J’attends Asnières, Asnières qui ne revient pas...

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© Miliana Bidault

[@J’attends Asnières, Asnières qui ne revient pas, une comédienne m’écrit. Une autre, en répétition àLyon, m’envoie son texte.

De l’autre côté de la Seine, de l’autre côté d’Asnières, et de Colombes, une collégienne a été jetée dans la Seine. Elle était scolarisée àArgenteuil.

La Seine, ici, fait une large boucle comme elle le fera, plus tard, le long de la forêt de Brotonne. A quelques kilomètres du Havre, de l’embouchure. Comme elle le fait ici et là, près de l’abbaye de Jumièges, longues boucles facétieuses d’un collier.

J’ai de plus en plus mal aux mains, aux doigts, l’hiver ne finit pas et laisse les doigts crevassés. Impossible d’écrire.

J’attends Asnières, j’attends jeudi et le peu d’élan, retrouver les élèves et leurs textes, ce qui a poussé pendant la nuit, le jour, d’une séance àune autre.

Je me dis que les psychanalystes doivent attendre, parfois, avec le même intérêt, le même désir, la séance suivante. Sauf que leurs écrivants, les écrivants des rêves et des folies, qui ne sont que parlées, pas écrites, passent les un·e·s après les autres. Se succèdent àl’heure dite, dans le cabinet de l’analyste. Nous, on fait thérapie collective. Mais les textes naissent silencieusement, dans la solitude. On ne fait pas d’écriture de plateau.

On ne fait pas d’écriture àquatre mains, comme les frères d’Arvor.

On écrit àdeux mains, avec des doigts plus ou moins valides, plus ou moins habiles.

Certains élèves écrivent àla main : il faudrait dire plutôt, avec un papier et un stylo (àl’ordinateur aussi, c’est àla main).

L’autre jour, Jeanne, une élève, s’est demandé comment faisait Balzac, avec sa plume d’oie, et son encrier. C’est proprement hallucinant (la plume d’oie, pourtant, ne devait pas être beaucoup moins pratique que le stylo de Duras ou celui d’Henri Barbusse). Mais l’image de Balzac a surgi, seul (ou avec gouvernante) dans sa maison de la rue Berton. Quand le froid gelait son encrier. Seul, il marchait, une tasse de café àla main, regardant la Seine en contrebas. Son jardin était tout petit. La Comédie humaine était tout ce qui l’occupait – presque tout. En 1841. Il y a cent quatre-vingts ans.

Un peu plus loin, c’est le pont Mirabeau cher àApollinaire (construit àla fin du 19e siècle). Puis, vers 1930, les usines Renault et l’île Seguin. Les guinguettes de l’île de la Jatte. Une boucle de la Seine et, ànouveau, les industries naissantes.

Asnières et ses immeubles en pierre de taille, son petit centre coquet, aux abords des industries.

J’attends jeudi, le soleil se couche.

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Quand je retourne àAsnières, l’ambiance a changé (le temps aussi, il pleut et c’est affreux).

L’ambiance a changé, l’enthousiasme est là. Certains élèves ne sont pas là, ils occupent les théâtres. D’autres racontent qu’écrire les libère, que lire leurs textes devant tous ouvre la voix, et qu’ils chantent aisément àprésent. Viola raconte un amour de jeunesse, impossible, elle avait rencontré ce garçon dans le RER, ils avaient vécu une histoire torride, romantique et torride, le garçon ne fumait pas mais sur la plage d’Anglet, il s’était éloigné de quelques pas, avait allumé une clope de la fille, boudeur, face au soleil qui se couchait dans l’Atlantique.

Louison raconte l’attention, l’alerte, l’état d’alerte que lui procure l’écriture, comme un voyeur, un voyant, un photographe. Une voyante. Photographique. Je dis que l’écriture est voyance, parfois, quand on est en avance sur le temps, quand on gagne du temps, qu’on le prend de vitesse. Elle est photographique, souvent, pour faire image et montrer au monde ce qu’on ne voyait pas. Louison raconte si bien cet état, cette présence, cette vie si pleine, elle, Louison, qui était pleine de vie – et maintenant, sa vie est pleine. Elle est allongée sur son lit et elle n’a qu’àlaisser s’écouler le temps, ressentir l’énergie de la pièce, pleine d’amour, de complicité, avec son compagnon qui est là, lui aussi. J’écris beaucoup plus mal qu’elle. Son texte est abouti. Elle est déjàdedans, dans la justesse de l’écriture. Viola est plus conteuse, c’est beau aussi, ce qu’elle écrit. Louison et Viola sont enthousiastes, l’écriture file comme un couteau, décolle comme une fusée lumineuse.

