Après dissipation des brumes matinales
Lorsqu’il reçut sa première lettre de refus, il pleuvait. Il comprit assez vite la teneur du message. Le logo de la maison, deux paragraphes dactylographiés, une signature réduite à l’état d’un cheveu trouvé sur une manche de chemise. La lettre-type, la police de ses nom et adresse diffère de celle utilisée dans le corps du texte. La secrétaire doit les compléter sur des fichiers préexistants puis les enregistrer avec des numéros correspondant à la date. Elle fait cela une fois par semaine. Il ouvrit une enveloppe A4 blanche, la glissa à l’intérieur, dans l’attente des courriers à venir. Il n’avait jamais procédé de la sorte. Mais pour son premier roman, il voulait suivre méthodiquement le déroulé des événements, avoir un regard presque scientifique. Son travail de paléontologue l’avait déjà amené à publier deux essais de vulgarisation. Il s’agissait de commandes et cela comptait assez peu dans son existence. Rien à voir avec l’essai au sens propre du terme, que constituait le manuscrit envoyé, cette tentative d’autre chose.
Il avait envoyé le texte à douze éditeurs.
Pendant une quinzaine de jours, il ne reçut plus de courrier de ce type. Puis une lettre arriva. Plus substantielle. Visiblement l’éditeur (ou les conseillers littéraires) avait lu. Il avait aimé, semblait-il, mais au final refusait le manuscrit. « Des qualités indéniables d’écriture », « un sens du récit », « quelques trouvailles mêmes ». Mais non. Il ne pourrait pas défendre le livre. Il souhaitait bonne chance à l’auteur. La lettre atterrit elle aussi dans la grande enveloppe blanche. Dix éditeurs n’avaient pas encore répondu. C’était d’après lui plutôt bon signe, signe que cela lisait encore, dans les bureaux ou chambres de bonne pour les lecteurs extérieurs. D’autres plus pessimistes en auraient conclu à la perte du manuscrit, à la non-réponse décidée pour des envois comme le sien – premier roman, auteur inconnu, voire aux hésitations qui avaient toutes les chances d’avoir une issue négative. Non. Pas lui. Une forme de curiosité le tenait depuis qu’il avait collé les étiquettes timbres après avoir pesé les envois. Qui allait le publier ? Non pas, allait-on le publier ? Il concédait intérieurement que douze était un nombre assez faible. Mieux eût valu l’envoyer à 15 ou 20 maisons. Il n’avait confié sa démarche à personne. Les quelques individus ayant eu vent de ce projet de roman ne l’avaient sans doute pas interrogé sur son avancement. Au travail, personne ne savait même qu’il « écrivait ». Et au bureau de la poste même, il avait eu affaire à la balance anonyme et à l’affranchissement que l’on finalise en appuyant sur des touches et que l’on paie avec sa carte bancaire. Peut-être au centre de tri, une de ses enveloppes était tombée sous le regard d’un employé de la poste. Infime existence, rien, ou presque.
Dans son laboratoire de paléontologie, l’ambiance était survoltée. Pour une raison à mille lieues de son petit secret. Au bout de plusieurs années de rétentions – pratique connue dans le milieu –, ils avaient enfin pu obtenir de leurs homologues chinois les ossements d’un hominien femelle, datant de 72 000 ans avant notre ère. Le prêt était arrivé sous bonne escorte avec toutes les précautions d’usage. Le directeur du laboratoire leur avait annoncé la bonne nouvelle avec les accents d’un petit garçon qui parle d’un cadeau de Noël longtemps attendu et enfin reçu. « Fang Yin est arrivée », tel était le libellé de l’objet des courriels adressés à toute l’équipe. Cela pouvait passer pour l’annonce d’une adoption par un couple d’amis. Sauf qu’en l’occurrence, la petite (elle l’était en effet) consistait surtout en un os du bassin, quelques lombaires, un humérus, deux radius, des cervicales et un crâne. Après avoir été découverte lors de fouilles sur la rive sud du Yang Tsé Kiang, elle avait été auscultée, passée sous scanners, examinée et retournée dans tous les sens. Deux ans plus tard, les Chinois avaient de quoi élaborer plusieurs bons articles, en cours de soumission, voire de publication, et refiler le bébé, c’est le cas de le dire, à leurs homologues d’outre-mer-de-Chine. Ils avaient pris l’avance suffisante pour passer, avec ce prêt, pour de généreux scientifiques, soucieux de partage du savoir et de fraternité dans la communauté internationale.
