#6 Sur la route (seconde partie)

Résumé : d’ouvrière, Norma Jeane est devenue modèle pour des magazines. Elle rencontre le photographe André de Dienes, avec lequel elle part en road trip. Après les explications d’usage, voici qu’apparaît une voiture, directement dans la salle d’exposition.

Mesdames, messieurs, vous l’aurez peut-être deviné, vous avez devant vous la Buick d’André de Dienes, véhicule dont il avait aménagé l’arrière pour servir de chambre et de cuisine à Norma Jeane pendant qu’il conduisait, d’où le matelas, les oreillers, le thermos. À travers les vitres, vous pouvez voir défiler le paysage tel qu’il devait leur apparaître et ainsi refaire le voyage. Comme tout à l’heure, à chaque vitre sa thématique, plage, campagne, montagne, route. Seulement maintenant, vous êtes tout près. Vous êtes dedans, même. Chaque panorama est un film à lui seul.
La campagne, par exemple, voilà bien un décor en expansion. La même année, en 1945, Norma Jeane pose pour Potter Hueth, un ami de David Conover, en jupe écossaise, assise sur une botte de paille à côté d’un dalmatien. Puis elle barbote dans une crique sous l’œil de Richard Whiteman, autre photographe qui s’émerveille de sa coopération comme si elle se trouvait devant un maître alors qu’il n’est alors, avoue-t-il, qu’un zéro, un inconnu. Elle s’étend dans l’herbe devant un autre type, Richard C Miller, qui lui met entre les mains un fusil, une canne à pêche, un pistolet. Au passage, on remarquera que la ferme, la chemise à carreaux et le chien sont décidément très prisés. Qui manque d’imagination ? Le client, le publicitaire, le photographe, le modèle ?
À gauche, toutes vitres ouvertes, la mer se déroule elle aussi, s’étire, entraîne vers une succession de prises de vues – oui, l’axe s’est modifié, par rapport à tout à l’heure, où la plage était droit devant : vous fonceriez en voiture dans l’océan, vous ? Jusqu’au bout Marilyn a été photographiée à la mer, et par les plus grands. Nous pourrions rester là et ne plus en bouger, l’exposition conserverait son sens.

Notez ceci : au milieu des années 40, Norma Jeane pose dans les mêmes tenues, pull rouge, marinière, combinaison courte et blanche devant les gamins embauchés par l’agence Blue Book, défile sans arrêt en bikini. Voilà qui risque devenir lassant ? Nous sommes d’accord. Une seule séance paraît un peu plus originale, mais je ne vais pas vous en parler tout de suite, nous organiserons une bifurcation tout à l’heure. Restons assis encore un moment dans la Buick, voulez-vous ? Devant nous, maintenant à travers le pare-brise la montagne, des rochers, des pentes, des nids d’aigle. Vous avez le vertige ? Qu’est-ce que ce serait s’il vous fallait, comme eux, tout gravir. Voici la montagne, donc, et sa célèbre Death valley que Norma Jeane traverse en courant, silhouette solitaire, photographiée à plusieurs mètres de distance, minuscule à l’image – ce qui au passage n’est pas sans rappeler la scène des Misfits où on l’entend crier dans le désert de Pyramid Lake, vue de très loin aussi, si ce n’est qu’il ne s’agit pas ici d’exprimer une colère, de donner un sens à l’existence, seulement de partir en quête d’une chute d’eau spectaculaire pour y faire poser une fille nue, projet secret du photographe. Golden mine, écrit-il dans le journal pour désigner Norma Jeane à ce moment précis. La Death valley, c’est le pays des chercheurs d’or, bien sûr, de Dienes a compris à qui il avait affaire. Seulement voilà : la cascade se révèle une source de rien et il fait trop froid pour se déshabiller. Il n’ose même pas lui demander.
Norma Jeane à la place prend ses jambes à son cou, suivons-la des yeux un instant. Ou plutôt non. Je vous parlais tout à l’heure d’autres nus qui figurent dans le journal d’André. Revenons-y à présent, voulez-vous, tandis que notre héroïne continue de courir en pantalon clair et pull sombre, traverse un désert de granit, une planète de lave refroidie, de dunes noircies, accidentée et granuleuse, au sol moucheté comme une peau de panthère. De loin et en plein mouvement, elle n’est ni sexy ni aguicheuse. Elle est habillée comme si elle sortait du bureau, filait prendre son train de banlieue.
Les nus d’André, c’est autre chose : de belles plantes aux seins dressés qui se tiennent droites sur des rochers au mépris de la pesanteur, prises au début des années 50. Sa préférée s’appelle Sue Snow, ou Suzanne Snow, belle gosse qui restera à jamais une pin-up à poil aux qualités acrobatiques, ne franchira pas d’autre étape. Vous voulez en voir davantage ? Eh bien c’est possible, le journal d’André de Dienes est exposé ici, à côté de la porte de sortie. On dirait le vrai, n’est-ce pas ? Un exemplaire unique, tapé à la machine, raturé, paginé à la main, photos collées à l’intérieur. C’est un leurre, destiné à donner l’illusion aux lecteurs d’avoir fait main basse sur le trésor. Un journal en simili, un livre-décor, spécialité des photographes. Sue Snow est en page 230.

Bien. Ceux que ma bifurcation intéresse peuvent me suivre dans cette salle 2 bis. La visite sera courte. Aux autres : à tout à l’heure. Vous avez dix minutes de silence, de temps mort pour retourner à la mer, gravir la montagne, caresser le chevreau, franchir la vallée et vous allonger sur la route, tout ça sans sortir de la voiture. De la sensation, frisson garanti, en sécurité derrière le pare-prise.

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Bonus : je vous propose d’utiliser ces dix minutes pour écrire un texte qui évoquera une femme sur une route, n’importe quelle route (chemin, rue, avenue, autoroute...). Votre seule contrainte sera celle du temps : dans dix minutes, le guide reviendra et il vous faudra reprendre la visite. Pour le reste, tout est possible. N’hésitez pas ensuite à me proposer vos textes à athanorster[at]gmail.com, je les posterai sur mon site.

30 septembre 2019
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