D’autres sont silencieux, émus au moindre mot, ils gratouillent quelques phrases sur une feuille A4, pendant la séance. Ils sont ailleurs, s’endorment pendant l’atelier, écoutent, les yeux fermés, j’aime leur attitude abattue, leur tête posée sur leurs bras, sur la table, mutiques, épuisés par les luttes. Certains ne viennent pas, « un début de Covid  », « une angine  », « beaucoup de boulot ces derniers temps  », il faut se remettre. Camélia raconte l’histoire de la petite souris, écrasée un soir d’été, enterrée dans un parc. François et Nino n’ont rien écrit, rien du tout, il faut faire une pause, on n’est pas toujours inspiré. Ils sont là, ils participent àla discussion. Ils n’apporteront rien aujourd’hui.


Les élèves racontent Asnières, qu’ils connaissent aussi mal que moi, qu’ils ne font que traverser. Ils vivent àSaint-Denis, Levallois ou dans le 10e. Ils traversent Asnières àgrandes enjambées, pour venir àl’école. Ils ne se retrouvent plus au café, le café est fermé. Ils ne connaissent rien d’Asnières, simplement ces rues folles, avec les grosses baraques ou les immeubles « comme àParis  », dans cet entre-deux du théâtre, où l’école attend.

Ils racontent l’odeur du grec-frites, les poussettes dans le bus.

Asnières n’a pas de couleur, pas d’odeur àpart le grec-frites alléchant ; juste la pollution, les mimosas en fleurs, et maintenant les cerisiers, le rose crémeux, ce rose de fraise au lait.


Je quitte Asnières comme je suis venu, comme àchaque fois, il est 18 heures passées, tout est fermé, cette ville n’est qu’un long couloir, entre le métro, l’école et la gare.

La Librairie nouvelle est fermée, la Boîte àLettres aussi, où j’ai rencontré le vieux libraire l’autre fois. On voudrait faire des rencontres, inviter des écrivains, poser des questions, écouter les voix, entendre les acteurs lire, on voudrait aller boire un coup au café du coin après la signature – le plus intéressant. Mais ce sera pour plus tard.

Je traverse Asnières comme un couloir, je ne pense pas.

Je ne pense qu’au train où je vais m’affaler, où je vais contempler tout le Paris nouveau, le Palais de Justice, les nouveaux quartiers d’affaires, dans le 17e, où je vais être repris par la ville et m’entrechoquer àSaint-Lazare avec ceux qui partent dans l’autre sens, masque sur le nez, aveugles – àla gare, je rencontre Nino, il ira occuper, encore et encore, les théâtres.


Dans le train, j’étais assis àcôté de deux femmes, enfin, je pouvais écouter une conversation. Une vraie conversation, comme autrefois, comme au café. Banalités échangées. Merveilleuses. « Ce matin, le train de 8h02 avait du retard  », au bureau ça va pas trop, elles habitent àperpète, je laisse filer, j’entends mal àtravers le masque, ces femmes ont un accent, mais je suis tout près d’elles, je suis trop content d’être àcôté de deux humaines qui parlent, de pouvoir écouter leur vie – comme je l’ai toujours fait, dans la ville.


