André Markowicz | Un entretien aléatoire (14) : Ombres de Chine

OMBRES DE CHINE
(notes au début d’un travail)



Je ne lis pas le chinois, je suis àpeu près totalement ignorant de la Chine, mais, la poésie chinoise, je la lis depuis l’adolescence. Je la lis en russe, depuis qu’Efim Etkind m’a prêté les livres de Li Bo, Tu Fu et Wang Wei traduits d’après des mots-à-mots par Alexandre Guitovitch (1909-1966). Le monde qui s’est ouvert làm’a tout de suite fasciné par la façon dont ces poètes du VIIIe siècle savaient prendre un détail pour signifier des abîmes d’expérience, comment ils savaient concentrer l’émotion sans, presque jamais, la nommer. J’ai été bouleversé, aussi, dans ces poèmes russes (car il s’agissait bien de poèmes russes), de sentir pourquoi un homme comme Alexandre Guitovitch les traduisait : non seulement pour eux-mêmes, bien sà»r, mais parce qu’ils étaient le miroir de leur siècle — je veux dire autant celui du leur (le VIIIe) que celui de notre siècle ànous. Je lisais les poèmes de Tu Fu sur la guerre civile, sur la famine, sur la terreur — écrits àpropos de la révolte d’An Lu-shan qui ravagea la Chine àpartir de 755 —, et, ce que je lisais vraiment, c’était le destin de la Russie au XXe siècle.
On estime que la révolte d’An Lu-shan fit décroître la population chinoise de 53 millions (recensement de 753) à17 millions (recensement de 764). S’agit-il de 36 millions de morts, ou d’une totale désorganisation de tout le système administratif de l’Empire qui fait que les recensements sont devenus quasiment impossibles après la guerre civile ?... — Toujours est-il qu’au moment où Li Po et Wang Wei écrivent des poèmes qu’on pourrait croire dédiés àleur communion avec la nature, il y a autour d’eux des millions et des millions de morts. Pour quelqu’un comme moi, dont la famille a été marquée àla fois par le nazisme et par le stalinisme, le parallèle ne pouvait pas ne pas être conscient.
J’ai lu en même temps les poèmes de celui que les Russes appellent Bo Tsu-I (En anglais et en français, je devais apprendre qu’il s’appelle Bai Yuji, ou Bo Chü-I). Làencore, ses poèmes — quasiment prosaïques — sur la vie des paysans qu’il côtoyait, sur les guerres, sur les famines, tout cela me rappelait d’autres guerres, d’autres famines. J’avais l’impression de lire ma propre histoire, de lire, aussi Nikolaï Nékrassov, ou les « Poèmes sur la terreur  » de Maximilian Volochine. Pourtant, alors que Guitovitch utilisait un vers rimé, qui me rappelait les recherches formelles de la poésie russe des années 1920-1930 (et, très souvent, les intonations mêmes d’Anna Akhmatova), les traductions de Lev Eïdline (un des rares traducteurs du chinois en Russie àlire le chinois lui-même) ne reprenaient pas la rime. L’effet était très différent, bien sà»r, mais un même sentiment de grandeur et d’urgence se dégageait. À lire les poèmes sur la guerre de Bo Chü I ou de Tu Fu, on les croirait écrits maintenant, aujourd’hui : on les lit, on les sent siens, tout de suite, sans distance, comme jetés directement àla figure.

Plus tard, j’ai lu les mêmes poèmes en français, dans l’anthologie de Paul Demiéville, pour la célèbre collection "Connaissance de l’Orient". Là, les questions ont commencé.
D’abord, je savais que c’étaient les mêmes poèmes, mais je ne reconnaissais plus rien, àpart la trame fine de l’intrigue — et encore, très souvent, dans même cette trame il y avait des différences telles que j’avais l’impression que les traducteurs étaient partis de textes différents, de textes qui n’avaient souvent pour point commun que le nom de l’auteur. Autre chose me frappait : plus je lisais de traductions, plus les poèmes s’éloignaient de moi. Moins ils arrivaient àme toucher. Je commençais àcomprendre que les traductions russes étaient souvent très éloignées du texte original, mais ce qui m’avait frappé directement, sans que je pense un seul instant àla langue ou àme demander dans quelle mesure c’était ce que l’auteur avait vraiment voulu dire, me paraissait lourd, engoncé dans une absence de forme qui, les réduisant àl’intrigue la plus simple provoquait une impression d’éloignement catastrophique : un flottement qui, devenant presque total, laissant le texte, dans le meilleur des cas, àson exotisme de curiosité.


