[4] Un rêve de Marcel Noll, La Révolution surréaliste n° 7, juin 1926

C’est la révolution. Le matin de ce jour Sade a été conduit en prison par un détachement de chevau-légers. Le roi (dont je suis un des conseillers), sa suite et la majeure partie du peuple qui lui est restée fidèle, habitent un ensemble de vieilles maisons (apparemment l’Hôpital Civil de Strasbourg) qui, entourées d’un haut mur et protégées de tourelles, composent la résidence royale.

Sans l’avoir vue encore, je sais que je dois aimer la fille du roi, Augustina, qui admire et estime hautement le marquis de Sade qu’elle a vainement protégé contre les poursuites de son père.

Je suis avec le roi et deux de ses conseillers dans une pièce carrée dont l’unique fenêtre domine la route nationale. Accoudé à cette fenêtre, j’assiste à cette scène : quelques cavaliers accourent au trot, se dirigeant vers la résidence, sans doute pour y rendre compte d’une mission remplie. Une jeune fille que je reconnais aussitôt pour être Augustina, s’élance vers eux et tente d’arrêter les chevaux. Mais elle est bientôt traînée à terre et maltraitée par les cavaliers. Me rendant compte du danger couru par la jeune fille, je veux m’élancer au-dehors pour la secourir. Mais le roi, devinant mon projet, ordonne à ce moment à toutes les personnes présentes de s’agenouiller à l’effet de prier. Fou de colère, je sors mon revolver et le décharge à plusieurs reprises sur le roi. Celui-ci part d’un énorme éclat de rire et me fait savoir que la meilleure façon qu’il avait de me punir était de me laisser tranquille. Il me tient une sorte de discours où revient constamment le sens de cette phrase : « La prison ou la mort ne sont pas pour les amoureux. »

Pendant ce temps, la jeune fille a eu la force de se traîner jusqu’à notre porte. Elle est poursuivie par toute la populace de la résidence qui l’injurie et la menace de mort. J’ai grande peine à laisser entrer Augustina et à empêcher les manifestants d’envahir la pièce. J’y réussis pourtant, et bientôt, devant moi, se tient la jeune fille presque nue, le dos couvert de traces de coups de cravache. Je remarque quelques ecchymoses sur son sein droit. Elle m’enlace sans mot dire.

Des servantes s’empressent bientôt autour d’Augustina pour lui laver les blessures qui disparaissent aussitôt sans laisser de traces. Durant tout le temps que durent ces opérations, je suis muet, en admiration devant la grande beauté de cette jeune fille. Mon émotion atteint son comble lorsqu’elle me dit, tout à coup : « Vous savez, Bataille (je comprends : Sade) ne se doutait pas que Justine… » Je n’écoute pas la fin de la phrase, très frappé de l’analogie qui semble exister entre le nom de Justine que la jeune fille vient de prononcer et son propre nom.

À ce moment, le roi réapparaît, et toute son attitude indique qu’il a pris une résolution à l’égard de sa fille et au mien. Avant même qu’il ait prononcé un mot, Augustina jette un cri et s’élance au-dehors. Je cours à la fenêtre et la vois s’engager à une allure folle sur la grande route. Elle a bientôt disparu à l’horizon.

Dès lors, une grande tristesse m’ayant envahi, je ne prends plus aucune part d’intérêt à ce qui se passe autour de moi. J’apprends encore que le roi est détrôné, sa suite et tous ses fidèles chassés de la résidence. La tête baissée, debout, je sais que défilent devant moi tous mes ennemis. C’est un cortège long et lent que je suis plutôt tenté de prendre pour un hommage rendu à ma tristesse que pour le départ d’un peuple vaincu. Indifférent, je sais qu’ils sortent, hommes et femmes, par une porte basse. De temps à autre, une main de femme se tend vers moi. Sans me préoccuper autrement de cette femme, sans même regarder son visage, je baise cette main…

Je suis assis, seul dans la salle du trône. Je ne pense plus à la victoire remportée, mais seulement au projet de me mettre à la recherche d’Augustina. Puis, la nuit s’épaississant, je ne me rends plus compte que du décor qui m’entoure, et de moi-même, la tête dans mes mains ouvertes, seul.

Marcel Noll.

8 mars 2012
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