Ilias Borgor | Chapitres

Le reste vaut qu’on n’en parle pas.

I.

C’est la fin. Le chaos se produit avec une science consommée du discontinu, sans parvenir à éliminer de la démolition toute trace d’intelligence. Corps que seule la vivacité des blessures différencie encore d’un cadavre, et qui mourra dans un moment d’inattention.

C’est la fin, et tu n’entends plus aujourd’hui l’écho de cette bouche affolée qui rythmait la catastrophe perpétuelle, le lent et immuable désastre. Tu oublies les jouissances exténuantes qui rendaient ta décadence plus vertigineuse encore : grâces épisodiques, équilibres sur un parapet, délires vides en attendant l’aurore. Tu te débarrasses d’arêtes de souvenir, d’écailles de temps. Même insulter un défunt ne t’effraie pas, à cause de la facilité.

Mais qu’est-ce qui peu à peu se dessine entre tes yeux, tes mains et mon ombre ? Lumineux, le visage qui flotte dans la nuit vient séparer deux époques, sans même avoir la tentation d’aimer derrière soi. Désormais la poussière sera une nourriture comme une autre.

II.

« Je reviens d’un long et profond étourdissement.
Je me recroqueville, tout s’éteint dans mes mains. Surtout ne pas prévoir. C’est le chemin de l’été, qui tord et s’enfonce entre deux traces.
La pierre qui danse, cette pierre dont il vaut mieux taire le nom, je ne la lancerai pas à ceux qui ont perdu la science des réflexes. Et si l’un d’eux s’avise d’approcher, je lui cracherai à la figure.
La lumière a beau effacer les arbres, je connais assez cette alliance pour pressentir d’autres surprises : vertige très fin du corps qui s’évide, geste soluble dans l’air, une flamme toute droite.
Certains emmènent le péché sans rien dire, loin de chez eux. Je ne cherche pas de sacrement, je ne fais que passer avec une douceur extrême dans cet autre pays où rien ne demande à briller, refuge et désert pulvérisé sous son vernis. Et c’est ma découverte. »

Il hésita un instant puis se décida pour une marche de plusieurs heures. Il ignorait s’il serait en mesure d’entreprendre un tel voyage : comment déambuler dans son verger sans épouvante ?

III.

« Cher emporté,
Voici nos instructions :
 l’événement plutôt que l’ignorance ;
 corriger la réalité d’une parcelle d’impossible ;
 former une ordonnance à grands coups de ruades ;
 semer du mystère et de l’autorité ;
 se hausser au niveau de notre arbitraire.
Veille et applique.
Les barons. »

« Chers barons,
Je reçois ma charge et retourne au désert.
L’emporté.

PS : une question cependant. Avoir le pouvoir de tordre des existences, est-ce si grisant ? »

IV.

J’ai des contreforts, j’ai des racines, mes mains se figent dans la terre, je défile toutes lumières tournées vers des lendemains débarrassés de ton hallucination. Dans les cavernes palpitantes où tes mots se sont perdus, ne résonne plus ton rot immonde. J’aime avoir faim moi, la faim m’éclaircit les idées, délie mes poignets et rend plus agile le couteau qui s’énerve dans ma poche. Ris, profite encore un peu de la belle route du sang dans les artères. La coupure va venir, ce soir où plus rien ne se taira autour de toi, où tes carapaces se fendront sous le vacarme – alors mes colchiques se mettront à vomir noir, mais noir comme ton œil n’a jamais su en voir, même par la plus bornée des cécités. Pour l’instant le rideau tremble au bord de la vitre qu’il s’apprête à casser, l’esprit de contradiction me réchauffe, je pars, je pars, un peu de sel sur ces épaules fendues et il n’y paraîtra rien.

V.

Village dépecé, quels hommes, quelles semences de vent s’étaient en t’habitant décidés à tenir tête au désert, s’exposant en retour à devenir les desservants du désert ?

VI.

