[26] Un rêve de Sade, août 1799
Texte lu à la Nuit remue 7.
« On assure que de Sades [sic] est mort. Le nom seul de cet infâme écrivain exhale une odeur cadavéreuse qui tue la vertu et inspire l’horreur : il est l’auteur de Justine ou les Malheurs de la vertu. Le cœur le plus dépravé, l’esprit le plus dégradé, l’imagination la plus bizarrement obscène ne peuvent rien inventer qui outrage autant la raison, la pudeur, l’humanité. Cet ouvrage est aussi dangereux que le journal royaliste intitulé Le Nécessaire, parce que si le courage fonde les républiques, les bonnes mœurs les conservent ; leur ruine entraîne toujours celle des empires. »
La nuit suivante, Sade bien vivant, et qui démentira sa propre mort par voie de presse, fait ce rêve resté inédit jusqu’au 7 avril 2013 :
il s’agissait de s’éloigner rapidement, de fuir presque, fuir quoi précisément je l’ignorais, nous étions trois à nous empêcher d’avancer, à nous retarder, nous tirer dans les pattes que nous avions fines, aussi fragiles que celles d’un cormoran
un homme, une femme, un enfant
vu de l’extérieur une famille, ce n’était pas une famille, une famille je sais ce que c’est, ce n’en était pas une, même si ça en avait le symptôme, l’empêchement réciproque, même si ça en avait la douceur, la bienveillance, la confusion, le « si on n’embarque pas à trois, personne n’embarque », des facéties de ce genre
nous étions en Italie comme au bon vieux temps de l’amour, de la jeunesse, de l’espoir, de la crédulité, le bon vieux temps des fraises et des petits pois mais ça n’était pas Naples, peut-être Venise moins les palais, non, c’était plutôt un port, plutôt industriel, Gênes, Trieste, je ne sais pas
l’urgence nous avait sortis d’une chambre charmante où nous avions laissé nos bagages et peut-être bien nos billets car sans cesse nous tentions de revenir dans la chambre et sans cesse nous nous en éloignions
passage ou croisière, croisière sûrement pas, un passage vers ailleurs, une terre inconnue, une île inexplorée, trois billets procurés à prix d’or, payés de la main à la main à un quelconque intermédiaire, trois places réservées sur le pont vers une destination qui nous avait paru salutaire mais là plus rien, impossible de se souvenir de la destination, seulement l’urgence de partirles immeubles étaient gris de suie
les rues penchaient
le ciel nous contraignait à baisser la tête
le jour ne se lèverait jamais, aurait-on ditles quais étaient encombés de ballots, caisses, malles, passagers et pas question d’entraide, nous bousculions, on nous bousculait sur le quai du chacun-pour-soi et moi aussi chacun-pour-soi/ chacun-pour-eux la femme et l’enfant qui m’accompagnaient, une famille, si c’était une famille, soudée par quelque chose qui la dépassait, chacun rêvant d’abandonner les autres et de courir à toutes jambes
et voilà que nous étions à bord d’un navire, sans bagages, sans billets mais qu’importe, on ne nous demandait rien, destination on ne la demandait pas, on regardait les quais défiler, elle me demandait si c’était le bon bateau qu’est-ce que j’en savais
je ne savais pas si nous fuyions un territoire géographique ou une période historique, une de ces périodes aussi impitoyables les unes que les autres, aussi implacables, aussi meurtrières
çà et là la porte d’une cabine s’ouvrait, on apercevait une lampe, un boudoir, une ottomane, un coffret à bijoux, une table de jeu, çà et là un miroir et ses reflets, çà et là une corbeille de fruits, un chevalet
les noms de pays et les gouvernements s’abattaient, tombaient à nos pieds sur le pont du navire, nous faisaient trébucher, culbuter
notre chute était burlesque
elle faisait partie du tableau
elle concourait au processus
nous traversions la Terreur, nous traversions l’Europe à feu et à sang, sans billets, sans destination
notre fuite était notre destination mais il s’en fallait de beaucoup que nous l’admettionsune femme plutôt jolie, plutôt jeune, douce, sensible en d’autres circonstances mais là privée de circonstances
un enfant plutôt joli, très jeune, se tenant à carreau, joueur en d’autres circonstances mais là affolé, trop affolé pour jouer
et moi m’en étant chargé ou plutôt, le rêve m’ayant chargé de nous conduire quelque part où nous serions en sécurité, où nous serions en paix, où l’histoire cesserait de nous poursuivre
Il a refermé la porte de son cabinet de travail, mis l’encre au bain-marie afin qu’elle dégèle. À cette époque de sa vie peu lui importe le froid, peu lui importe la faim, il ne demande plus autre chose que continuer d’écrire et raconter un monde où les corps destinés sont libres de penser.
[tu avances sur les pages droites de ton cahier, la gauche est réservée aux ajouts et aux commentaires, tu te glisses entre les pages que tu tournes une à une après les avoir couvertes de phrases écrites à la plume et à l’encre noire, dans ce mouvement de tourner la page ta main explore le vide à tâtons, elle tente de lui donner une dimension palpable, des limites, souvent tu t’inquiètes, qui sait si la page ne va pas cogner contre un obstacle que tu ne vois pas, un obstacle qui te dira, le vide commence là, regarde, la page est bloquée, elle ne veut pas tourner, elle refuse de passer à autre chose, qui sait si l’obstacle ne te dira pas, le vide finit là mais crois-moi, redoute de quitter le vide pour entrer dans la continuité de l’histoire car alors elle te prendra à la gorge et ne te lâchera plus avant que tu aies renoncé à écrire le verso de tes rêves]
Image : Votez Sade, Tom Gutt, 1964 © Claudine Jamagne.
[1] Journal fondé par François-Martin Poultier d’Elmotte, député montagnard puis bonapartiste.