14/ Didier Sandre lit « Ce qu’on fait aux poupées », un texte de Pierre Courcelle



Dans quelles circonstances on m’offrit ma première poupée, je l’ignore. Je l’avais baptisée Douce, et comme c’est ici la première fois que j’écris son nom, soudain, en le lisant, je me trouve grotesque. Son chef, ses bras et ses jambes de plastique étaient attachés à un tronc en tissu bourré de petits morceaux de mousse. Comme il arrive avec les jouets aussi bien qu’avec les questions d’identité, il faut recoller les morceaux de temps en temps. Ainsi, mon père entreprit un jour, non pas de recoller la jambe gauche qui s’était détachée car cela n’aurait tenu qu’un temps, mais bel et bien de la coudre. Je me souviens assez précisément de l’aiguille courbe qu’il utilisa pour percer l’épais plastique de la cuisse. En revanche, rien ne put réparer l’outrage par lequel je découvris le sentiment de l’irréparable lorsque je commençai de barbouiller le front de Douce avec un feutre indélébile, voulant en faire une noire — c’est du moins l’hypothèse que formulèrent mes parents. Je me souviens de la réaction effarée de mon grand-père, qui alors passait quelque temps à la maison, avant ou après la naissance de mon deuxième frère, le petit dernier dont j’ai toujours entendu dire qu’il était né très brun — et peut-être avais-je voulu rendre ma poupée aussi brune que lui — : il s’était levé de sa chaise, mon grand-père, pinceau à la main, était venu vers moi aussi rapidement que ses vieilles jambes le permettaient, et avait prestement saisi mon feutre : « Mais qu’as-tu fait là, mon garçon ? » J’étais à terre, quelque part entre la table et le chauffage au gaz. Je m’appliquais : j’allais métamorphoser ma poupée ! Mon grand-père, quant à lui, était en train de peindre une de ces scènes de village qui forçaient mon admiration. Et moi, je venais de commettre l’irréparable ! Je me suis reproché très longtemps l’irréversible maculation de Douce. Plus tard, ma déception fut grande quand je découvris que les tableaux de mon grand-père comportaient de grossières erreurs de perspective. J’appris aussi qu’il s’absentait fréquemment pour aller boire dans les troquets du coin et qu’il s’était fait une réputation de soûlaud en quelques jours. Ceci explique peut-être cela.

Irréparable fut aussi la combustion d’une jupe en laine par mon père tricotée. Je l’avais posée sur la grille métallique du chauffage au gaz, malgré et peut-être à cause de la défense qui m’était faite de m’en approcher. La petite pièce de laine synthétique se trouva percée d’un affreux trou aux bords noircis et durcis. De toute façon, Douce restait dévêtue la plupart du temps car son tronc de tissu spongieux, dont la douceur m’avait sans doute inspiré ce nom bizarre, l’empêchait d’être jamais nue.


Elle n’était pas de ces poupées qui parlent, pleurent ou urinent à la moindre contrariété. Elle se contentait de cligner des yeux avec un petit bruit sec quand on la secouait. Par yeux, j’entends ces deux globes traversés d’un axe métallique qui présentent alternativement l’aspect de la veille et du sommeil, imitant le mouvement mécanique des paupières grâce à un poids qui commande la position ouverte ou fermée selon qu’on tient la poupée debout dans le premier cas ou allongée dans le second. Certes je n’étais pas dupe et je me rendais bien compte que, quand les paupières se fermaient, elles ne recouvraient pas les globes oculaires de cette peau fine à travers laquelle, quant à moi, je contemplais quelque chose comme le cosmos pendant de longues minutes après y avoir pressé les poings : chez Douce, les paupières chassaient tout bonnement les iris dans l’intérieur obscur et vide du crâne. Elle n’y voyait goutte. Mais je m’aperçois que ma description du mouvement des yeux est fausse… Voici plutôt : les deux globes aveugles et froids restent immobiles à cause du poids qui les maintient dans la même position, et c’est le corps tout entier qui bouge autour de leur axe ; un peu comme la boussole tourne autour de l’aiguille ; un peu comme, chez l’homme, tout tourne autour de son sexe. Quoi qu’il en soit, les mille nuances des iris artificiels et les deux rangées de cils serrés conféraient quelque humanité à l’insondable Douce.

