe, envole toi jusqu’àMarseille, puisque
Marseille est la cité fameuse que décore
Des Meules-Alazet, fille de Terpshychore.

Temps béni où les facteurs se piquaient au jeu et que de telles missives arrivaient àbon port…


RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

BOURRELIER Paul-Henri, La Revue Blanche – une génération dans l’engagement, 1890-1905, Fayard, 2007.

FAURE Sébastien, Le procès des Trente. Notes pour servir àl’histoire de ce temps, 1892-1894, éditions Antisociales, 2009 [premier volet – www.editionsantisociales.com].

Félix Fénéon : critique, collectionneur et anarchiste, Réunion des musées nationaux, 2019 [collectif, exposition au musée du quai Branly et au musée de l’Orangerie].

FÉNÉON Félix , Georges Seurat et l’opinion publique, L’Échoppe, 2011.
Lettres & Enveloppes rimées àNoura (Suzanne des Meules), éditions Claire Paulhan, 2018.
Œuvres, recueil préfacé par Jean Paulhan, Gallimard, 1948.
Œuvres plus que complètes, 2 volumes, Droz, 1970.
Nouvelles en trois lignes, Libretto, 2019 (pour la dernière édition).

FÉNÉON Félix et RODRIGUES-HENRIQUES Jacques, Correspondance 1906-1942, Séguier, 1996.

HALPERIN Joan Ungersma, Félix Fénéon. Art et anarchie dans le Paris fin de siècle, Gallimard, « Biographie  », 1991.

Les lois scélérates de 1893-1894, La Revue Blanche, 1899 [site Gallica]. Pour qui s’intéresse aux questions d’état d’urgence et aux différents régimes d’exception, on ne peut que conseiller de lire les trois brochures rassemblées et publiées par Fénéon. Raphaë l KEMPF a réédité et commenté ces trois textes dans Ennemis d’État. Les lois scélérates, des anarchistes aux terroristes, La Fabrique, 2019.

MIRBEAU Octave, « Félix Fénéon  » et « Potins  », articles publiés dans Interpellations, éditions le passager clandestin, 2011, p. 81-92.

« Le Procès des Trente  », vu àtravers la presse de l’époque, édition établie par Maurice Imbert, Histoires littéraires et Du Lérot éditeur, 2004.

REWALD John, Félix Fénéon. L’homme qui désirait être oublié, L’Échoppe, 2011.

21 octobre 2020
T T+