À onze heures du matin, les voyants assermentés viennent imperturbablement remplir leurs encyclopédies décoratives avec des mots qui veulent tout dire et ne peuvent rien tendre. Être véridique et inoffensif est leur seule passion, une bonne manière sur laquelle ils comptent pour ne pas oublier le rythme de leur respiration. Mais tant de spéculation, ajoutée à la fatigue des nuits blanches, les pauvres finissent par s’épuiser. Alors surgissent des courtisanes d’autres temps. Portées par la haine des solutions, elles jettent leur confiance dans du papier, afin que leur voix reste inflammable. Sarcophages pour les uns, empreintes brûlantes pour les autres, tels sont leurs livres aux origines coupées.
« Dans le domaine de l’intelligible, autant se faire rogner les ailes », me dit un jour mon père à ce triste spectacle, et je n’en tirerai pas d’autre morale.

VII.

Que ma tête et mes mains n’aient à peu près aucune conséquence l’une sur l’autre, pourquoi se chagriner ? La chose est ancienne. Ce jour-là, un cristal fut minutieusement écrasé entre les meules de mes vertèbres. Je ne réprimai le cri que pour mieux le lancer contre moi, contre celui que je m’apprêtai à terrasser dans l’oubli. Depuis, un temps ballant. Chaque matin, les mêmes énigmes à résoudre plus élégamment que la veille. Et toujours l’urgence des réponses maladroites.

VIII.

- Pas d’océan pour le déborder. Pas de montagne pour l’exalter. Pas de désert pour le sertir. Qu’est-ce que c’est que ce pays ?
 Un de ces hasards qui n’arrivent jamais.
 Vous vous moquez ?
 J’aime que la réponse n’excède pas la question.
 Sentez-vous la faiblesse de ce système ?
 J’ai tenté de trouver cela triste : peine perdue.
 Alors que faites-vous ici ?
 Je suis venu chercher sur cet étang les oiseaux qui rendent les jours si calmes et les soirs si secrets. Et vous ?
 On m’a dit qu’un peintre avait trouvé la porte du monde au fond de son jardin.
 …
 Cet aveu que je fais mérite que j’en dise davantage : j’ai tout vaincu. Est-ce assez abrupt ?
 Je ne vous en veux pas. Je vous ai rendu heureux.

IX.

Tu tenais un langage empêtré de corsets et d’ornières. Même la fumée d’une allumette déplaçait plus de réalité que cette ombre qui s’agitait au bout d’un fil dont l’autre extrémité s’était perdue dans la terre, dans la crue, dans la pelote abandonnée d’une vieille chatte morte au fond de son caniveau. La loi qui parlait ainsi à travers ta bouche, comme elle a saigné sous mes coups, comme elle a bavé, ses arrêts défoncés dans les gencives meurtries et les brisures d’émail : une loi édentée, broyée de douleur, juste une figue écrabouillée. Puis, très doucement, voluptueusement, j’ai passé ma langue sur cette bouche réduite à l’impuissance, rien que pour savourer le goût de l’attentat. Alors j’ai discerné un enfant ébloui, qui n’était qu’une seule fièvre et tenait enfin entre ses mains celle qui lui dirait tout bas des secrets de dentelle.

X.

Étant elle-même beauté, elle recherchait les moments où l’incertitude est la plus décisive, la surprise la plus inquiète. Ce soir-là pourtant, elle repoussa, presque avec violence, l’avenir au loin. Lui était si féroce, il la perturbait par sa présence, tout à fait contre sa volonté. On entendit, du côté de la ville, une conversation qui, faute d’être arrivée à temps, devait mourir comme le jour. Elle était enivrée, prête à tout pour suivre les pas de cet homme, même à s’élancer dans l’obscurité. Quel sang battait au bout de leurs doigts ? Les mêmes mots allaient jaillir de leur bouche, avec une indicible ferveur, et sceller leur destin comme une flamme parmi les flammes.

XI.

Sacrifions cette curiosité que seuls les sots osent exercer. Nous ne voulons plus qu’on pose de questions. Nous ne voulons plus de tristesse, plus de langueur de cœur, plus d’isolement : nous voulons l’amour-propre heureux, des aliments nourrissants et légers, et des affirmations décisives.

24 mars 2021
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