Le lendemain, l’atelier n’a pas lieu. Nous nous déplaçons àGarges-lès-Gonesse. Je savais que je finirais par connaître. J’ai toujours connu ce nom. Je me trompe de ligne, je cherche àprendre le Transilien, la ligne H, ou K. Il faut prendre la verte, le RER D. Le train file vers le Nord, j’ai l’impression de partir àl’aéroport. La rame sort en surface, passe le périph. La tour Pleyel est complètement pelée, on a arraché sa peau, je ne sais pas s’ils vont la détruire ou la requalifier. Avec sa forme étrange. On passe àSaint-Denis, la petite gare 19e siècle, souvenir de spectacles au TGP, la foule londonienne, bruxelloise, sur la place de la gare, une autre foule qu’àParis, avec les brochettes qui grillent dans le vent, leur bonne odeur de marché africain. Garges-Sarcelles, des publicités pour le compte Nickel, le compte en banque sans banque. Le capitalisme est malin, il ne pose pas ses affiches n’importe où. Je n’avais jamais vu cette campagne, intra muros. D’un côté c’est Sarcelles, et ses immeubles neufs, ses barres, ses tours. De l’autre, c’est Garges, et les avions qui passent, qui viennent de décoller. J’essaie de lire la marque de la compagnie. Léo me retrouve àl’arrêt du 133. On monte dans un bus bondé. Léo me raconte sa vie, l’option théâtre, la tournée de 200 dates avec Marina Hands, l’hiver en Normandie avec la troupe – il avait beaucoup neigé, cette année-là. Parfois, ils allaient àla mer àGranville. Je me sers éhontément dans son histoire, j’espère lui faire honneur. Il a son éternel bonnet et ses mèches. De près, sa voix me paraît moins mélodieuse, il est moins poète. C’est ça, un acteur. Banal, dans la vie. Et transfiguré, sur scène (je connais une actrice qui s’éteint quant les projecteurs s’allument, elle ne travaille pas). Le jeune acteur me parle. On reste debout, on avance dans Garges. Option théâtre, Marina Hands, et premier rôle dans un long-métrage. La vie, quoi. On se laisse porter. L’envie d’autre chose, d’une autre vie, ce métier avec ces hauts et ses bas, le besoin d’une école qui structure. Le frère de Léo est en recherche aussi, il s’appelle Armel, il a passé plusieurs semaines en Iran.

A Garges, les élèves de première année proposent un spectacle de théâtre de rue. Il se met àpleuvoir, je reconnais mes écrivants sur scène – sur la scène de la rue. D’autres, dans le public, me reconnaissent, sourient avec les yeux. Dans la rue du vieux village, la troupe progresse, filmée, sonorisée, c’est assez professionnel. Dans le trou d’un mur, un homme en marcel regarde. Belinda a son grand moment, elle est bonne. Josh aussi, le jeune premier de la télé assure en créature maléfique. Nous sommes trempés, passons d’un parapluie àl’autre, entre deux grains, deux giboulées. Les acteurs, actrices, ne sont pas mouillés. Magie. Ils ne dégoulinent pas, malgré les trombes d’eau. Une vaporisation sur eux, au-dessus d’eux, un filtre, une cape de protection, invisible, ils ne sont pas sensibles, pas accessibles àcette pluie.

Quand le spectacle finit, le jour descend lentement, le soleil ressort et nimbe l’atmosphère.

Les jets privés décollent du Bourget tout proche.

Je repars dans l’autre sens, cherche l’arrêt de bus.

Je n’étais jamais venu àDugny, nous passons devant l’école àl’enceinte grillagée (« ici, nous agissons pour la sécurité de l’école  »), les maisons sont modestes, mais c’est la France, ce n’est pas pauvre, le pain au chocolat coà»te 10 à20 centimes de moins qu’en plein Paris, certaines maisons sont laides, elles aussi grillagées, c’est la banlieue nord, c’est l’est, c’est le Neuf Trois sublime, au nom précieux, grandiose, convoyeur de tous les fantasmes.

Pendant ce temps un drone survole la cité de Clichy-sous-Bois, àquelques kilomètres àl’est. Paris n’est pas si loin. Le film de Ladj Ly nous donne àvoir cette ville, autrement. Les Misérables. C’était il y a un an.

J’arrive àla gare du Bourget, celle où le bus de Roissy m’avait déposé, un soir de grève ou de travaux. Le Bourget, je pense toujours au lac du Bourget, alpin, et aux jets privés des oligarques. Quelques anonymes, comme moi, attendent le train pour rentrer àParis – pour sortir dans la capitale fermée.

La nuit tombe, je rejoins la gare du Nord, cathédrale aux piliers de fonte, àla verrière superbe, faite de cette résonance toute particulière, les trains vers l’Angleterre, la Belgique et ailleurs. Mais où aller ? Les panneaux affichent les destinations : Laon, Lille-Flandres, Noyon... Mais pourquoi partir ? Pourquoi s’infliger ces villes répétées, aux commerces fermés ?

Je descends par la rue de Maubeuge, le quartier tant aimé des trentenaires, de la nouvelle classe dirigeante. Comme c’était gris, autrefois, la rue de Rocroy, la rue de Dunkerque où vivait P...

Je passe les bars àaçaï, la boucherie biologique, le coworking café fermé.

La ville tombe dans la nuit.@]

15 avril 2021
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