Au sud de Cleveland et du lac Erié, Winesburg-en-Ohio
On pourra lire un article détaillé sur Winesburg, Ohio, le deuxième roman de Sherwood Anderson (1876-1941), en américain et une présentation générale de l’écrivain un peu hâtive en français.
Lire Winesburg, Ohio dans sa version originale
et la traduction du chapitre « Tandy – concernant Tandy Hard » ici.
La fondation Sherwood Anderson propose une « brève biographie » de l’écrivain ainsi qu’une bibliographie complète, le tout en américain.
Sherwood Anderson. Le grotesque tendre (Belin, 2001) est une biographie écrite par Claire Bruyère, un compte rendu a paru dans la revue transatlantica.
Ci-contre : un plan de Winesburg, Ohio, dans la fiction de Sherwood Anderson, première édition.
À Winesburg on cultive les fraises, on récolte les pommes. Dans les champs alentour on plante du maïs. Dans la Wine, une rivière, on pêche et on se baigne. Il y a une gare où arriver, partir, revenir, un hôtel pour les étrangers et les commis voyageurs, une école, un temple calviniste, une banque. L’Aigle de Winesburg, le journal local, a ses bureaux dans l’imprimerie.
Les soirs d’été on sort les chaises et on s’assoit dans la véranda de sa maison ou sur la terrasse devant le Nouvel Hôtel Willard. On discute de choses et d’autres, on observe les allées et venues, on commente les nouvelles, on s’enquiert des rumeurs. Chacun y va de son idée fixe ou de sa blague. Les jeunes amoureux préfèrent aller flirter dans la campagne et s’embrasser sous les arbres.
En hiver quand la nuit tombe tôt et que souffle la tempête, on se protège du froid vif et du vent glacé en allumant un bon feu, on rêve devant la cheminée.
Le roman de Sherwood Anderson est composé des histoires d’une vingtaine d’habitants de Winesburg : Wing Biddlebaum, le docteur Reefy, Elisabeth Willard, le docteur Parcival, Louise Trunnion, Isaï Bentley, Joe Welling, Alice Hindman, Wash Williams, Seth Richmond, Tandy Hard, le révérend Curtis Hartman, Kate Swift, Enoch Robinson, Belle Carpenter, Elmer Cowley, Ray Pearson, Tom Foster, Helen White, George Willard – des hommes et des femmes de tous âges, une enfant ; des célibataires, des maris, des épouses, des veuves et des veufs ; des médecins, un pasteur, deux institutrices, un épicier, un ancien instituteur, un journalier agricole, un propriétaire, un agent de la Standard Oil Company, une vendeuse en mercerie, un télégraphiste… Le romancier a saisi un moment particulier de l’existence de chacun.
Les histoires se succèdent sans fil chronologique ni foyer argumentaire qui engloberait la totalité du roman, comme si l’écrivain avait jeté son regard contre la surface de la ville et en avait recueilli les éclats dispersés par le point d’impact. La narration est fragmentée en vingt-deux chapitres dont le point de fuite est situé à l’extérieur du roman. Chaque chapitre est un monde en miniature avec son personnage central, sa durée propre, son espace, ses attentes et ses péripéties. Chaque monde en croise d’autres, on découvre ainsi des liens familiaux, amicaux, amoureux et conjugaux, des relations de travail et de voisinage, des subordinations, des rancœurs. C’est en lisant l’histoire de chacun qu’on apprend la géographie et l’histoire de cette petite ville depuis la Guerre civile que les plus anciens évoquent encore.
Les personnages choisis par le romancier ont en commun de se sentir différents des autres habitants de Winesburg, incompris, sous-estimés. Qu’ils y soient nés ou pas, aucun ne se sent intégré à la communauté mais n’est-ce pas le prix à payer pour admettre qu’ils y appartiennent ? Et quand l’un après l’autre s’engage dans le chapitre qui lui est consacré – projet d’Elisabeth Willard d’assassiner son mari, refus d’examiner une jeune morte pour le docteur Parcival, désir amoureux du révérend Hartman pour la blonde Kate Swift, désespoir de l’âge et du célibat pour Alice Hindman… -, son « aventure » apparaît, par les échos que renvoient les autres chapitres, comme une divagation passagère ou une excentricité absurde plutôt qu’une résolution engageant toute une vie. Peu s’obstinent d’ailleurs au-delà du raisonnable, à l’exception de ceux qui s’en vont.
Certains écrivent. George Willard, unique reporter du journal local qui n’a qu’une politique : « nommer dans chaque numéro le plus grand nombre possible d’habitants du bourg », est celui vers qui convergent les histoires de Winesburg et les chapitres du roman. Les habitants se confient volontiers à lui sans qu’on sache s’ils s’adressent au reporter de L’Aigle de Winesburg dans l’espoir que leur récit sera publié à la une ou au jeune homme curieux et sympathique qui prend plaisir à écouter leurs histoires, celles-là mêmes, sans doute, qu’il transcrit chaque nuit sur son bureau de la rédaction.
Enoch Robinson était parti à New York dans l’idée d’apprendre à donner une forme écrite à tous les « êtres créés par son imagination ». Il échoua et il revint. Il y est toujours.
Ned Currie, le fiancé d’Alice Hindman, n’est jamais revenu. Il est devenu journaliste à Chicago, il aura oublié Alice.
Le docteur Reefy griffonne ses pensées - des « vérités », pense-t-il - sur des bouts de papier qu’il froisse aussitôt en boulettes et lance autour de lui, au hasard.
Le docteur Parcival souhaite que George Willard écrive le livre qu’il ne pourra pas finir. « L’idée en est simple, lui explique-t-il, si simple que vous l’oublierez, si vous ne m’écoutez pas bien. La voici : c’est que chacun de nous en ce monde est un Christ et que nous serons tous crucifiés. C’est ce que je voulais proclamer. Ne l’oubliez pas. Quoi qu’il advienne, ne vous permettez jamais de l’oublier. »
La grâce de ce roman est de suspendre tout jugement, sa force est de ne commenter ni conclure aucune histoire. Le lecteur ne saura pas qui est « le vieil écrivain » mis en scène dans la préface intitulée « Le livre des grotesques » ; il ne saura pas où vivra la jeune Tandy Hard quand elle aura atteint l’âge de sept ans ; il ne saura pas si George Willard est devenu romancier, le roman prend fin avec son départ pour la ville.
Winesburg-en-Ohio existe aussi sûrement, aussi littérairement que Yoknapatawpha. Au cours d’un entretien à l’université de Washington et Lee, le 15 mai 1958, William Faulkner déclarait à propos de Sherwood Anderson : « À mon avis, il est le père de tous les écrivains de ma génération : Hemingway, Erskine Caldwell, Thomas Wolfe, Dos Passos. Naturellement c’est Mark Twain qui est notre grand-père à tous. Mais Sherwood Anderson, à mon avis, attend encore la place qu’il mérite dans les lettres américaines. »
[1] Winesburg-en-Ohio, roman traduit de l’anglais par Marguerite Gay pour les éditions Gallimard en 1927, repris en 1960 dans la collection Du monde entier ; L’imaginaire n°591. Les autres titres de Sherwood Anderson sont indisponibles.