Histoires (jour 4)

Mardi 13 octobre. Aller 9 heures du matin, ticket au guichet, l’AR pour Clichy-sous-bois, RER + bus, 12 euros 50. Pass Navigo, 27 euros la semaine, pour la prochaine fois, du lundi au lundi, le recharger, les 5 euros du pass en moins. C’est commencer par là, recommencer par la question des transports et de l’éloignement,Clichy-sous-bois - Paris, quinze kilomètres ; depuis Montparnasse, Bordeaux semble plus près. Station du RER, Luxembourg. On ne descend pas sur le quai. Il faut attendre. Un mort, peut-être ? Quelqu’un dit que quelqu’un a voulu se tuer. S’est tué ? Des policiers, des agents de la RATP retirent les barrières de protection, avec des gants ramassent des affaires sur le quai.

Ce matin, j’ai rendez-vous avec Marie, je ne voudrais pas être en retard. Le 613 me laisse à Emile Zola, Clichy-Montfermeil. Le tram ne roulait pas : à la gare d’Aulnay, c’était un peu la folie. Le midi, de nouveau, j’attendrai le tram pour le Chêne pointu, il n’arrivera pas, cette dame dira : ils nous ont enlevé les bus, maintenant les trams ne roulent pas. Une autre : il vaut mieux le bus, c’est long mais tu sais que tu arrives. Le tram, il y a les problèmes électriques, toujours quelque chose sur la voie.

Je vais retrouver Marie. Avant notre rendez-vous, au centre social de la Dhuys, Karima dit qu’elle aimerait créer ici un endroit convivial d’histoires à lire ou raconter, là où les familles attendent. La question, ajoute Karima, c’est : pour quel public ? Il faut se méfier du fait qu’on préfère les publics de jeunes, il n’y a pas que les jeunes. Je pense à plein d’histoires que je connais, toujours les mêmes, elles sont pour tous publics, Karima a raison. Je souffle derrière mon masque, fatiguée déjà, j’aimerais bien qu’on me raconte des histoires, moi aussi. Des histoires à raconter à mon tour.

C’est ce que fait Marie. J’enregistre, je prends des notes, les deux. Mais je n’en ai pas besoin. Je me souviens. Dans mon souvenir, la belle voix de Marie met en valeur l’engagement et l’importance de la mission qui a été la sienne pendant des années. L’association dans laquelle Marie travaillait, dont elle était la comptable, s’appelle La Régie. On peut dire au passé. La Régie a déposé le bilan en 2009. Il y avait de nombreuses Régies, dans le 93, ailleurs aussi, les Régies existent encore, certaines sont labellisées, d’autres non (il y en a 140, ai-je noté dans un coin du cahier, je le sais), celle de Clichy a cessé ses activités, on va peut-être voir comment. Commencer en feuilletant le registre du bilan de l’année 2003.

Vivre à Clichy, dit Marie, c’est intéressant si on y passe du temps : connaître les gens, les familles, participer. On est avec le monde entier. Un emploi à deux pas de son logement (une des trois tours que tu vois en descendant du 613, en face du bois, très beau). L’association la Régie recevait des subventions des deux villes, Clichy et Montfermeil. Embauchait des personnes en CDD, contrats aidés, réinsertion, après de longues périodes de chômage, et douze personnes en CDI. Plusieurs équipes pour cette association de quartier. Équipe ménage. Équipe espaces extérieurs. Équipe bâtiments. Les personnes embauchées avaient accès à de l’alphabétisation, des formations, un suivi. Plein d’associations partenaires : l’ARIFA, Energie, Arrimages. Équipe ménage, donc. La première équipe. Équipe antitag, aussi. Les particuliers nous appelaient. Il y avait au pied de la grande tour un jardin partagé : il y en a toujours, chacun peut avoir sa parcelle, pour faire pousser des plantes aromatiques, des tomates, des oignons. Seine-Saint-Denis habitat s’en occupe à présent.
Je ne me souviens plus, maintenant, si Marie a évoqué les jardins partagés au sujet de la Régie (et de son équipe Espaces extérieurs), ou si nous avons fait une petite digression. La conversation parfois s’échappe, on la rattrape. Alors voici : le recrutement des CDD se faisait avec Pôle emploi, on est allé jusqu’à 17 postes de réinsertion. Il y avait plusieurs équipes : ménage, espaces extérieurs, antitags, travaux ponctuels, voirie. À la disposition des habitants. Les habitants à la disposition des habitants. Il y avait les partenaires (les nombreuses associations des deux villes), des financeurs (les deux municipalités, on l’a dit, mais aussi la Région, le département, EDF, Pôle emploi, les bailleurs). Des conventions (avec la DASS, la DIRECTTE, qui ne s’appelait pas ainsi, alors). Bientôt, le secteur bâtiment a déstabilisé nos équipes. Bouygues faisait le travail, ils n’appelaient nos équipes que pour retirer les gravats. C’est devenu moins intéressant. Avec l’association Arrimages, on proposait des chantiers de réinsertion pour les jeunes, ainsi ils se levaient, faisaient quelque chose. Ils ont besoin. Ils sont éduqués, leurs parents leur donnent une éducation, une bonne, mais parfois, c’est ça, pourquoi se lever. Ils se levaient. On allait dans le haut Clichy et dans le bas Clichy. On a proposé l’activité traiteur. On a fait de nombreux repas pour des structures, travaillé avec Assiettes du monde. Ici, c’est toutes les nationalités, on a le monde entier, ici. D’habitude, en bas de chez moi, on voit les enfants, jusqu’à une heure du matin, au printemps, l’été, quand il n’y a pas d’école. Pendant le confinement, il n’y avait personne, seulement des gens avec leurs chiens, personne, au-cun-en-fant-de-hors (détachant les syllabes), aucun, aucun écho négatif de notre confinement. De ma fenêtre je vois la forêt, dit Marie. Ce n’est pas un parc, elle n’était pas fermée. Parfois, la police retoquait les familles nombreuses qui y allaient en promenade.
L’histoire de la fin de la Régie, on ne va peut-être pas parler de ça, c’est une histoire de personne. L’ancien directeur était très social, il savait qu’on s’adressait à des personnes sensibles. Des salariés difficiles. Parfois alcooliques. Il est malheureusement décédé. Le nouveau directeur n’a pas su. Il n’était pas social. Entre les deux, il y en a eu un autre directeur, il disait : est-ce que vous voulez bien faire ceci, cela ? Non, disaient les salariés. On rit.
On rit en se quittant.