Lisant un texte russe, ma langue maternelle, je suis capable, je pense, de sentir ce qui fait la matière même du texte que je lis : j’entends les voix, j’entends l’intonation, j’ai le pressentiment des différents possibles, des sous-entendus, je partage, plus ou moins, le monde de l’auteur. La traduction se fait dans ce partage. D’une façon ou d’une autre, le texte français de Pouchkine que le lecteur a sous les yeux quand il lit « mon  » Pouchkine, se conçoit et se présente comme un équivalent du texte écrit en russe. — Faute d’équivalence possible, la traduction peut aussi ne pas se faire : c’est justement parce que je suis conscient de l’abîme qui s’est creusé entre de ce qu’on appelle poésie en Russie et en France après la Révolution d’octobre 17 que je me refuse àdonner des traductions écrites de la plupart des poètes du XXe siècle.
Mais quelle traduction pour cet étranger absolu qu’est un poème chinois ?
Quelle traduction pour les images, pour les connotations, puisque la poésie chinoise ne renvoie qu’àelle-même, et demande que son lecteur partage les références culturelles, mythologiques, du poète ? Quel système de notes en bas de page pourrait-il rendre compte de ces passages constants du mythe àl’Histoire et de l’Histoire au présent — un présent qui n’est lui-même qu’en tant qu’il est un retour àla fois provisoire et constant ?
Et puis, nous savons bien : la poésie chinoise n’a pas de lecteur, elle ne peut avoir que des spectateurs, qui sont en même temps des auditeurs.
Quelle traduction peut-il y avoir pour les idéogrammes, porteurs en tant que tels non pas d’un sens, mais de plusieurs, et, plus encore, d’une étymologie par le dessin, par l’agencement des différents traits qui les composent ? Et quelle traduction possible pour le rythme et la structure sonore d’un texte qui n’est composé que de monosyllabes, puisque tel est le propre de la langue chinoise ? — Je peux traduire l’alexandrin de Pouchkine par un alexandrin ; je peux traduire son pentamètre iambique par une forme particulière de décasyllabe en français — c’est une question, finalement, de savoir-faire technique. Mais vouloir donner une équivalence métrique àun quatrain de pentasyllabes n’a évidemment aucun sens pour une langue occidentale. Et que faire d’une écriture qu’on pourrait dire sans syntaxe, sans verbes conjugués, très souvent sans sujet exprimé ?
Les analyses de François Cheng sont assez claires pour que je n’aie pas besoin de m’y attarder : nous sommes là, pour nous, lecteurs occidentaux, dans le domaine de l’insaisissable — réellement, oui, dans le domaine des ombres.


Mes poèmes « non-traduits  » sont construits sur le besoin de faire advenir, en français, des ombres rayonnantes, des présences — ce que j’appelle des « figures  » Le personnage (réel ou inventé) brasille àla limite de l’apparition, comme s’il était juste sous la surface de l’eau, se forme et se dissout, se recompose dans le passage d’une langue àl’autre, du monde sans parole que chacun porte en soi au monde matériel des mots offerts àlire. À chaque fois, d’une façon ou d’une autre, il s’agit de tracer les contours de cette ombre, de se les approprier pour les éloigner de soi et les rendre sensibles, — partageables.
C’est de la même façon, pour redécouvrir dans ma langue àmoi, le français, les poèmes que j’avais lus en russe et qui m’avaient tellement touché, que je me suis proposé de tracer pour moi-même les contours de ces « ombres chinoises  ». Non pas en traduisant directement du chinois — mais en m’approchant de ces textes àpartir du plus grand nombre de versions que je pouvais trouver, — russes, françaises, anglaises, voire espagnoles, italiennes ou bretonnes, quand bien même j’aurais eu la chance d’avoir un mot àmot précis. Il s’agit bien, une fois encore, de tracer les contours de ce qui, pour moi, reste et sera toujours une ombre, quand même j’aurais quarante traductions mot-à-mot d’un même poème.
Faire advenir pour soi, et donc, donner àlire, tel est le but de ce nouveau travail. Mal assuré, flottant, aléatoire.


La plupart des poèmes Tang (dont je m’occupe ici) sont écrits en vers de 5 ou de 7 syllabes.
J’ai commencé par traduire des poèmes de cinq syllabes — en prenant le parti, totalement arbitraire, de traduire les vers de 5 par des décasyllabes, un mètre qui m’est particulièrement cher et qui permet, me semble-t-il des variations intéressantes àla césure. J’ai commencé par penser que puisque j’avais multiplié par deux le nombre de syllabes, traduisant 5 par 10, il serait juste de traduire poèmes de 7 par des vers de 14, coupés 6/8 ou 8/6. Plusieurs essais infructueux m’ont convaincu que je ne maîtrisais pas ce vers de 14 syllabes, que je m’y sentais engoncé. Travaillant sur « La Chanson du regret éternel  » de Bo Chu-I, puis la « Chanson de la source aux pêchers  » de Wang Wei, j’ai tenté non pas de resserrer mon expression (ce qui est la caractéristique première de la poésie chinoise), mais, au contraire, de l’étendre — et, contre toute tentative d’équivalence, j’ai traduit le vers de 7 par deux vers de 10. Cet éloignement définitif d’avec le texte original m’a finalement permis de me sentir libre.
La poésie chinoise est rimée, selon toute une série de règles complexes, analysées pour nous, làencore, par François Cheng.
Traduisant de la poésie russe ou anglaise, partant d’un système que je ressens d’instinct vers un autre système similaire, il ne me viendrait pas àl’idée d’en séparer un élément et de choisir de ne pas en rendre compte, puisque le sens d’un texte tient dans la combinaison de toutes les structures envisagées comme un organisme vivant, c’est-à-dire comme un tout, àla fois mouvant et fixe. Ici, pour ces "essais de Chine", j’ai décidé de ne pas recourir la rime. J’ai, en revanche, autant que cela m’était possible, essayé de reproduire les parallélismes qui sont une des bases les plus constantes de la « nouvelle  » poésie Tang.








1er décembre 2011
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