Aurélie Scheinert-Nardelli | Un quart d’heure par jour
Présentation
Ces textes ont été écrits en 15 minutes, durant un trajet en métro.
Ils sont de deux sortes : soit des pensées inspirées de phrases entendues ou de personnes, soit des passages de travail sur un livre en cours d’écriture. [ASN]
Je suis la Nuit. Et ce que je vois, je suis la seule à le connaître.
Il est des hommes qui ne tiennent leur existence que d’attendre mon apparition. Et il en est qui ne me voient jamais. Quelques soient leurs agissements durant mes heures, qu’ils se plongent dans le rêve ou dans l’oubli, ce que j’ai à leur procurer n’est rien, je ne suis pas la vie.
Je suis l’enchantement, le noir enchantement du monde. Je vois des choses que ma noirceur ne peut rendre supportables, des tristesses qui n’ont que mes heures pour se déverser. Je me nourris des restes, de ce que le jour n’a pas permis, je prends mon pain quotidien au caniveau.
Depuis la nuit des temps, où je suis née, les hommes s’imaginent que je suis une menace, une dangereuse, et je le suis, aussi. Je ne suis que de perpétuer ma légende et mon mystère. Ainsi ils me craignent et cela assure ma survie et me promet des moments durant lesquels je pourrais tromper mon ennui en me jouant de leurs frayeurs. Je suis la nuit et je ne suis que cela.
Mon sort et ma condition n’intéressent pas les hommes, ils n’ont que faire de savoir pourquoi je me lève et pourquoi je me couche, seul leur importe que je n’étende pas mon royaume en dehors des heures saisonnières et que chaque fois je disparaisse, à heure fixée et selon le rituel convenu. Mais la gouvernance et ses règles ont commencé à me lasser. L’hiver ne me suffit plus, je veux m’étendre sur toute chose ou périr pour de bon. En somme la même chose, la même issue. Mais les hommes l’ignorent. Ils ignorent qu’ils sont en train d’œuvrer pour mon compte, tous ensemble nous allons assoir ma victoire, ma petite mort.
Ceux d’entre eux qui vivent durant mes heures sont mes soldats et à leur insu, ils travaillent efficacement. Il ne devrait pas y avoir long avant que je termine d’être. Peut-être même ne sentirais-je rien et n’aurais pas d’emprise sur cela non plus.
J’étais dehors, dans la ville sans odeurs. J’inspirai profondément, à la recherche d’un nouvel air pour emplir mon corps, mais je ne sentais que l’asphalte mêlé aux effluves écœurants de la triperie en bas de ce qui fut chez moi. J’eus presque la nausée, mon nez réclamait de frais parfums aussi je commençai à m’éloigner sans même jeter un dernier regard à mon immeuble. Je n’étais pas enclin à la mélancolie concernant les biens matériels, peut-être que le courant d’air qui avait l’immanquable habitude de me glacer l’hiver et de me régénérer l’été lorsque j’entrais dans le hall restera le plus significatif des souvenirs de mon passage en ces lieux.
Où pouvais-je aller ? Par chance, l’air était doux et j’eus envie de promenade. Finalement, je n’avais jamais réellement pris le temps, faute d’envie, de découvrir ce que cette ville avait à offrir, les rues, les échoppes, l’architecture, les parcs. Tout ça restait encore à explorer. Ma conviction que toute ville représentait une prison savamment déguisée devait être mise à l’épreuve. Plus rien en moi ne me paraissait assurément m’appartenir vraiment.
Peut-être que la ville pouvait avoir des aspects qui me plairaient. Cependant, j’étais sûr que le quartier où j’avais vécu n’était pas fait pour moi, rien n’y était beauté. Les rues étaient froides, rectilignes, sans particularité et sans surprise. Les boutiques, rares dans ce quartier laissé à l’abandon et réservé aux démunis qu’il était de bon ton de cloisonner et de cacher à la périphérie, ressemblaient à des locaux approvisionnés comme en temps de guerre. Au fil des années, elles avaient presque toutes fini par disparaître faute de clientèle et de bénéfice. Ne demeuraient que la boucherie-triperie-charcuterie-épicerie tenue par un des rares natifs du quartier, une laverie automatique plus que délabrée où seules deux machines fonctionnaient encore, les autres ayant été volées sans soin, littéralement arrachées au sol et aux murs, les tuyaux sectionnés et la librairie d’un monsieur d’origine marocaine, pur résistant à sa façon, qui se faisait un devoir de proposer, à perte la plupart du temps, des nouvelles du monde.
Les rapports humains sont faussés, souillés par les traces indélébiles de l’enfance. Ce tempérament solitaire et misanthrope était-il génétique, hasardeux ou le fruit d’un conditionnement ? Ou bien l’inconscient avait-il tiré les conséquences de mon expérience très tôt dans le cours de ma vie afin de me rendre apte à participer au monde ? Ce qui me constitue, la personnalité -ou âme- est-elle la résultante de ce contre quoi j’ai dû lutter pendant l’enfance ? La somme des failles colmatées par des barrières de résistance, à présent impénétrables ?