Midi, il pleut. Je marche jusqu’à la mairie, puis la maison du projet, puis la bibliothèque, puis le long des allées entre les bâtiments de Chêne pointu, bas Clichy, puis le centre social de l’orange bleue, puis l’espace 93, puis le centre commercial, il fait froid, le vent s’engouffre, je suis trempée, quelques personnes attendent (la fin de la pluie), on se salue. Notre Dame des Anges, sous la pluie. Ici, une histoire d’apparition, de vierge, d’autrefois. Je reviendrai. Je remonte. Sur la pelouse, un vol d’oies sauvages, puis elles repiquent vite, l’une s’ébroue. Remontent, ensemble. Font un sacré boucan. Des jeunes ont quitté le collège, ils chahutent un peu, masques sur les visages, ils marchent vite, certains attrapent le tram.

À 14 heures, Marion et moi nous nous présentons à l’ASTI, nous remercions de l’accueil. Je travaille ? Sur les solidarités, les hospitalités. Les façons d’accueillir. Ici, des femmes apprennent à écrire en français. Le seul homme a seize ou dix-sept ans, il est en terminale, il fait un stage et il est tout sourire. Dounia rit avec la dame qui, en France depuis neuf ans, ne sait pas parler français. C’est qu’elle s’occupait des enfants, à la maison, jusque-là.

L’ARIFA. Sans rendez-vous, nous sommes reçues. Pinda nous explique qu’on dit médiatrices culturelles plutôt que femmes relais. Femmes relais, sans diplôme, qu’est-ce qui te distingue des parents de ton enfant, au parc, à l’école ? La demande est infinie, comment tu fais pour les limites ? Le diplôme la crée. Le diplôme sert à trouver la posture professionnelle. On est des amies ou on n’est pas des amies ? Ou on est des amies, surtout à certains moments. Au square, au parc, le soir, je ne suis plus un relais. Femmes relais, on n’était pas formées. L’aide était spontanée. Et qu’est ce qu’on fait, alors, du secret professionnel ? Par exemple. Et : du fait qu’on peut pas tout faire ? On donne les codes, oui, on renseigne, on guide, mais on ne peut pas donner un logement ni un titre de séjour. Il faut expliquer nos impuissances. Ici, on vient sans rendez-vous. Exactement comme Marion et moi nous l’avons fait. La Malienne n’est pas là pour les Maliens, ici c’est toutes les nationalités. C’est une aventure, dit Pinda. Qui parle six langues. Elle a quitté le Mali avec le regroupement familial, n’avait pas fait d’études, avait été élevée pour être une bonne mère et une bonne épouse, elle a passé ce diplôme, puis un DU de médiateur en santé. Jamais elle n’aurait pensé avoir une vie si riche, si pleine de surprises. Rien n’était tracé. En 2006, il y a eu une évaluation de ces postes d’adultes relais. Après les émeutes. Pour prouver leur utilité. Mais ce sont des métiers très peu payés. Précaires. Comme les AVS, oui, exactement. Après trois ans, on peut vous remercier. Pinda est là depuis plus de dix ans. Elle aimerait beaucoup travailler dans le Sud, aider à recevoir les gens d’Afrique de l’Ouest qui arrivent par le Maroc, puis par l’Espagne. Elle parle le Bambara, le Malinké, le Soninké, trois autres langues encore.

Au retour, je suis partie vers Mitry-Claye. Par erreur. La campagne défilait, je n’entendais plus rien, ne remarquais plus rien. C’est à Mitry que j’ai compris que voilà, je n’avais plus qu’à tout faire dans l’autre sens. Aulnay, de nouveau, le Bourget. La porte de Paris, Saint-Denis. Une autre histoire. Demain.

17 octobre 2020
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