56 lettres de Georges Perec à un ami


Un jour elle m’accompagna à la gare. C’était en 1942. C’était la gare de Lyon. Elle m’acheta un illustré qui devait être un Charlot. Je l’aperçus, il me semble, agitant un mouchoir blanc sur le quai cependant que le train se mettait en route. J’allais à Villard-de-Lans, avec la Croix-Rouge.
Georges Perec, W ou le souvenir d’enfance, Chapitre VIII,
Gallimard, L’Imaginaire, p. 48.

Ma mère m’accompagna à la gare de Lyon. J’avais six ans. Elle me confia à un convoi de la Croix-Rouge qui partait pour Grenoble, en zone libre. Elle m’acheta un illustré, un Charlot, sur la couverture duquel on voyait Charlot, sa canne, son chapeau, ses chaussures, sa petite moustache, sauter en parachute. Le parachute est accroché à Charlot par les bretelles de son pantalon.
Georges Perec, W ou le souvenir d’enfance, Chapitre X,
« Le Départ », Gallimard, L’Imaginaire, p. 76.

« vient de paraître »

Georges Perec, 56 lettres à un ami, Le Bleu du ciel, 2011.

C’est cela pour moi, c’est comme ça que ça me regarde.

Addendum à la dixième conversation avec ma table : « Regarde ça ».

Cela qui m’a le plus frappée en regardant le livre Georges Perec, 56 lettres à un ami, Le Bleu du ciel, avant de le lire, c’est la concaténation des pages et des lettres et des pages de lettres qui semblent sortir par anticipation des premiers Espèces d’espaces écrits par Perec dans le livre éponyme : la page et le lit.

Le design graphique des lettres et de leurs corps – avec plus que jamais la bienvenue polysémie des mots “lettre” et “corps”– travaillent platement la surface visuelle et textuelle comme Titien préparait la peinture comme un lit et Perec parcourait une page comme un “page ”.

Telle une suite d’anneaux de métal engagés les uns dans les autres et servant à de multiples usages, les lettres écrites en 1959 par le para Perec dans une caserne béarnaise et adressées à R me sont littéralement tombées dessus à la manière de mails par anticipation.


J’écris : j’écris...
J’écris : « j’écris... »
J’écris que j’écris...
etc.

(...)

Lettre à-lettre, un texte se forme, s’affirme, s’affermit, se fixe, se fige :

Lettre après lettre, un homme âgé de 23 ans ne forme pas, n’affirme pas, n’affermit pas, ne fixe pas, ne fige pas un texte − Écrit-il seulement des « phrases » ?
 [1]

Un appelé, un conscrit de France pendant la guerre d’Algérie qui ne se trouve pas en Algérie, une recrue d’un des régiments les plus durs de l’armée française dont la musculature est proportionnelle à la durée plus ou moins longue de prise d’un livre plus ou moins lourd les bras allongés dans un lit, un sportif de lit donc ne jouissant d’aucune prédisposition à l’exploit sportif, court, rampe, saute, franchit les obstacles, porte des pierres, brique des baraquements, nettoie des latrines, fait des pompes, saute à la corde, fait des kilomètres dans la neige avec paquetage et fusil sur le dos, court avec tout le barda dans un temps obligatoire, écrit à ses copains... et saute en parachute. [2]

Ce corps jeune mais flapi, courbu, lessivé, raplapla autant dire vidé [3] parcourt une ligne générale qui conduit la lecture à des déplacements incessants hors du cadre de la page.

L’"art de la découpe" n’est pas la moindre réussite de la conception de ce livre qui rend visible autant que lisible le "montage des attractions" qui caractérise La Ligne générale, le film d’Eisenstein et le projet de la revue éponyme fomentée par Perec et ses amis [4].