C’est dans ce climat d’euphorie qu’il reçut la troisième lettre. Il dut la relire pour en comprendre exactement la teneur. Contrairement aux deux premières, elle n’était pas signée par le nom de la maison ou de sa direction, mais par une personne semble-t-il réelle. Une certaine Sonia Libanski.
Cher Monsieur,
Vous avez bien voulu nous soumettre votre manuscrit intitulé Après dissipation des brumes matinales, et je vous en remercie. Il a attiré notre attention et a été soumis à d’autres lecteurs. Ce récit d’une seule journée de la vie d’un homme – mais en est-il un ? il pourrait tout aussi bien être un animal ou une plante – et qui se termine comme vous le savez, intrigue d’abord le lecteur puis suscite ses questions. S’il n’apporte pas vraiment de réponses, au final, il touche par l’évocation des instants de cette journée pas comme les autres, mais que nous avons tous, à des degrés divers, et parfois sur le seul plan symbolique, déjà connue à certains instants de notre existence. C’est ce mélange entre une précision dans l’écriture, des faits très particuliers et leur possible universalité qui fait l’intérêt de votre texte, comme de tout texte littéraire. Vous voudrez donc bien excuser ces propos flatteurs à l’égard de ce que ce courrier vous propose. Je vais en effet le transmettre à un collègue du groupe qui pourra, j’espère, lui trouver l’intérêt dont je vous ai fait part, et possédant une collection au sein de laquelle il puisse trouver sa place.
Dans cet espoir, je vous prie de recevoir, cher Monsieur, mes sincères salutations.
Sonia Libanski
Elle ne précisait pas le nom de ce « collègue du groupe » et c’était elle qui « espérait ». Le monde à l’envers. Il lui apparut que malgré ses éloges, la lectrice était passée à côté de ce qu’il avait voulu faire. Qu’on prenne son texte pour ce qu’il n’était pas, qu’importait, pourvu qu’il fût publié. Il joignit cette lettre aux deux précédentes de l’enveloppe. Il n’y croyait pas vraiment à cet autre avis, à cette autre personne dont elle ne donnait pas le nom à qui elle refilait le manuscrit, pour s’en débarrasser. C’était une lettre de refus, mais sous des airs de ne pas y toucher. Cette éditrice lui fut immédiatement antipathique. Il essaya de ne pas penser aux hypothèses que ses mots soulevaient, malgré lui. Il attendait les réponses suivantes avec sérénité. Il s’investit tout entier dans le travail. On lui confia le crâne de Fang Yin. Avec deux étudiants, ils commencèrent les examens.
L’un commençait sa thèse, l’autre la finissait et était arrivée dans son laboratoire à la suite de différends survenus dans son équipe d’origine. Les chapelles dans le domaine sont peu nombreuses mais bien réelles et peuvent être déterminantes pour les carrières. Timothy était venu, quant à lui, avec son sujet développé à la fin de son master, à l’occasion d’un séminaire, et il lui avait demandé de diriger sa thèse. Il n’avait aucune bourse ou financement, et comme lui-même n’avait pas d’autorisation officielle de diriger des thèses, il ne pouvait guère lui offrir de perspective dans ce sens. Timothy – quel prénom, pensait-il souvent, pourquoi donner des prénoms à consonance anglo-saxonne ? – Timothy donc travaillait pour gagner sa vie. Il avait trouvé un boulot de vendeur à mi-temps dans une librairie et en était fort content. Il avait échappé aux caisses de supermarché, aux stands de marchands de légumes, à la livraison de pizzas. Il donnait aussi des cours particuliers de français, d’histoire, de latin et de grec. C’était un bon complément, car, à sa grande surprise, il était très souvent sollicité par des parents anxieux ou désespérés par leur progéniture. Sa thèse, il la faisait par passion. Il sentait également beaucoup d’affinités avec son directeur de thèse, ce qui n’était pas inutile. L’autre personne qui allait travailler avec eux sur le crâne de Fang Yin, était une femme, chose encore assez rare dans un milieu qui n’était pas ouvertement misogyne – on y vivait, malgré l’objet des recherches, avec son temps – mais qui dans la pratique l’était.