Cécile Wajsbrot | Une nuit transfigurée

Mais qu’est-ce qu’un roman ? On pourrait dire que toute l’œuvre de Dominique Dussidour tourne autour de cette question. Parfois théorisée à sa façon – la théorie des praticiens – dans les Petits récits d’écrire et de penser, le plus souvent mise en pratique dans les romans. On pourrait dire aussi que même lorsqu’elle n’écrit pas de romans, voir le récit S.L.E. ou l’inclassable Si c’est l’enfer qu’il voit, le point de vue est en quelque sorte celui du roman. Cependant pas de doute, La Nuit de Gigi est bien un roman – et même deux en un.
Le premier est construit comme une tragédie marquée par le nombre cinq. Cinq parties qui sont les cinq actes d’une enquête autour de Gabrielle, figure centrale et l’une des cinq membres de la bande des Martyrs – avec les jumeaux Léo et Lola, Honoré et Yolande. Ils ont rendez-vous aux Tuileries pour découvrir la vidéo d’Honoré présentée sous un chapiteau mais Gabrielle n’est pas là. En retard, pas venue, absente ? La question que se posent ses amis puis sa mère, où est-elle passée, se transforme peu à peu en une autre question, que s’est-il passé ? Comme une tragédie l’action, réduite à une épure, avance vers un dénouement inéluctable. Pourtant, tout ce qui fait l’horreur des tragédies nous est épargné. Comment dire ? Le récit est baigné d’une aura magique, d’une atmosphère onirique malgré des évocations qui pourraient être réalistes, telle l’opération de Léo, qui ne voit plus que d’un œil, les lieux précis de Paris, La Défense ou Nanterre que parcourent les personnages, la description minutieuse des appartements sur trois générations – celle d’Henri, puis de Gigi et Gabrielle. Malgré l’évocation encore de la guerre, de l’hôpital, d’une tentative de suicide, c’est l’atmosphère du rêve qui domine. Peut-être parce qu’il est beaucoup question d’enfance et plus encore des histoires qu’on se raconte ou qu’on nous raconte. Peut-être parce qu’on croise tour à tour Le Merveilleux Voyage de Nils Holgerson, la Reine des neiges ou la comptine des terreurs enfantines suscitées par La Légende de Saint-Nicolas – ils étaient, non cinq mais trois petits enfants – qui, comme le roman, descend lentement vers un dénouement, cauchemardesque dans la chanson, onirique dans le roman. Tout est transfiguré, uni dans une vision magique comme les corps qui s’unissent dans le flux de la rivière lors d’une scène figurant au cœur du roman.
À cette Nuit transfigurée s’ajoute un second roman, celui du roman en train de s’écrire. Car contrairement à d’autres livres de Dominique Dussidour, par exemple la trilogie Dont Acte [1], la narration ici n’est pas interrompue par des passages plus réflexifs sur la création, elle les contient implicitement, ou plutôt, métaphoriquement.
« Quand j’écris un roman, je vais directement du jour à la nuit du texte sans en passer par moi », disait Dominique Dussidour dans ses Petits récits d’écrire et de penser. Aux Tuileries, l’auteure nous avoue, « j’avais perdu de vue Gabrielle » et voilà qu’arrivent les jumeaux. Suivons-les, propose-t-elle. Nombreuses sont ces interventions qui rappellent le XVIII° siècle et Diderot ou Lawrence Sterne. Est-ce d’avoir plongé dans ce siècle pour la longue écriture du Sade romancier ? Ou le simple plaisir romanesque ? Mais il y a d’autres indices plus secrets, plus implicites. Le début se passe dans une sorte de brouillard et sous le chapiteau, il fait noir. « Tu les vois ? Non. » C’est le brouillard des débuts, le moment où on commence d’écrire sans savoir où on va. D’ailleurs les personnages le disent, « on s’ennuie », « on attend », « où allons-nous ? ». « Impossible de rebrousser chemin ». Écrire est une aventure qui, une fois commencée, ne peut qu’être menée jusqu’à son terme. Gabrielle enfant voit un loriot sortir d’un œuf à la coque – et tout nous est restitué par ses yeux - Gigi, sa mère, ne voit rien. C’est comme chez Duras. Il y a ceux, celles qui ont vu, Hiroshima ou le loriot, et ceux, celles qui n’ont pas vu. Il faut avoir l’esprit d’enfance ou l’avoir gardé pour atteindre l’autre côté des choses, celui de la création. La scène de l’œuf est d’ailleurs la première qu’écrivit (que vit ?) Dominique Dussidour pour ce livre. De cet œuf, de cette scène est sorti tout le roman, comme dans Proust tout Combray sort de la tasse de thé, comme les fleurs japonaises qui éclosent dans un verre, dit encore Proust. Et si cette scène ne figure plus au début du roman définitif, c’est qu’écrire un roman est comme assembler les pièces d’un puzzle – ce puzzle auquel joue Gabrielle avec son grand-père Henri.
Voilà donc un roman du roman, un hymne à l’imagination où les sauts du visible à l’invisible, du réel à l’imaginaire sont constants. Ayant réussi à reconstituer l’image d’une fille dans le puzzle, Gabrielle dit à son grand-père, je la connais, « c’est Yolande, elle est dans ma classe ». Les frontières sont abolies, ce qu’on voit – au sens de la vision et non de la vue – existe autant que ce qui est. Comme il est dit à la fin, après la disparition de Gabrielle, « la deuxième vie commence », « chacun y va de sa rêverie – de sa version – une multitude de Gabrielle – jamais imaginées – voient le jour. » Et en lisant, chacun y va aussi de sa rêverie – de sa version.

Cécile Wajsbrot

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La Nuit de Gigi est paru aux éditions La Table ronde.
Lire la préface.
D’autres notes de lecture de La Nuit de Gigi sont mentionnées ici-même.
Sur remue.net, Dominique Dussidour et Cécile Wajsbrot ont ouvert ensemble le dossier « écrire un roman aujourd’hui ».

(La photo du loriot a été prise par Imran Shah, Islamabad, Pakistan, CC BY-SA 2.0, via Wikimedia Commons)

23 mai 2022
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[1L’Alouette lulu, roman (Dont actes I), Éditions des Syrtes, 2000 ; Les couteaux offerts, roman (Dont actes II), Le Rocher, 2004 ; Le risque de l’histoire, roman (Dont actes III), éditions Laurence Teper, 2008.