Regarder la page qui précède celle que l’on regarde, passer derrière, traverser en biais un même lieu d’“incarcération”, voir qu’on ne sait pas voir au travers d’un feuillet mais faire apparaître quand même par l’inclusion d’une flèche courbe ou du dessin intérieur d’une lame de rasoir admirablement mise en page, un trompe-l’œil, c’est faire sortir de ce « matériau effrité, de ces fibrilles, fourbis, biffures de vie et autres frêles bruits » [5] des CHOSES COMMUNES. [6]

À la conjonction de l’art et de la vie le dessin qui coupe la lettre [manuscrit] est celui d’une “quille”, une figure omniprésente dans toutes les lettres → en argot des casernes le « mot mana » signifiant la fin du service militaire. On ne peut rien faire avec une quille, ni se promener, ni se saouler, ni rien, mais sans quille on ne peut rien faire non plus.


besoin de femme
et je passe sur beaucoup d’autres choses...
et j’en ai marre – et reremarre – et merde – et laqblaq

Le bonheur de ces 56 lettres – partager la jubilation d’écrire, d’où l’importance de l’adresse à R – montre un corps qui par ailleurs ne se montre pas sauf à occuper effectivement l’espace et le temps définis par la précision d’une en-tête de lettre : « C. C. S/C. 118e RCP, Service du Trésorier, Camp du Hameau, Pau BP [manuscrit le 7 août 1959] ».

Les aventures acrobatiques d’un parachutiste s’incarnent autant dans le contenu souvent “plat” et “vide ”des lettres que dans l’inscription d’une signature manuscrite en forme de point d’interrogation.

Si un "livre d’artistes" est un livre produit par des artistes, ce livre peut être considéré comme tel tant il est plastiquement différent des autres publications de correspondances d’ écrivains par sa capacité à figurer les « æncrages » perecquiens mis en lumière par Bernard Magné : « Les æncrages représentent précisemment dans les textes de Georges Perec les lieux stratégiques où se nouent, dans l’espace concret de la page, les relations complexes entre le langage auquel l’écrivain n’a jamais cessé de faire confiance, le sujet à la recherche des traces de son histoire et le monde qu’il s’obstine à vouloir déchiffer. » [7] Plus qu’une juxtaposition d’espaces le livre 56 lettres à un ami publié par les Éditions Le Bleu du ciel est un montage de lieux où l’histoire personnelle et l’Histoire avec sa grande hache se jouent du sens pour donner sens à des éclats de voix, de vie, de lettres. « Le sens prend forme là où les formes trouvent leur sens » (Bernard Magné).

Avec un plaisir haptique inouï, le lecteur découvre, au cœur des pages du livre, imprimés sur un papier plus fin de qualité épistolaire, des fac-similés de lettres manuscrites qui confirment la pertinence des choix graphiques de cette très belle édition (sans parler des qualités plastiques de la première et dernière de couverture qui font œuvre à elles seules et de diverses subtilités comme le cul-de-lampe représentant l’insigne du béret d’un parachutiste légendé d’un « laQ !b !laQ ! » écrit de la main de G).

Chaque lettre manuscrite reproduite semblant être écrite sur un support différent de format différent avec une graphie différente fait de l’équivoque épistolaire, [8] ♫ de la vie ♪
une chose de l’art


il y a des choses différentes qui sont pourtant un peu pareilles ; on peut les assembler dans des séries à l’intérieur desquelles il sera possible de les distinguer

de la page quadrillée d’un cahier d’écolier couverte de l’écriture la plus scolaire, à la prise de note sur bout de papier quelconque plein de ratures et de petits dessins, le livre donne l’impression au lecteur de surfer sur la lettre et de toucher la pellicule [la petite peau] du papier en étant touché par elle.

Les lieux où sont écrites ces lettres sont littéralement les lieux des expériences [mises en danger, traversée de périls] d’un corps vivant qui sait que ce qui ne tue pas rend fort et qui l’écrit l’écrit l’écrit 56 fois à un ami pour supporter deux années complètes moins trois semaines de service militaire.

Hier soir, sur le plateau de ma table, tout anachronisme par anticipation est permis. On est en 1959, deux conscrits de France se rencontrent sur le plateau de hêtre gravé de lettres et couvert des lettres précieusement conservées par l’amour d’une mère dans une boîte en carton où est inscrite la marque de margarine Astra.

Astra c’est le nom du camp militaire où le para Perec a reçu sa formation de parachutiste, un parachutiste en uniforme qui ne ressemble en rien à un autre parachutiste en uniforme − il est souriant, disert, drôle − et traite son copain de “con” et l’engueule :


C’est l’homme qui écrit et pas le stylo. Tte œuvre est un regard sur le monde. Non pas le regard torve du voyeur, celui qui vit de ce qu’il voit et n’attend rien d’autre de sa vision qu’un plancton ss saveur – mais un regard lucide, celui d’un homme participant à l’aventure de son temps.