Comment Douce périt, je ne saurais le dire. J’imagine un front garni de quelques taches brunes émergeant d’un tas d’ordures dans une déchetterie… mais il s’agit là d’une représentation d’adulte contaminée par les clichés de l’art contemporain, car entre-temps j’ai découvert les poupées monstrueuses d’Hans Balmer et les inquiétantes prothèses de Cindy Sherman, et mon imaginaire poupin s’est dégradé en se teintant d’épouvantement et de cette noirceur dont, il y a bien longtemps, j’ai failli recouvrir tout à fait le visage de Douce. Plus tard, je me suis moi-même essayé aux arts plastiques en faisant un sort à la poupée de ma femme que j’avais mise en scène dans un dispositif expérimental en forme d’enquête criminelle. Il faut dire, à ma décharge, que nous avions été mutés dans une sinistre ville du Nord propice aux rêveries bilieuses. Cette poupée sans bras ni jambes, avec son petit air rétro et sa mécanique oculaire usée, je l’avais proprement emballée au moyen d’un film plastique alimentaire, et, pour la mieux conserver, j’avais tourné tant de fois le rouleau autour du corps démembré qu’à la fin c’était comme une chrysalide géante. J’avais réservé le même traitement plastique à mon édition du Voyeur de Robbe-Grillet, dont j’avais remplacé l’étoile et l’élégant m du mΥde Minuit par un ême bleu. Il y avait un message en forme d’aveu qui servait de titre à mon installation : Je suis coupable, en lettres malhabilement tracées sur un miroir au moyen d’un bâton de rouge à lèvres.


Et puis il y a quelques années, quand j’étais encore jeune divorcé, je fus amoureux d’un histrion, et comme nous partagions à peu près tout, ma fille naturellement prêta sa poupée à la troupe. On devait jouer pendant trois semaines un spectacle sans queue ni tête. Cette poupée-là n’avait pas de nom, mais elle n’était pas dépourvue de voix. C’est même pour la qualité dramatique de ses hurlements qu’une comédienne l’avait élue, et c’est à elle que ma fille l’avait confiée : « Tu prendras soin de lui, promis ? » — car cela me revient à l’instant : c’était un garçon, on l’appelait simplement Bébé. La comédienne tint presque parole. Elle berçait Bébé tous les soirs au début du spectacle, mais chaque fois qu’elle lui ôtait le pouce de la bouche, des cris retentissaient, et cela créait insensiblement une sorte de musique primitive dont le rythme syncopé de plus en plus régulier faisait entrer la comédienne en transe. Elle finissait par jeter Bébé sans façon pour danser plus à son aise, agitant bientôt une bouteille d’eau minérale avant d’en répandre le contenu sur le plateau et de s’y précipiter elle-même pour y glisser dans toute sa nudité. Une autre comédienne, vêtue seulement d’une culotte et de bottes de cow-boy, entrait alors en scène, et, d’un méchant coup de pied, envoyait Bébé sous les gradins. Ma fille n’assista pas aux représentations. Bébé sortit presque indemne de cette sombre histoire. Le savon eut raison de quelques noircissures dues aux coups de pied et aux chutes répétées sur le tapis caoutchouteux qui recouvrait le plateau.

Ces temps-ci, ma fille commence à dire « quand j’étais petite », à s’étonner de sa propre frimousse sur des photographies d’il y a six ou sept ans. J’ai remisé Bébé dans un placard car elle préfère jouer avec d’affreuses petites poupées vampires qui ont le teint vert, jaune ou bleu et se parent d’extravagance. Se souviendra-t-elle de Bébé dans trente ans ? S’intéressera-t-elle seulement à ces mythologies familiales que je tricote sans fin ?


5 juillet 2014
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