André Markowicz | Un entretien aléatoire (15)





De feuille en feuille la rosée de jade

Sur le Mont Wu et sur la Gorge Wu

Les vagues se déchaînent sur le fleuve

Le vent souffle en rafales sur la passe

Les chrysanthèmes ont fleuri deux fois

Une barque à l’attache solitaire

Partout partout on mesure et on coupe

Sous les murailles de l’Empereur blanc




Sur le mur solitaire de Kiouzhou

De nuit en nuit je fixe la Grande Ourse

Le cri d’un singe son troisième appel

La charge qui m’incombe l’âme en vain

Loin des demeures décorées de fresques

La tour sur la montagne aux remparts blancs

Sur les glycines sur le lierre vois

Et regarde les rives de l’îlot




La ville fortifiée dans les montagnes

Passant mes jours assis au bord du fleuve

Voilà deux nuits que les pêcheurs sont là

Un ciel d’automne clair et apaisé

Kuang Heng a conseillé les empereurs

Liu Xiang a enseigné les lois premières

Mes camarades sur les bancs d’école

Ils se promènent dans la capitale




De ce que j’entends dire de Chang An

En peu d’années un siècle de désastres

Tous les palais des puissants de ce monde

Les habits militaires et civils

Droit vers le Nord à travers les montagnes

Lancés vers l’Ouest les chars et les chevaux

Les poissons les dragons restent cachés

Quand mon pays connaîtra-t-il la paix




Les portes du palais du Mont Magique

La tige d’or recueillant la rosée

La déesse de l’Ouest la Reine Mère

Et les gorges de Han de l’Est à l’Ouest

Un éventail fait de queues de faisans

Dans son éclat d’écailles de dragon

Me voici là couché au bord du fleuve

Au palais où les chaînes sont d’azur




Ici l’entrée des gorges de Qiu Tang

Dix mille lis de vent et de brouillard

La tour de Han sa galerie secrète

Entre aujourd’hui du Jardin du Lotus

Pilastres décorés rideaux de perles

Brides de soie jonques au mât d’ivoire

Quelle pitié je détourne les yeux

Depuis les temps les plus immémoriaux




Le lac Kunming le chef-d’œuvre des Hans

A lui les oriflammes les bannières

La Tisserande reste sans tisser

La baleine de pierre son armure

Les vagues sont couleur de riz sauvage

Sur les lotus une rosée de glace

La forteresse aux frontières du ciel

C’est un pays de lacs et de rivières





Depuis Kunwu, la rivière Yusu

Le versant nord du Pic de la Tour Pourpre

Quelques graines de riz aromatique

Au cœur du pawlonia bleu émeraude

Ramasser conversant avec les fées

Je conversais avec les immortels

Mon pinceau coloré aux jours anciens

Je dis mes vers et j’ai les cheveux blancs







[1] Commentaires, tirés de l’essai d’A. Konrad in : Tu Fu, cent tristessses, éd. Kristal, St Pétersbourg, 2000 (en russe) et du site de Mark Alexander : chinese-poems.com (en anglais).
— Le poème est écrit en 766, au cours des errances de Tu Fu, pendant les troubles qui ont suivi la guerre civile et la révolte d’An Lu Shan. Tu Fu s’est alors arrêté dans la petite forteresse de Kiouzhou, Baidicheng, (le « fort de l’Empereur Blanc »), loin, à l’est de la capitale Chang An, sur le bord du Yang-Tsé-Kiang (la gorge Wu étant la deuxième des « trois gorges » du fleuve) Les commentaires font remarquer la façon dont Tu Fu mêle par un détail le plan de la description et celui du souvenir : « les chrysanthèmes sont fleuri deux fois ».
— Pour préparer le tissu, on l’étendait et on le frappait sur une large pierre plate, ou sur une dalle.
[2] — Le « radeau de la huitième lune » fait allusion à une légende : un jour un homme vit au bord de la mer un radeau amarré. Il monta dedans et parvint jusqu’à la Voie Lactée. — Les deux derniers vers mélangent, là encore, deux lunes : la lune d’été pour les glycines, et la lune d’automne pour les joncs et les roseaux des bords du fleuve.
[3] — Kuang Heng et Liu Xiang sont deux grands fonctionnaires de la dynastie Han (deuxième moitié du premier siècle avant J.C) ; les deux ont réussi dans leurs fonctions, ont été appréciés par l’empereur, contrairement à Tu Fu, et sont devenus des symboles de la réussite justifiée par la sagesse.
[4] — Le Palais du Mont Magique est un des palais d’été des empereurs Tang, le Lac de Jade (le jade étant symbole d’éternité) est situé à l’intérieur. Un empereur y avait fait dresser un grand pilier de bronze, pour recueillir directement la rosée des dieux, et boire à la source de l’immortalité. Dans la salle d’apparat, on admirait un large éventail fait de queues de faisans qui, quand il s’ouvrait, laissait voir l’empereur. La « Reine Mère de l’ouest » était censée régner sur des pays merveilleux et inconnus où la mort n’existait pas. C’est de là que, d’après une légende, un garde avait vu apparaître un jour une vapeur mauve : c’était l’homme de la Voie, Lao-Tseu, — qui passa devant lui et disparut à tout jamais.
[5] — Les gorges de Qiu Tan se situent à côté de Kiuzhou ; le parc de « Rivière Courbe » lui, est près de la capitale impériale, Chang An — à près de « dix mille lis » (métaphoriquement, à une distance infinie). Les six vers suivants continuent d’évoquer le palais impérial des empereurs Tang et tout un millénaire glorieux d’histoire de la Chine, réduit à rien par les bouleversements de la guerre présente.
[6] — Après la dynastie Tang, Tu Fu évoque la dynastie des Hans et l’empereur « martial », Wu Di, qui établit son empire et régna de 141 à 87 av JC. Les Hans avaient créé le lac artificiel de Kun-ming. La Vierge Tisserande, selon la légende, était la fille du soleil d’août, et qui, en tissant, maintenant l’ordre de l’Univers. Elle fut donnée comme épouse au Berger Céleste, et devint si amoureuse de lui qu’elle négligea son métier, et son père, pour protéger le monde, changea les deux amants en deux étoiles situées aux confins opposés de la Voie Lactée.
— L’empereur Wu Di avait fait ériger la sculpture en pierre d’une baleine, dont les écailles luisaient au soleil, et bruissaient au vent. — Cette baleine avait disparu depuis longtemps à l’époque de Tu Fu. Il est à noter que les baleines annoncent généralement des catastrophes dans la mythologie chinoise.
— Les grains du riz sauvage (zizanie des marais) sont noirs, ils tombent en automne, ce qui donne une teinte de nuage noir à l’eau qui les recueille.
[7] — Au sud de la capitale Chang An, la rivière Yusu s’écoule, depuis Kunwu, longeant le pavillon Pourpre construit par les empereurs Hans, jusqu’au Lac Meïpi — un des lieux de promenade préféré des habitants de la capitale