Tu m’emmerdes ...

Le copain à qui s’adressent les petits-mots-doux de ces lettres, à la demande de l’éditeur, écrit un préambule très émouvant de réserve, de pudeur, de précaution... Celui à qui il est demandé de ne pas trop déconner quand même (sic), 53 jours plus tard... heu ! 53 ans après la première lecture de ces lettres s’excuse de ce qu’il écrit et demande à garder un relatif anonymat. [9]

Ouf, c’est haut ce plateau, les deux jeunes hommes de 23 ans affectés, motivés par des événements plus ou moins proches, faisant face de toutes leurs forces à la violence du moment, cherchent une cohérence à cette vie qui n’en a pas.
À suivre la Ligne générale le plateau s’enfonce dans l’épaisseur sémantique des lettres.
Ces garçons ne supportent pas la mauvaise foi des discours sur l’ « identité du peuple » et la « force d’une nation ».
Ils se jettent dans le vide


le premier pas vers la lucidité et la conscience révolutionnaire.

au départ il ne semble y avoir aucun rapport entre un saut en parachute et une conversation sur un plateau de table.

L’incarnation des lettres aide à franchir sans peur les étapes nécessaires pour sauter.


ouf, c’est haut. bruit énorme. attente extrêmement lente.

l’équipement très lourd. quelque chose de très pénible à porter

à ce moment là, il y a un doute
c’est à ce moment là que se pose le problème du choix

exactement le problème de la vie tout entière
toute cette lourdeur.

et à un certain moment on se trouve devant le vide [10].

Seul importe le mouvement que je fais vers le livre
loin de la carte de « fête des mères » distribuée aux soldats français en 1959
et très près de l’amour maternel.

9 mars 2012
T T+

[1Relativement à « l’absence radicale du concept de phrase » dans l’œuvre de Perec, lire François Bon, réponse au questionnaire de Jean-Luc Joly publié par les Cahiers Georges Perec n°11 « Filiations perecquiennes », Le Castor Astral, 2011, p. 215.
Relire le fragment consacré à "La phrase" dans Roland Barthes par Roland Barthes (1975) et le chapitre 14 (1955-1956) du Perec de David Bellos, Une vie dans les mots, Seuil, 1994.

[2Cf. le chapitre 19 de David Bellos, Perec, une vie dans les mots.

[3Mettre en avant la matière verbale du corps de l’écrivain, qui n’est pas effectivement ce que l’on perçoit d’emblée en lisant ces 56 lettres, est sans « intention polémique » vis-à-vis du très remarquable essai de Maryline Heck, Le corps à la lettre, récemment publié aux Éditions José Corti, c’est amorcer un autre point de vue, une “vision du monde” qui ne serait pas pré-construite, un regard oblique qui ferait en faisant les choses.

[41959-1960, avec l’appui de Jean Duvignaud. L’actualité éditoriale et l’édition récente du Condottière invite à lire La Cicatrice de Jean Duvignaud (Actes Sud, 1993) et à écouter la conférence (34 mn), " L’exil prend-il au visage ? La cicatrice de Perec ou le visage de l’exil de Nelly Wolf-Kohn, Maître de conférences à l’Université Lille III

[5Claude Burgelin, dossier Perec de la revue Europe janvier-février 2012, p. 72

[6Des expériences qui depuis le début des années 1990 ont échafaudé et circonscrit d’une certaine manière les territoires d’un métier de « prof de pratiques artistiques » dans le cadre d’ateliers "choses communes" et d’ “établis de paroles”.
Cf. article " Des étudiants de l’École des beaux-arts perecquiens" in Cahiers Georges Perec n° 10
et vidéos
Des choses en valise
Petits récits d’Ellis Island
Parle-moi Kiga
La ville n’est pas un lieu

[7Bernard Magné, Georges Perec, Nathan Université, écrivains 128, 1999, p.116.

[8Cf. Vincent Kaufmann, L’Équivoque épistolaire Minuit,Collection « Critique », 1990.

[9Délicatesse et discrétion qui me donnent vraiment le désir de le connaître l’ami Roger.
L’entretien de Claude Burgelin en début du dossier Perec de la revue Europe janvier-février 2012 relève de mêmes qualités humaines et engendre autant d’émotions.

[10in Georges Perec, Je suis né, La Librairie du XXe siècle/Seuil, 1990, « Le saut en parachute ».