Si je ne suis que mécanisme de résistance contre des souffrances trop pénibles à subir, le prix à payer est ironique car il est privation de tout vrai rapport émotionnel avec quiconque. Et ainsi, venais-je de passer à côté d’un homme qui, pour des raisons différentes, avait été contraint de faire la même chose. Un frère qui aurait pu me comprendre et que j’aurais pu aimer.
Où aller pour n’y rien sentir ?
Car sur le terrain de jeu, rien n’est vraiment qu’un jeu, il s’agit plus de lutte à l’image des enfants dans les bacs à sable. Cette impression d’avoir devant les yeux de vieux enfants se battant pour prendre la tête du groupe, le jeu n’étant finalement qu’un prétexte à la bataille. Je note qu’ils parlent fort et font de grands gestes, parcourant le terrain, allant d’un joueur à un autre, s’adressant parfois aux passants arrêtés un instant pour regarder la partie. Cherchant sans cesse l’attention. L’un d’eux finit par me remarquer puisque j…˜étais là depuis un moment déjà, il ne vint pas vers moi mais je savais qu’il m’avait pris en compte et qu’il allait commencer à modifier son attitude pour paraître intéressant à mes yeux. Il pensait m’avoir captivé puisque je le fixais. J’imagine qu’il n’avait en réalité que faire que je sois moi plutôt qu’un autre, je n’étais pour lui qu’un spectateur à séduire, j’étais sa raison d’être pour le moment. A chaque fois que je le voyais me regarder pour contrôler que je le suivais bien toujours des yeux, je savais qu’il se sentait fier et me retenais de l’humilier devant tous les autres, de crier je ne sais quelle insulte qui démolirait son égo et lui ferait quitter le terrain la tête basse. Je connaissais sa faiblesse j’avais donc l…˜ascendant sur lui si je le souhaitais, je pouvais le tuer. Je sentis une rage monter en moi, une ivresse, je réalisais que je perçais à jour l’âme d’un homme et cela m’exaltait. Il me serait si facile de décharger la colère que j’ai de la vie et des hommes sur lui, cela me ferait tant de bien. Voilà pourquoi la présence des autres m’est pénible, au bout d’un temps, je finis toujours par voir chez quiconque un trait de caractère, une faiblesse de l’esprit que je trouve haïssable et qui me répugne. Je suis atterrés de devoir constater qu’un homme de son âge se leurre à ce point sur l’image qu’il croit renvoyer, à quoi a-t-il passé sa vie pour se soucier autant de l’impression qu’il fait aux autres ?
La grâce est-elle la clé de l’art ? Ou de l’artiste ?
Puisqu’elle est inexplicable (autrement que par l’éblouissement qui en découle), peut-on l’acquérir ou est-elle innée ? Et dans ce dernier cas, elle devrait s’exprimer sans que l’on puisse avoir d’emprise sur elle.
Mais si la grâce était divine, disons mystique, et donc invocable ? Alors, seule une transe lui permettrait de s’incarner.
La vocation ? Interrogation de la vocation. ’’Fais quelque chose de toi’’. Terrible impératif. Est-il acceptable de ne jamais rencontrer son destin ?
’’Une abeille ne se pose pas la question de ce qu’elle a à faire chaque matin’’. Elle met ses rayures et elle butine. Elle va butiner car elle est une abeille. Elle abeille. Pas d’interrogation sur sa condition. Pas d’état d’âme, (mais) des états d’ailes.
’’Je souffre d’un mal qui n’est pas médicalisable’’.
Ce que l’on met dans son corps est essentiel et décisif. Au propre, au sale et au figuré.
Le mouvement est indispensable. Il conditionne la vie, tout ce qui arrive. L’immobilité des corps comme des esprits est destructrice. La création n’est jamais un acte immobile. Et si elle l’est, ce n’est jamais par inertie mais par et pour l’affirmation d’un choix qui ne peut exister que par elle, exclusivement.
L’artiste doit être insubmersible. Rien ne doit pouvoir le faire sombrer. Rien. Rien sinon, l’état de la personne de chair qui l’abrite. L’artiste doit se maintenir en santé. A tous points de vue.
Le matériau de l’artiste, s’il s’agit de sa propre existence- attention, le choix est périlleux- ne doit pas être subi, ni défoulé. Mais sublimé ou au moins distancié et absolument nécessité par l’art.
Une âme poétique c’est un corps qui se débat. Constamment, pour fulgurer et conter et crier. Des doigts et un ventre pour décrire ce que l’esprit recèle. Une passoire pour dessiner le plus fin des traits.
Par ci, par là, des petits tas de patatra,
Avec fracas, coups de taffeta,
Ce petit gars sans tralala traça,
Du creux des doigts, des pas de joie.
Superpouvoir de te la faire croire sans te la faire voir.
Oh, range ta langue, pour le faire baver,
Il faut des angles, tes ronds rends les carrés
Et si tu trembles rien qu’à l’idée,
De son croque-en-jambe, rends le taré.
Superpouvoir de te la faire vouloir dès qu’il fait noir